James Morrow : le Jugement de Jéhovah
(Blameless in Abaddon, 1996)
roman de Science-Fiction et de Fantasy
- par ailleurs :
Si Dieu était reconnu coupable, être damné ne serait pas cher payé, pense le petit juge Martin Candle, qui a toutes les raisons de se venger : souffrant d'un cancer de la prostate en phase terminale, il vient de perdre sa femme dans un accident. Le magistrat engage donc un procès hypermédiatique devant la cour internationale de La Haye pour plaider contre toute théodicée et dénoncer les crimes du malfaiteur suprême.
« Que vient faire la SF dans ce projet ? » demanderont ceux qui n'ont pas lu le précédent volume de James Morrow, En remorquant Jéhovah. C'est que le corps du délit, pesant quatre-vingts millions de tonnes, a été découvert dans une banquise dérivant dans le golfe de Guinée. En attendant la révélation, le Vatican revend Dieu à la confédération baptiste américaine pour treize milliards de dollars. Jéhovah devient l'attraction principale d'un parc de loisir, sous perfusion et en chambre froide. Si Candle veut obtenir son jugement, il lui faut extrader la divine enveloppe.
Toutes les conditions pour écrire de l'excellente Science-Fiction sont réunies ; une hypothèse insolite basée sur l'histoire des religions : Dieu existe ; une extrapolation scientifique plausible : il possède un corps ; un thème de spéculation : doit-on l'accuser de crimes contre l'Humanité, le condamner, le débrancher afin de s'assurer qu'il ne commettra plus de méfaits ?
À partir de ce synopsis limpide, James Morrow se lance dans un époustouflant roman de théologie-fiction où son sens de la caricature, de l'incongru, son réel talent pour faire passer des vessies pour des lanternes, son goût du private joke blasphématoire font merveille. S'attaquant aux sources du libre arbitre, de l'harmonie cachée, requérant contre l'eschatologie et l'ontologie, son Jugement de Jéhovah ne faiblit pas un instant. La visite du corps de Dieu en tenue de plongée donne lieu à d'étonnants échanges verbaux avec les fantômes fatigués des concepts qui peuplent encore le cerveau et la glande pinéale du créateur affaibli par le coma. Diverses questions fondamentales sont abordées (qui a créé Dieu ? ce dernier a-t-il une âme ? s'agit-il d'une vulgaire copie de n'importe quoi ?) à propos desquelles le juge Candle émet quelques paradoxes d'une perfidie jubilatoire à l'adresse d'un Saint Augustin à la libido exacerbée. Même le Diable, Jésus, les filles de Loth et les dinosaures sont appelés comme témoins à charge.
Certes, Morrow s'investit dans sa fiction, finit par admettre son hypothèse de base, ce qui inverse le sens de son propos contestataire et transforme peu à peu la SF en Fantasy. Mais l'humour et la verve stylistique de l'auteur font oublier qu'il puise son sens de la spéculation plutôt dans une critique de la foi qu'aux sources d'un véritable athéisme. Et puis, ce volume n'est que le second d'une trilogie. La Grande faucheuse, l'épilogue attendu, sera peut-être vraiment iconoclaste.