Vernor Vinge : la Captive du temps perdu
(Marooned in realtime, 1986)
roman de Science-Fiction
Je classerais la Captive du temps perdu de Vernor Vinge en Science-Fiction de force 7, réservée à des lecteurs sérieusement avertis. Un Feu sur l'abîme nous avait déjà éclairés sur les capacités de l'auteur à entremêler des intrigues stupéfiantes, à suggérer l'existence d'extraterrestres radicalement étrangers à nos mentalités, à brasser le continuum avec vigueur. Dans ce livre, il s'attaque à un genre fort peu traité en SF, l'opéra du temps.
Entre le xxie et le xxiie siècle, l'invention des bulles de stase temporelle a incité quelques audacieux voyageurs à se propulser vers l'avenir. D'autres ont été expédiés dans le futur par ruse. Sans possibilité de retour. Mais voilà qu'après 2295, toute trace d'Humains s'est évanouie. Razziés par des envahisseurs ? Encoconnés dans un univers virtuel ? Difficile d'en résoudre l'énigme.
Les trois cents exilés se réfugient, cinquante millions d'années après le cataclysme, sur leur planète déserte et luxuriante. Deux projets opposent les survivants : pour les uns, la solution consiste à s'ancrer dans le présent afin de reconstituer la civilisation humaine ; pour les autres, seule la dérive par sauts dans l'avenir jusqu'à la fin des temps amènera l'Homme à comprendre le sujet de sa présence au monde. Éternel recommencement de l'Histoire, Marta Korolev, doctrinaire inspirée de la première tendance, se fait piéger et meurt après quarante ans d'existence en solitaire, entre deux migrations des bulles temporelles. Wil Brierson, détective archaïque, est chargé de l'enquête. Le journal de bord de Marta lui servira de fil d'Ariane.
La complexité des problèmes suggérés et des questions posées paraît si vaste que l'auteur ne saurait y répondre en 350 pages. Aussi sacrifie-t-il à des impasses qui laissent sur sa faim. Sa fertilité imaginative l'entraîne par ailleurs à accumuler des digressions pleines de relief qui brouillent encore le canevas, saturent de vapeur spéculative à haute pression le cerveau du lecteur transformé en cocotte-minute. Pour les jongleurs d'idées, c'est néanmoins un plaisir de feuilleter cet avatar du "Rayon fantastique" de la grande époque, modernité en plus. Car, s'il applique les méthodes de la SF classique à la lettre, sans théoriser, au profit d'un suspense bien mené, Vinge n'hésite pas à traiter intelligemment de la supratechnologie de nos descendants directs, à mouiller sa chemise en cultivant la métaphysique prospective.