George Alec Effinger : Privé de désert
(a Fire in the sun, 1989)
roman de Science-Fiction dans l'univers du Boudayin
- par ailleurs :
Gravité à la manque nous avait donné un aperçu réjouissant de la fructueuse fusion entre tradition du conte oriental, du thriller américain et d'une SF de style allumé. George Alec Effinger, son auteur, récidive avec Privé de désert, roman nonchalant et cosmopolite dont le personnage principal, Marîd Audran, compense un manque de morale par l'abus des drogues dures et un fatalisme non cartésien. De surcroît, au cours de son précédent avatar, Marîd s'est décidé à subir une délicate opération chirurgicale qui permet d'enclencher, dans les mamies greffées à même le cortex, des papies qui vous confèrent instantanément la personnalité de votre choix.
On introduit une technologie nouvelle et peu importent ses bienfaits pour la majorité des gens, il se trouvera toujours un fils de pute assez givré pour la détourner vers un truc complètement tordu, pense Marîd. Sur ce thème du Prométhée enchaîné à ses mauvaises fréquentations, Effinger nous brosse un roman rapide, désinvolte et navré où l'improvisation l'emporte souvent sur le travail littéraire. Malgré tout, son art de feuilletoniste lui fait gagner les procès mineurs que des intégristes pourraient lui intenter, car l'humour de ses intentions l'emporte sur le sérieux des critiques.
L'idée spéculative de Privé de désert repose sur une prospective hardie quant au métissage culturel, génétique, religieux et technologique advenu brutalement dans un monde arabe balkanisé. Ce télescopage monstrueux entre le Moyen Âge et le xxie siècle donne lieu à tous les débordements de l'inconscient collectif, détériorant d'une part les modes relationnels entre les dirigeants et leur base, accroissant de l'autre les dérives du fanatisme traditionnel dont nous n'avons pas fini de constater les répercussions.
Lorsqu'on pénètre dans un monde où les grands ordres familiaux sont perturbés, la cacophonie des sentiments sert de bruit de fond à l'existence. Ce brouillage élaboré du code tribal introduit par l'informatique, si bien exprimé dans Privé de désert, m'a convaincu pour la première fois de l'intérêt du genre puîné de la SF, le cyberpunk, dont les exemples larvaires n'avaient jamais réussi à me réjouir. L'idée d'une personnalité interférant avec la sienne, où les modes de comportement greffés dispensent d'avoir recours aux schémas sociaux reconnus, entraîne une progressive disparition de l'Œdipe. Donc un mode de comportement individuel innovant à l'égard de la thématique classique. Le parcours d'un héros, maître de ses émois subalternes par l'exploration de ses identités possibles, aurait pu donner lieu à un chef-d'œuvre. D'autant plus qu'Effinger use avec impudence de tous les procédés du feuilleton classique, fille-mère et prostituée, fils non reconnu, père mythique, pour les découper au chalumeau oxhydrique.
Malheureusement, notre auteur se révèle un athlète mal entraîné. Essoufflé par les abus, cachant mal ses moments de stress ou de déprime, il suit parfois avec peine le rythme infernal de son traitement de texte directement relié à ses neurones, entre deux prises d'électricité à haut voltage. Le nom de son héros, Marîd, signifie d'ailleurs malade en arabe.
Mais si vous n'avez jamais goûté de plats à la béchamel au lait de chamelle, alors n'hésitez pas. Malgré les reliefs de charançon dans la farine et les grumeaux dus aux mauvaises liaisons, Privé de désert part d'une recette si originale qu'on peut pardonner au cuisinier ses petits défauts. D'autant que les arômes orientaux qu'il mêle à ses composants ont le goût d'un vrai conte des mille et une vies.