Jacques Barbéri : la Mémoire du crime (le Cycle de Narcose – 2)
roman de Science-Fiction, 1992
- par ailleurs :
À condition d'emporter le lecteur sur le coussin d'air de la dialectique, l'écrivain de Science-Fiction a tous les droits, même celui de le conduire vers les repaires les plus inaccessibles de son inconscient. Certains ne se privent pas d'en abuser au point de se perdre dans les méandres de leur intimité. Il suffit d'un mauvais aiguillage de l'imagination pour s'égarer dans une impasse ; un concept mal placé peut faire dérailler la fiction ; un pont suspendu sur une mer de fantasmes et voilà que nous dépassons notre destination.
Aussi convient-il de saluer ceux qui triomphent de ces échecs, tout en prenant un maximum de risques.
L'un des plus aventureux parmi les auteurs français se nomme Jacques Barbéri qui, de roman en roman, a construit un univers si personnel qu'il ne suffit pas de se poser en lecteur averti de SF pour y pénétrer. Il faut en connaître certains arcanes. Savoir, par exemple, que ses personnages ont tendance à prendre leurs désirs pour la réalité, qu'ils sont conditionnés par leur environnement. En général, un habitat biologique et symbiotique qui se moule à leurs envies ou, plus souvent, les contrarie au point de devenir carrément dangereux, sinon mortel.
Dans la Mémoire du crime, Harry Botkine est si accro de virtualité qu'il a tendance à s'engager sans réfléchir dans les voies du bizarre. Le jour où sa petite amie fond littéralement dans ses bras pour finir dans l'évier ne l'étonne pas plus que de se trouver plus tard nez à nez avec un chat au corps d'araignée. Botkine, créateur d'opéras sensuels sous perfusion, est capable d'admettre l'impensable. Ce qui ne l'empêche pas d'estimer odieux qu'on liquéfie devant ses yeux l'amour de sa vie. Parce qu'il n'a plus rien à craindre de la folie et qu'il a l'humour bien accroché, Harry va mener son enquête contre l'impossible.
Au pays des métamorphoses, sur Narcose et ses sphères, les plus fous finissent par gagner, pense-t-il, surtout si l'inventivité de celui qui mène le récit dresse sans cesse de nouveaux traquenards pour s'y opposer. Car ce dernier a une faiblesse : il aime tellement jouer avec les mots qu'il les broie, les malaxe, les pétrit afin d'exprimer tout leur jus. Cette plasticité lui facilite l'adoption de concepts sémantiques plus performants que les néologismes assez ternes de la SF classique. Jusqu'à en produire un véritable style. Style si persuasif qu'il donne des indications au héros, assez pour se diriger dans ce labyrinthe, pour comprendre le sens et la finalité du roman. Pur jeu de société pour aficionados du surréel, la Mémoire du crime invite d'abord au plaisir de savoir qui triomphera, de l'écrivain ou de son héros. Il incite aussi à considérer la spéculation narrative comme une expression de l'art pour l'art. Reste que la séduction de Barbéri tient dans son prodigieux talent à visualiser ses dérives, à nous faire partager jusqu'à l'ivresse ses angoisses métaboliques.