Lisa Tuttle : Futurs perdus
(Lost futures, 1992)
roman fantastique
- par ailleurs :
J'étais seul l'autre jour au restaurant thaïlandais, lisant Futurs perdus de Lisa Tuttle. En attendant les calmars au jeune poivre et au basilic, j'affectais de me passionner pour ce roman. Une héroïne bovaryenne, Clare Beckett, embrassait par l'imagination ses futurs, ses passés, imaginait d'autres présents, s'inventait des maris, des amants, des postes de chercheur à l'université, songeait à son frère mort adolescent. Bref, à partir de ses échecs, elle rêvait d'univers parallèles dans une petite ville du Tennessee, Virgil. Or, le goût excessif de sa population pour la tranquillité, la vie familiale, fait que ce phénomène issu de la physique quantique ne se produit jamais dans cet État.
Ce trait d'humour me séduisit. Quand, à côté de moi, deux jeunes femmes s'assirent, deux amies d'enfance d'après leur conversation. Pleines d'entrain, elles commandèrent leur repas. Puis leur dialogue reprit. Au fur et à mesure qu'elles mangeaient, leurs souvenirs évoqués ne coïncidaient plus. L'une regrettait que son fiancé de l'époque se fût marié à son amie, tandis que son amie déplorait qu'elle ne l'eût pas choisi. Ils avaient divorcé depuis. Leurs passés se décomposaient au fil des mots, leurs avenirs semblaient incertains.
Agressé dans mon euphorie prandiale, je me replongeai dans le roman. J'y pris bien vite plaisir. Par une grande rigueur de style, une parfaite mise en place du suspense psychologique, Lisa Tuttle sait si bien transcender les états d'âme de son héroïne que son récit acquiert bientôt une tension spéculative. À mi-chemin entre le Fantastique et le roman-roman, elle explore le déjà-vu comme activité ludique. Ce phénomène chimique ou électrique affectant le cerveau, provoque un faux contact entre deux neurones, et dirige la mémoire vers des souvenirs inventés. Contrairement au jamais-vu qui ouvre de nouvelles portes à la destinée.
Ainsi de déjà-vu en jamais-vu, Clare Beckett va se déplacer à la manière du chat de Schrödinger jusqu'à ce que ses désirs se prennent pour de la réalité. Elle va même se rencontrer et se perdre de vue. À travers ce jeu de cache-cache au potentiel du Ça et du Moi, Lisa Tuttle crée une littérature subtile qui ressemblerait à de la Science-Fiction intimiste. Si celle-ci existait.
À côté de moi, les deux amies, déboussolées, se levaient, partaient. Elles avaient perdu l'appétit. Comme quoi, à table, il vaut souvent mieux lire que parler.