Scott Baker : le Jardin aux araignées
(Webs, 1989)
roman fantastique
- par ailleurs :
À cette question ambiguë, puisqu'elle ne détermine pas d'emblée où et dans quoi le Fantastique pourrait se dissoudre, j'en ajouterai une seconde : le Fantastique est-il solvable ? C'est-à-dire : a-t-il les moyens de payer ? La réponse est oui. Durant ces dernières années, de nouvelles collections consacrées à cette littérature sont apparues, visant à prouver que sa commercialisation peut être rentable pour les éditeurs.
Comme la saison 1989-90 fut de production moyenne pour la SF, à part le Desolation Road d'Ian McDonald et la confirmation de Barbéri, Berthelot et Jouanne, avec d'excellents romans comme Narcose, Rivage des intouchables et le Rêveur de chats, j'ai décidé de faillir au dogme qui me faisait exclure la périphérie de la Science-Fiction afin de mettre en valeur la dynamique du genre. Fini donc, le temps d'une chronique, de proscrire le Fantastique, multinationale de l'imaginaire dont on ne situe ni les succursales ni la compagnie-mère, à la fois sœur, grand-mère, oncle et nièce de la SF. Leurs rapports incestueux n'ont pas fini de produire des rejetons innombrables dont le cousinage appartient plus à la science héraldique qu'à la critique littéraire.
L'occasion m'est fournie par l'apparition aux éditions Denoël de la jumelle puînée de "Présence du futur", "Présence du fantastique", où il paraît interdit de draculer jusqu'à l'écœurement. On y retrouve bien des auteurs de SF comme Wolfe, Jeter, Brussolo, Matheson. Comble du vice, on y a même réédité la Forêt des mythimages de Holdstock, dont j'ai salué l'aspect novateur dans ces pages. Pourquoi ne pas choisir en exemple le premier volume de la collection, le Jardin aux araignées de Scott Baker ? S'il ne constitue pas un manifeste, ce roman apporte bien des réponses à ma question : le Fantastique est-il devenu soluble ? J'entends par là : a-t-il muté au point que ses molécules soient devenues si diffuses qu'elles se composent avec n'importe quel autre genre ? Ainsi dilué, il semble chimiquement impossible de déterminer au spectroscope s'il en subsiste encore trace dans l'œuvre.
Au Kenya, Brian Gerard s'est entraîné à l'auto-hypnose avec sa femme Julie, pour balayer spirituellement bien des contingences en accédant par la transe au bonheur quantique.
Échec et mat. Julie vouée à l'hôpital psychiatrique, il se réfugie dans l'enseignement en Floride. Toute la question est de savoir lequel des deux a perdu pied avec la réalité. Brian Gerard n'est pas loin d'évoquer le “petit brutal” de Rimbaud, voué aux répugnances. Il considère l'environnement comme une agression physique permanente. Quintessence de la nature, l'Homme semble son pire ennemi. Aussi épingle-t-il chaque individu avec la froideur d'un entomologiste galactique. Ce qui ne l'empêche pas de désirer avec intensité. Donc de s'adapter pour survivre. Dans la grande propriété qu'il occupe, les araignées foisonnent et grossissent. Des cargaisons de bananes viennent s'échouer sur la plage pour y pourrir, tels des pénis. Images-piège larguées par son inconscient, humour distancié ou vérités prémonitoires ? L'enquête commence, impitoyable.
Pour sa démonstration, Scott Baker utilise avec ténacité toutes les ressources d'un dialogue vétilleux, hérité de Henry James, où se mêlent avec un art tortueux le non-dit et le remords verbal. Patiemment, il tisse sa toile pour impliquer le lecteur dans une intrigue fiévreuse où se dévoilent les rapports complexes entre l'innommé et la peur.
Le sentiment de l'étrange ne naît plus d'un contact avec le surnaturel, mais de la conscience aiguë qu'acquiert le héros de son impuissance à se réaliser sans l'apport de l'autre. Pas un fait qui ne soit justifié par la logique, pas une émotion qui ne soit décrite depuis sa source. Éthique empruntée soit à la SF, soit au roman psychologique. Distillé à dose homéopathique, le Fantastique, ici, devient un remède à relancer l'imagination dans la littérature contemporaine.