Robert Silverberg : l'Appel des ténèbres
nouvelles de Science-Fiction [réunies par Jacques Chambon ?], 1991
- par ailleurs :
« Le voyage vers les étoiles et le voyage vers Dieu sont une seule et même chose. C'est une plongée dans la réalité. »
Cette citation donne le ton du récent recueil de Robert Silverberg. Selon le messager de la côte ouest, non seulement le voyage est un rite essentiel à l'approche du sacré, mais il trame la substance même du réel. Sans le déplacement qui déforme ses lignes, l'univers n'offre qu'une platitude monotone, qu'une stabilité dérisoire. Il faut sans cesse aller pour découvrir sa beauté, son immensité et douter de la valeur de sa propre existence, à mesure qu'on pénètre son mystère. À la quête moderne de l'identité, Silverberg préfère celle de l'absolu. Les héros de l'Appel des ténèbres en témoignent sur un mode majeur. Car, en maître du clair obscur, cet auteur expérimenté sait dépasser l'analyse propédeutique pour atteindre à la démonstration nuancée de sa thématique. Sans donner dans l'allégorie ou le conte philosophique, il allie le riche imaginaire de l'écrivain de SF à la précision du styliste pour créer un climat singulier où s'épanouissent les plus risquées des hypothèses romanesques.
Dans "Voués aux ténèbres", la première des trois novellas du livre, le prévôt de la Maison des expéditeurs, chargé de sélectionner les volontaires pour la transmission instantanée à travers l'espace, verra son appréciation des normes changer radicalement quand il atteindra le terme d'un long périple expiatoire. Personne n'outrepasse impunément la Loi des ténèbres, qui interdit au voyageur de revenir sur Terre une fois qu'il l'a quittée. Sauf s'il se dépouille avec abnégation de son âme frileuse.
"En un autre pays" met en scène les touristes d'un lointain futur traversant les siècles pour se complaire au spectacle des grandes catastrophes. Dans cette réplique inversée du classique "une Saison de grand cru" de Catherine L. Moore, l'un des personnages atteindra lui aussi à la compassion universelle. Ce qu'il avait pris pour l'absence de vie chez ses lointains ancêtres était en fait de la force. Sous le regard d'un nouveau juste, l'horrible xxe siècle peut représenter le temps de la confiance en soi et d'une foi robuste en un avenir encore meilleur. Toute époque mérite sacrifice.
Plus subtile et plus persuasive encore se fait la plume de Silverberg lorsqu'elle décrit le dernier voyage. "Né avec les morts" se situe dans une civilisation où les défunts ont gagné le droit de vivre. Sybille a choisi la réanimation post mortem. Jorge, son mari, ne supporte pas de la voir se comporter avec indifférence à son égard, de lui interdire l'accès de la Ville froide, de partager sans lui les loisirs feutrés des morts. Son obsession prométhéenne lui sera fatale. Mais il aura gagné en détachement ce qu'il a perdu en illusion.
À la lecture de ces trois œuvres subtiles, on s'interroge sur l'effroi qu'éprouvent les amateurs de littérature à demeurer sur leur quant-à-soi vis-à-vis de la Science-Fiction. En peu de mots choisis et beaucoup d'idées originales, Silverberg apporte les preuves de sa transcendance.