Antoine Volodine : Lisbonne dernière marge
roman de Science-Fiction, 1990
- par ailleurs :
Qui a écrit Lisbonne dernière marge ? Antoine Volodine, dont le nom s'étale sur la couverture du livre, ou Ingrid Vogel, insérée dans les pages, héroïne d'un roman dont on sait qu'il se crée à mesure qu'on le lit. De quand date cet ouvrage, d'ailleurs ? Du mystérieux iie siècle ou de la Renaissance qui l'a suivi ? D'une époque fictive à venir d'où l'on pourrait avoir une vue cavalière sur le récit ? Rien n'est certain. Maître du trouble, le véritable auteur du roman se dissimule derrière la périlleuse atrophie de la mémoire à laquelle il nous prépare par ses biais et ses détours, ses coups de cisaille dans le temps du vécu.
Peut-être parce qu'à cette époque sociale-démocrate, les rapports littérature/police sont les plus forts et les plus intimes qui aient existé dans l'Histoire. Des pseudonymes sont utilisés pour toute publication. Ils évoquent la Bande à Baader ou les Brigades rouges, commune Katalina Raspe, brigade Eva Rollnik. À l'arrogance de leur contenu répondent des commentaires venimeux. Mais, si l'écrit suscite la répression, sa critique n'assure pas l'impunité. Toute activité littéraire est suspecte parce qu'elle constitue le nerf moteur de la civilisation, liant pouvoir et contre-pouvoir à travers un travail théorique sur la matière de la pensée.
Aussi, dès les premières pages, lorsque Kurt, le dogue du Sicherheitsgruppe, rencontre Ingrid sur les bords du Tage, on le sait, leur pacte d'amour est signé avec du sang. Une seule issue demeure pour eux, la fuite ! Au-delà des limites extrêmes du continent européen pour échapper aux chiens de garde de l'Atlantisme, sacro-sainte alliance militaro-industrielle.
Ingrid veut-elle lancer un dernier message au monde ou se condamner à mort par contumace en signant son Quelques détails sur l'âme des faussaires ?(1) Pour l'écrire, elle se plie à la Shagga, une forme de la Renaissance en sept parties obligées, mêlant prose, citations tronquées, allusions cryptées, aussi désuète et vilipendée que l'est la littérature des poubelles, qui sévit au iie siècle.
Quelle importance ! Car depuis les heures noires qui précédèrent la nouvelle histoire du monde, il est notoire que police et écrivains ont collaboré à l'écrasement de la mémoire en manipulant les souvenirs collectifs.
Reste un refuge, l'enfance, mode d'emploi de la paranoïa.
Lisez Lisbonne dernière marge, véritable feu d'artifice du langage où l'écrivain de Science-Fiction qui se vautre avec délices sur la couverture blanche des éditions de Minuit lance un défi incendiaire à ses contemporains.
- Par ailleurs titre d'une nouvelle de Volodine parue au Québec dans Solaris, nº 73, mai-juin 1987.↑