John Varley : Gens de la Lune
(Steel beach, 1992)
roman de Science-Fiction
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John Varley fait partie de ces auteurs rares et appréciés dont les œuvres comptent depuis que la Science-Fiction moderne est née. « Il existe trois états fondamentaux de la matière, qui sont le délire, le dogmatisme et la perversité. »
fait-il dire à l'un des personnages-clef de son dernier roman, Gens de la Lune. À partir de cette déclaration liminaire, il nous livre l'un des textes les plus puissants, les plus complexes de ces dernières années. Le droit qu'il s'accorde de donner libre cours à son imagination débridée s'accompagne d'une faconde, d'une verve que renforce une subtile qualité d'évocation. Car créer un univers littéraire exige d'allier à l'art d'improviser le pouvoir de suggérer une réalité différente dont les composantes puisent à notre sensualité, à notre intelligence. Sinon, le charme se rompt et l'on court vite le risque de passer de la rêverie à la caricature, de l'utopie à l'extravagance.
Dire que dans ce fort roman de 665 pages, il n'existe pas de chapitre où l'intérêt faiblit, de digressions presque futiles, serait excessif. Pourtant, ces défauts mineurs que souligne le style effervescent du traducteur, Jean Bonnefoy, n'empêchent jamais d'adhérer au récit, d'y reconnaître la marque d'une pensée originale dont la force visionnaire puise au vécu de l'auteur, à son écriture, à sa personnalité singulière.
Il existe en SF plusieurs manières d'introduire l'idée que le monde où nous vivons ne durera pas et qu'un beau jour nos descendants devront s'adapter à l'inconnu pour survivre. Le débarquement des extraterrestres constitue un ressort dramatique évident. Sauf si ces derniers nous ignorent. Dans ce cas, tout sentiment anthropocentriste est exclu. Dieu n'est plus un gage d'espoir puisque le ravage de notre planète implique la perte, cette fois sans recours, du Paradis terrestre, celle de nos relations privilégiées entre créateur et créature. Dans cette situation, l'Homme se retrouve bien démuni puisque son histoire, sa culture est privée de sens. Soudain dépossédé de son humanité, du privilège exorbitant qu'il s'est octroyé en s'imposant comme le centre du cosmos, son désarroi rejoint la schizophrénie.
Ainsi, dans Gens de la Lune, lorsque les Envahisseurs ont dévasté la Terre sans y prendre garde, sans même remarquer qu'ils en chassaient les indigènes, ces derniers se sont réfugiés dans le Système solaire dont ils ont colonisé satellites et planètes. Sur la Lune, ce revers de l'évolution leur a donné des ailes. En cent ans, ils ont creusé des galeries, patiemment reconstruit leur fourmilière grâce à l'usage d'une technologie bien tempérée, inventé des Disneylands où ils peuvent renouer avec leur insoutenable légèreté. Finie l'ère des vastes projets de propulsion nucléaire pour explorer les galaxies, terminées les grandes heures de la recherche exhaustive pour découvrir l'ultime particule à l'aide de milliards de dollars. Solidement accrochés à leur rocher au milieu du naufrage, les Hommes se sont dotés d'un Calculateur central qui a débuté comme climatiseur géant. Aujourd'hui, il règle l'intendance et leur épargne les avanies du doute existentiel.
Hildy Johnson, journaliste vedette à Tétinfos, qui change de sexe comme de pantalon et fait du scoop à scandale une manière d'être, cesse de partager la paix des Sélénites, le jour de son quatrième suicide. Pas d'inquiétude à propos du réveil, le corps est renouvelable à volonté, les nanobots vous purgent de la mort en quelques heures, centenaire est synonyme d'adolescent. Par contre, un tête-à-tête mental avec le Big Brother local lui apprend que la fraîcheur mentholée de son haleine après ses gueules de bois n'est pas du ressort de son organisme. L'année qu'il (elle) vient de passer dans une île à la Robinson Crusoe pour se refaire une santé n'est qu'une illusion cruelle. Son existence est assistée par ordinateur. Folie, fatalité ? Tout cela est insupportable aux yeux des Heinleinistes dont il fait la connaissance. Ces anarchistes de droite ont inventé le champ-nul pour échapper à la dictature euphorisante du Calculateur central.
Après la réinvention du nazisme par Big Brother pour étendre son contrôle sur ces rebelles, la Grande Panne, la perte de son enfant, Hildy Johnson a bien compris qu'il n'existait pas de solution finale au problème de la vie. Malgré ses charmes apparents, l'heinleinisme, par son aspect réactionnaire, n'est pas non plus un composant dynamique de la révolution. Le suicide n'est pas dû à un virus. C'est la réaction de l'énergie au dogme de la matière, le délire du big bang face à la perversité innocente de l'univers. Alors, pourquoi s'en faire tant qu'on peut écrire un roman de ce calibre-là ? Si grave et si alerte qu'il faut le lire deux fois : la première pour suivre Varley dans les méandres de l'absurdité humaine, la seconde pour se divertir de notre dissolution prochaine.