Chroniques de Philippe Curval

Isaac Asimov : Prélude à Fondation

(Prelude to Foundation, 1988)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
Est-il grave, est-il pesant ?

À celui qui prétendrait que la Science-Fiction ne pèse pas lourd dans la littérature contemporaine, je conseillerais de prendre sur ses épaules les 85 caisses que je viens de déménager ; à 25 kilos de moyenne par caisse, cela fait largement plus de deux tonnes. Et, s'il persiste en prétendant que cela ne va pas bien loin, je lui répondrais volontiers qu'il faut 119 mètres de rayons linéaires pour les entreposer, ce qui encombre les murs d'un spacieux living-room, à condition de dédoubler lesdits rayons. Et encore, je ne possède qu'un petit tiers de ce qui fut disponible, sans compter l'innombrable fanzinerie, confiée à des amateurs méticuleux, qui s'entasserait jusqu'au plafond à la place des meubles et m'asphyxierait. Si cet interlocuteur ne semble toujours pas convaincu, prétextant qu'il s'agit là d'archives poussiéreuses, je l'étonnerais peut-être en affirmant qu'un grand nombre de ces ouvrages existent en triple ou quadruple exemplaires ; même si l'original paru depuis quarante ans dégage un nuage pulvérulent lorsqu'on le frappe, la dernière édition, preuve de sa pérennité, rutile de couleurs fraîches sous sa jaquette plastifiée. La SF est une littérature opiniâtre.

Mais les autres, direz-vous, ils sont épuisés ! Certes, au sens libraire du terme, mais pas exsangues. Au hasard, compulsez avec moi ce numéro 2 de Galaxie que j'achetai au kiosque de la station Barbès-Rochechouart en 19‥, à sa parution ; avec sa belle couverture d'Emsh, il contient une excellente nouvelle de Friz Leiber, "les 5 maris de Loïse", et le second épisode d'un des meilleurs romans de Simak, Dans le torrent des siècles, qui fut republié chez J'ai lu. Les couleurs sont fanées, le papier flapi, les caractères du texte mal encrés, mais il demeure mieux que lisible, excellent. Et je vous épargne d'évoquer autant qu'il le mériterait ce sublime "Rayon fantastique", le Cristal qui songe de Sturgeon acheté un an plus tôt dans une librairie d'Issy-les-Moulineaux, à deux pas du viaduc d'Auteuil dont les arcades abolies se dressent avec autant de fidélité dans ma mémoire qu'une rampe de lancement pour une fusée de banlieue. Sur sa couverture glacée — du roman, pas du viaduc —, une starlette des années cinquante contemple en rêvant le futur qui se cristallise entre ses mains. Et tous les autres volumes qui se pressent, bourdonnant de souvenirs, planètes et satellites, soleils de l'imaginaire qui constituent à eux seuls une galaxie à part entière dont l'existence est supputée par quelques astronomes de pointe et réfutée par les théoriciens du médiocre.

Trêve de nostalgie ! mes abdominaux et mes dorsaux enduits de baume du Pérou contre les courbatures s'y refusent. Ce prologue pour sous-entendre qu'un tel poids de mots dans la tête constitue une culture dont il est difficile de nier l'influence. À tel point qu'elle commence à saturer l'esprit des radas comme celui des ados.

Tâtez l'énorme paveton qu'Asimov vient de publier, Prélude à Fondation. Est-ce un témoignage teinté d'amertume de l'adulte vieillissant qu'il est sur l'écrivain de vingt-deux ans, doué pour l'anticipation, qu'il fut en rédigeant la série des premiers Fondation ? Que voulez-vous qu'il fît contre trois ? Une tentative de justification a posteriori de la psychohistoire. Dans ce cas, c'est la chute de l'Empire romain. Un ravalement de l'ensemble en intégrant les petites inventions qui ont bouleversé nos habitudes, comme les cartes de crédit que ce grand futurologue omit d'imaginer. Voilà qui relève de l'enfantillage. Non, Prélude à Fondation est d'abord une rêverie sur la Science-Fiction en train de se constituer en tant que catégorie. En cela, ce livre conçu comme une peinture traditionnelle révèle ses fonds et ses glacis, ses esquisses et ses remords lorsqu'on gratte l'anecdote superficielle. Ici, la fondation est celle de la SF considérée comme la mémoire changeante du futur. Est-il grave, est-il pesant ? Asimov plaît aux foules. Je n'aurais pas l'audace de lui contester ce talent.

Roland C. Wagner : le Paysage déchiré

roman de Science-Fiction, 1989

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :

Côté ado, Roland C. Wagner prend sa vitesse de croisière. Souhaitons qu'il devienne aussi populaire que son ancêtre. Le Paysage déchiré, sixième volume qu'il publie au Fleuve noir "Anticipation", montre que son écriture s'affermit et qu'il juge enfin nécessaire de construire une histoire qui se tient. Il prouve aussi combien une overdose de SF peut paralyser un auteur. Pas un épisode, pas une idée qui ne fasse référence à Dick, à Jeury ou à quelqu'un d'autre… là, j'ai son nom sur le bout de la langue. Le Paysage déchiré s'affirme commentaire ébloui sur une mythologie rêvée de la Science-Fiction où les autres réalités culturelles n'ont pas leur place. Souhaitons qu'un bon gros volume de littérature générale tombe sur le front de Roland C. Wagner pour le réveiller. À mon avis, il détient une sorte d'humour banlieusard qui ne manque pas d'originalité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 265, mai 1989