James Morrow : Cité de vérité
(City of truth, 1991)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Je connais une manière d'apprécier les livres tout à fait agréable. À condition de ne pas craindre sa propre aliénation. Il suffit de s'éveiller tôt le matin („frühe Morgen“
aurait dit le bon docteur), de lire une trentaine de pages du roman qu'on aura choisi. Puis de se rendormir. Le texte infuse en vous comme dans une théière. Vous vous réveillez : ou la saveur des phrases lues s'est évanouie et vous jetez le reste des pages imprimées à la poubelle, ou bien la greffe a pris et vous guettez l'apparition des premiers bourgeons dans votre esprit.
Prenez par exemple le livre de James Morrow, Cité de vérité. À peine avez-vous goûté les premières lignes que les idées tracent en vous leurs mèches de fulmicoton. Allumez, c'est gagné. Si vous en parlez, votre explosion sera spirituelle ; si vous préférez le silence, votre tremblement de taire sera doux.
Du conte philosophique, ce roman a la tournure ; mais heureusement, la Science-Fiction est passée par là, lui a donné cette polarisation logique qui oriente l'onirique vers le concret, favorise sa mise en image et le transforme en réel différé.
Pour commencer, il s'agit de définir la vérité dont parle Morrow. Par allusions discrètes, il faut comprendre qu'elle se réfère à l'univers stéréotypé des magazines de cinéma. De ce Cinémonde du 15 décembre 1964 qui vient par hasard de me tomber entre les mains, où Charlton Heston explique, dans les photos qui accompagnent le reportage : « Ma femme a plané lorsque je lui ai offert cette maison. »
; « Ma fille adoptive est si jolie que j'en suis chaque fois ébloui. »
. Bref, la vérité dont il s'agit répond a contrario aux mensonges qui lui ressemblent. En l'appliquant à l'ensemble de la société, en l'érigeant en système de contrainte politique, on obtient ce Véritas, cette cité où tout le monde dit vrai sous peine d'exclusion. En grillant le cerveau des individus à l'électrochoc en place de première communion, on obtient des personnalités qui pensent de l'ancien monde heureusement disparu : « La malhonnêteté y était si répandue qu'on démarrait sa voiture avec une clef. »
. Imparable ! Il y a de l'Urgo dans l'air à vouloir s'opposer à la vérité.
L'avantage des structures cadenassées, c'est qu'elles activent l'imagination des cambrioleurs de l'intérieur. Jack Sperry, qui est critique d'art, sait confondre les œuvres mensongères. Il pulvérise ainsi des musées et des bibliothèques entières. Son conditionnement, un jour, va céder : son fils, mordu par un lièvre de Hob, est atteint d'un mal incurable. Il s'interroge : « Peut-on guérir par la pensée ? »
.
Par cette faille, il va s'engouffrer jusqu'aux entrailles du moi où l'attend son ennemi juré, ce lui-même inversé, qui pense exactement le contraire de ce qu'il dit et croit.
Ce sujet aurait pu devenir fluet, si Morrow ne l'avait intensément chargé de sentiment. Lorsque son héros s'aperçoit que la confusion de l'empirique et du vrai règne dans sa cité natale, il s'engage à fond dans sa croisade. Parce que les petits enfants expriment plus que les adultes parcheminés la fragilité humaine devant la mort (les momies que nous devenons font partie de son décor), il se met en quête de la vérité vraie. Ainsi, l'utopie, devant ses yeux dessillés, va se démonter ; quand on la considère du point de vue du particulier, elle perd de ses vertus universelles. Le sens du mensonge apparaît à Sperry comme un principe de relativité nécessaire. Son application critique à la réalité permet à l'Homme de s'affranchir des tabous qui le briment. Peut-il même s'opposer à la mort ?
Sans jamais s'enliser dans le verbiage, sans négliger les mots d'auteur et les métaphores qui font mouche, privilégiant sans cesse les astuces thématiques, James Morrow construit en flux tendu ce livre léger où les cochons qui ont des ailes savent dialoguer avec les chiens qui parlent.