Iain M. Banks : une Forme de guerre
(Consider Phlebas, 1987)
roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture
- par ailleurs :
Quelle est la valeur d'un empire lorsqu'il devient trop vaste ? Telle est l'interrogation que se pose Iain M. Banks dans une Forme de guerre, troisième volume de sa série sur la Culture. Ce modèle de société hédoniste d'inspiration anarcho-matérialiste, avec ses dix-huit trillions d'individus, s'estompe à la périphérie de ses frontières galactiques, s'y effiloche et s'y propage à la fois, terriblement déformé. Pour les Humains qui l'habitent, la perte de sens est douloureuse à subir. Car l'un des buts essentiels des partisans de la Culture consiste à cataloguer, étudier, analyser d'autres civilisations moins avancées, puis à intervenir dans leur processus historique d'évolution. Cette méthode, appelée “technologie de la compassion”, améliore de façon significative la qualité de vie des populations concernées sans leur nuire. Il est temps pour l'Empire de se ressourcer dans la guerre contre les Idirans. Ce peuple quasi immortel de créatures à trois jambes, guerrières et colossales, est habité par le sentiment de la religion. Son jihad vise à conquérir, intégrer et instruire de nouvelles espèces pour les amener sous l'œil de Dieu. Il menace à moyen terme une suprématie culturelle acquise par la pacification, l'intrigue et l'infiltration.
Les convictions de Bora Horza Gobuchul s'opposent au machiavélisme de la Culture, qui fait confiance à l'intelligence artificielle plus qu'à celle l'Homme. En effet, les Mentaux qui prennent les décisions ont une capacité de mémoire qu'aucun Humain ne saurait égaler ; elle se traduit par des nombres tellement longs que nul ne peut les transcrire sur le papier. Le Métamorphe estime que la domination des machines est une menace contre l'esprit. Parce qu'il préfère l'intuition au calcul, Horza, pour les intimes, préfère s'allier aux Idirans, qui restent du côté de la vie.
L'enjeu de sa mission est simple : il doit récupérer au profit des Idirans le Mental d'une unité de contact général. Celle-ci s'est habilement dissimulée sur le Monde de Schar, une planète des Morts, après la destruction de son vaisseau spatial au cours d'un engagement. La récupération du bijou technologique pensant peut faire gagner la guerre aux ennemis de la Culture.
Contrairement à ce que pourrait évoquer ce début de chronique, une Forme de guerre est le plus séduisant des romans de Banks, le plus direct, le plus aventurier. Il puise au space opera quelques-uns de ses grands archétypes, conflits raciaux, approche de l'Autre, monstres et caprices de la Nature, psychologie des extraterrestres, technologie dantesque, combats d'envergure mythologique. Et surtout, quête métaphysique de l'ego chez le héros plongé au sein du grouillement des espèces. Car les Métamorphes provoquent un dégoût certain chez les Humains. Comme ils peuvent ressembler à n'importe quel être, ils menacent l'identité d'autrui, ils défient l'individualisme de la Culture. Pourtant, il existe en eux une image de soi, continuellement maintenue et révisée au niveau de l'inconscient, qui préserve leur personnalité, au propre comme au figuré.
En plus de ses dons innés de Fregoli organique, Horza s'avère un combattant terriblement résistant. L'invention de Banks s'exerce à le placer dans les situations les plus ardues qui menacent son intégrité physique, afin de faire valoir le talent de son héros pour les arts martiaux, appliqués à la guérilla comme à la bataille sur les franges d'un trou noir, au duel comme au pugilat, au fusil laser aussi bien qu'à la bombe antimatière.
Mené de main de maître, cet exercice de style est réjouissant car il prend à contre-pied l'idéologie affichée par Stallone ou Schwarzenegger. Horza mène la guerre en humaniste, conscient des droits ennemis. Il ne tue jamais pour le plaisir et secourt les blessés. Bref, loin des meurtriers aux pieds d'argile qui pataugent dans le sang de leurs victimes éviscérées, Horza restaure l'esprit de Lancelot. À ceci prêt que sa quête du Graal est celle d'un ordinateur malin, surpuissant, qu'il s'entoure de pillards en guise de chevaliers et que sa Mélusine est une fée calculatrice. Notre auteur a appris toutes les ficelles du romancier à succès ; il en a le souffle, l'envergure. On ne s'ennuie jamais à le lire pour une raison bien simple : sa guerre n'est pas gratuite ; elle est philosophiquement engagée.
D'autant que la conclusion de ce conte grand format sur le combat de l'athéisme contre la religion est chargée d'ambiguïté. Son héros métamorphe n'adopte-t-il pas symboliquement l'apparence de ceux qu'il a combattus ?