Jack Finney : le Voyage de Simon Morley
(Time and again, 1970)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Que ce soit dans l'Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science Fiction de Pierre Versins ou dans le Catalogue des âmes et cycles de la SF de Stan Barets, ouvrages de référence, Jack Finney n'est pas cité. Il faut dire que son œuvre majeure, the Body snatchers, qui a fait l'objet d'une excellente adaptation cinématographique par Don Siegel en 1956, connue sous le titre français de l'Invasion des profanateurs de sépulture, n'est parue dans notre pays qu'en 1977, rebaptisée Graines d'épouvante, chez un éditeur furtif. Il fallait un bon pistard pour dénicher ce Voyage de Simon Morley que nous propose la collection "Présences". Il eût été navrant qu'il nous échappât.
Rien n'est plus délicat à construire qu'un roman axé sur le voyage dans le temps. Tous les amateurs savent que d'innombrables embûches peuvent naître à la faveur d'une situation paradoxale, dont l'auteur même ne sait pas toujours mesurer l'ampleur. Aussi, Jack Finney fait-il preuve de la plus éminente prudence en nous entraînant dans le New York de 1882. Pas de machine spectaculaire pour réaliser ce voyage, mais une performance tropique vers le passé, par induction sentimentale, à la suite d'une mise en situation chronologique depuis un immeuble inchangé, le Dakota, devant un site immuable, Central Park. Déjà, en ouvrant le roman de Finney, un léger décalage temporel nous prépare au voyage. Simon Morley est plutôt un héros des “fifties” que de notre époque “destroy” ; l'équipe gouvernementale qui l'enrôle pour ce projet est plutôt de style vernien que cyberpunk. Bref, rien ne s'oppose à ce que nous subissions l'attrait que ressent Morley pour l'expérience et que nous franchissions avec lui plus d'un siècle en arrière.
Ce qui séduit d'emblée, c'est la qualité hyperréaliste du voyage : à l'aide de photos, de croquis, de gravures et surtout de descriptions littéraires d'une précision magique, quasi maniaque, Finney s'acharne à faire renaître le décor et les personnages d'une civilisation disparue, pour évoquer l'âge d'or d'une ville mythique avant qu'elle ne symbolise pour l'ensemble de la planète l'architecture de la modernité. Soudain revivent devant les yeux du héros les figures de cire d'un passé muséal, et leurs habits démodés s'animent des couleurs de la vie, leurs mœurs lui semblant aussi étrangères que celles d'extraterrestres. Simon Morley est frappé par la différence sidérale qui caractérise le comportement sociologique des gens de l'époque, plus crus, plus primitifs, plus rieurs, plus aptes au mélodrame que ceux de notre xxe siècle figé. Dans ce New York, qui ressemble à Paris, il va tenter de résoudre une énigme à la Arsène Lupin, basée sur une lettre au contenu apparemment tragi-cosmique, où manquent quelques mots. La fragile subtilité du mystère ajoute un charme infini à son enquête.
Vient naturellement l'instant où le dilemme va se présenter. Morley sera-t-il coupable s'il influence le destin des morts qu'il fréquente puisque dans sa propre vie il ne se juge pas responsable de celui des milliers de personnes dont il traverse l'existence ? Peut-il arracher de son siècle une jeune femme de rencontre pour la sauver, où doit-il s'immerger avec elle dans le passé pour combattre la nostalgie ? La réponse que donne Finney est ambiguë car elle contient, ce qui est de la nature des choses, un paradoxe temporel qui annihile théoriquement la décision de son héros. À moins que le passé n'offre un bouclier invulnérable contre les dangers du futur.
Ce qui produit l'effet suivant : en refermant la dernière page du Voyage de Simon Morley, l'envie vous prend, pour le plaisir, de le déguster à nouveau.