Chroniques de Philippe Curval

Mike Resnick : Ivoire

(Ivory, 1988)

roman de Science-Fiction en deux tomes

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
l'Éléphant maltais

Découvrir un auteur américain qui écrit depuis vingt ans sans qu'aucun éditeur ne l'ait jamais publié en France, même si la réciproque est chose commune, n'incite guère à la jubilation. On se dit, ce Mike Resnick surgi du néant avec sa cargaison d'ivoire, valait-il la peine d'être découvert ? Son anonymat n'est-il pas le garant de sa médiocrité, lorsqu'on sait l'attention que portent les directeurs littéraires à ce qui vient des USA ? Eh bien non. Imaginez un Jack Vance qui aurait lu les Vertes collines d'Afrique de Hemingway en sortant d'une projection du Faucon maltais, vous aurez les clefs de son inspiration. Mais les influences n'interdisent pas le talent. Empruntant à la légende maasaï un thème mythique, Mike Resnick ne verse jamais dans le mysticisme bêta. De même, abordant celui de la chasse et de l'écologie, il demeure plein d'humour et son invention spéculative est amplifiée par un réel brio.

Lire Ivoire, c'est s'embarquer pour un voyage au long cours à travers le temps et l'espace, en suivant un itinéraire souvent imprévisible. Les extraterrestres de tout poil et sans poil y abondent, le mystère sue à travers les pages. Bref, tous les ingrédients d'une nouvelle odyssée sont réunis pour notre distraction. Avec une pointe d'émotion qui fait prendre la mayonnaise. Mais, si les ambitions thématiques d'Ivoire sont à la hauteur d'un Moby Dick terrestre, l'écriture est si désinvolte, si rapide, le ton si primesautier que le roman en deux volumes de deux cents pages laisse l'impression d'un nuage d'orage s'effilochant au-dessus de la savane après qu'il a tracé ses éclairs et fait gronder le tonnerre, réveillant les couleurs somptueuses de la nature en faisant frémir les longues herbes brûlées. Donc une lecture distrayante, enrichie par un sentiment de beauté éphémère.

Quand le premier clip commence, nous sommes en 3042 de l'ère galactique et Tambo Laïbon, le tenancier d'une taverne appelée la Maison des lumières bleues, perd sa chemise au profit de la Duchesse de Fer, au cours d'une redoutable partie de poker. En l'occurrence, il s'est dessaisi du plus précieux des biens, du plus prestigieux des héritages tutélaires, les défenses de Malima Temboz, trophée du plus grand éléphant qui eût vécu sur Terre, mort en 1898 après Jésus Christ au pied du Kilimandjaro (voilà pour Hemingway).

Quelque trois mille ans plus tard, grâce aux efforts combinés du dernier des Maasaïs et de Duncan Rojas, prestidigitateur de la recherche sur banques de données, une vertigineuse enquête va s'organiser sur les mondes biscornus de l'empire pour arracher à l'Histoire le secret de la disparition fatale d'un objet sans prix pour l'ensemble d'une race oubliée (voilà pour le Faucon maltais).

En douze chapitres et onze interludes, nous parviendrons au terme de cette épopée, heureux et comblés par l'astuce et le sens de l'allégorie de Resnick, légèrement déçus par son absence d'éréthisme poétique. Certes, Ivoire est un livre lucide sur la vanité des passions humaines considérée avec le recul de milliers d'années, il disserte avec intelligence sur la nostalgie qui s'attache aux races disparues, plaide en faveur d'une révision des idées reçues en matière d'écologisme primaire, mais la distanciation qu'introduit l'auteur au long des pages révèle un ironique désenchantement à l'égard de son sujet. La preuve en est que Duncan Rojas, sitôt son enquête achevée, s'empresse de la bannir de son esprit.

La France n'importe plus d'ivoire, les États-Unis non plus, je suppose. La sensibilité de Mike Resnick cherche à traduire la nostalgie qui s'attache aussi bien à la mort des derniers grands fauves qu'aux grands récits de chasse en Afrique. Veut-il exprimer ainsi la bonne conscience des peuples dits civilisés s'apitoyant sur la mort des animaux alors qu'ils laissent crever l'autre moitié de l'Humanité. Un symbole l'indique, celui du chasseur maasaï s'enduisant de la crotte de Malima Temboz pour masquer sa propre odeur avant de l'abattre. L'Homme est un traître pour tous, car le primitif avait déjà perdu son innocence dans le monde originel. Comme le dit Resnick en forme de maxime : « Pourquoi peut-on bien quitter le jardin de l'Éden ? Pour aller voir ce qu'il y a au-delà… Et, peu importe l'étendue de leur déception, les gens ne reviennent jamais. ».

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 290, juillet-août 1991