Francis Berthelot : Rivage des intouchables
roman de Science-Fiction, 1990
- par ailleurs :
La menace du sida fait tressauter l'imaginaire. Deux écrivains viennent de publier chacun une œuvre sous influence : Francis Berthelot avec un roman, Rivage des intouchables, Norman Spinrad avec une novella, "Chroniques de l'Âge du Fléau", dans son recueil les Années fléaux.
Parler du sida, à propos de ces livres, n'est pas réducteur. Bien au contraire, si l'on en juge par le talent avec lequel ces auteurs brodent autour des multiples questions suggérées par la maladie. Cela montre comment la SF peut transposer une tragédie de l'histoire humaine en formidable machine à spéculer sur le devenir des sociétés. Chez Francis Berthelot, les jeux de cache et contre cache-cache sont complexes. Son écriture très picturale s'attache à masquer sous de multiples couches la transparence des allusions.
Sur Erda-Rann, les attouchements entre Gurdes et Yrvènes sont proscrits. Aussi, depuis toujours, les imaginations s'échauffent autour d'une rencontre épidermique entre peau à écailles et peau à pigments. Des guerres atroces, aujourd'hui finies, en témoignent. L'obscène serait-il la forme supérieure de l'intime ? se demande l'un des personnages. Quoi de plus obscène en effet que cette intimité entre “intouchables” d'un même peuple. Arthur et Cassian, jeunes enfants, le découvrent. L'un est Gurde, l'autre Yrvène ; ils s'attirent, ils s'attisent. Autour d'eux guette la Loumka, l'océan magique, qui prend toutes les formes du solide au gazeux, et dont les sautes d'humeur évoquent le cerveau d'un dieu planétaire. Une utopie sensualiste en naîtra, jusqu'au moment où le goût de la fête entre transvers (ceux qui se touchent) et transcrits (ceux qui se greffent la peau de l'autre) accouchera d'une maladie redoutable.
Il faut avoir la touche habile de Berthelot pour raconter sans faillir cette saga épidermique. Par mots-valises (cèdre à néon, demeure-ludion, requin-alto, etc.), il dépayse subtilement en évoquant l'environnement familier d'Erda-Rann. Par des dialogues qui s'enchaînent, du vif au paresseux, il fait évoluer avec art la mentalité de ses personnages, depuis leurs premiers émois sensuels jusqu'à l'“épidermie”. De cette prospective en forme de conversation, il tire bien des effets philosophiques, jusqu'au dénouement, optimiste et déconcertant. Rivage des intouchables est écrit comme on rêve, avec de brusques et terribles réveils, puis la jubilation de se replonger dans son fascinant cauchemar, si puissamment imagé qu'il tend à imiter la vie jusqu'à la supplanter.