Chroniques de Philippe Curval

Dan Simmons : les Larmes d'Icare

(Phases of gravity, 1989)

roman

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :
Remords de Lune

Le dernier roman de Dan Simmons, les Larmes d'Icare, commence péniblement. Un certain Baedecker souffre d'un mal terrible : l'impuissance du touriste. Il ne parvient jamais à faire coïncider ses sentiments avec les lieux qu'il visite, ici, l'Inde, ni à s'évader de sa personnalité pour s'inquiéter d'autrui. Pas plus le peuple miséreux que son fils égaré dans un ashram. Le caractère émotionnel de son approche s'apparente à un spectacle de Jean Michel Jarre, dont il a fait son musicien électif. Toujours obsédé par des détails insignifiants, il juge l'environnement avec sa culture miteuse d'Américain moyen. Cela semble d'autant plus grave qu'il s'agit d'un ancien astronaute, mal remis de son débarquement sur la Lune. Ses réminiscences sont d'une lamentable platitude. N'importe quel téléspectateur qui aurait assisté aux premiers pas d'Armstrong serait capable d'écrire des pages plus suggestives sur l'événement.

On se demande alors comment le brillant écrivain d'Hypérion et de l'Échiquier du mal va se tirer de cette piètre introduction. Comment parviendra-t-il à nous faire saisir les ravages exercés sur Baedecker par la beauté bouleversante d'une terre vierge totalement étrangère à l'expérience humaine ? Comment son héros recroquevillé sur son passé fragile transgressera-t-il les interdits littéraires qui nous masquent sa réalité intérieure ?

Le retournement n'est pas spectaculaire. En abordant le roman classique, Dan Simmons patouille dans l'univers de la psychologie. Il s'applique maladroitement à démarquer Paul Auster dans l'Invention de la solitude. Les rapports de Baedecker avec son fils, sa femme, son père sont décrits à travers la teinte vitreuse de l'éclairage des supermarchés. Vers la page 100, le personnage s'interroge enfin sur la faillite de la plus grande entreprise collective de l'histoire de l'Humanité. Le programme Apollo est-il mort en pleine jeunesse parce que les missions lunaires ressemblaient de plus à plus à des rediffusions, incapables de séduire un public affamé de feuilletons sentimentaux ? Existe-t-il une autre raison plus profonde ?

Norman Spinrad s'était penché avec une passion revigorante sur ce sujet essentiel dans le Printemps russe. Simmons l'aborde moderato cantabile. Car Baedecker, Icare moderne et désolé, n'a pas été sanctifié par sa tentative de défier les dieux. Certes, l'aventurier de l'ère Nixon a perçu le caractère sacramentel de son expérience, mais les soins vétilleux qu'elle a requis collent à son esprit telle de la glu rance.

Il tourne alors sa quête vers ses anciens compagnons de mission pour connaître leur réponse au spleen. Avec Gavin, reconverti dans la foi professionnelle, il retrouvera l'ivresse du vol et l'ascèse qui s'y attache dans une escalade wagnérienne du mont Uncompahgre. Avec Dave, réfugié dans un village oublié sur l'ancienne piste du Colorado, il verra comment l'oubli gomme l'audace des pionniers. Paradoxalement, la mise en lumière de ces deux anciens astronautes fera mieux comprendre au lecteur les enjeux de l'aventure spatiale que l'introspection maniaque de Baedecker. Dans cette seconde partie du roman, Dan Simmons retrouve cette plume vigoureuse qui a apporté du sang frais à la SF. Son art de l'évocation s'exerce avec une acuité angoissante sur les remords et les méditations des vétérans déçus. Les destinées des compagnons de vol se croisent pour suggérer l'incomparable gloire de l'Homme dans son défi à vaincre l'espace. L'instant miraculeux où, posant le pied sur le sol lunaire, il a transcendé sa part de divinité.

En essayant d'évaluer ce qui subsiste en lui de la béatitude, Baedecker retrouvera la sage désillusion du mortel. Puisqu'il suffit de plusieurs milliards de dollars et de quelques milliers d'heures d'entraînement pour que la réalité dépasse la fiction, que le rêve de Jules Verne se transforme en prime time, il choisira l'évidence. Crantée à la gomina des idées reçues, la banane postiche de l'idéaliste ne masque plus sa calvitie mentale. Un pragmatisme bien assimilé désigne les nouvelles sphères d'intérêt d'un Icare moderne : planifier ses sentiments à l'échelle des valeurs reconnues, reconstruire modestement un nouveau programme pour se consacrer à la culture des territoires déjà conquis. À lire ces Larmes d'Icare, on pourrait croire que l'abandon de la fiction spéculative au profit de la fabrication de succès fait perdre la grâce à Dan Simmons. Mais ce serait faire preuve de mauvaise foi.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 321, mai 1994