Pierre Bordage : Abzalon (Estérion – 1)
roman de Science-Fiction, 1998
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Comme l'année dernière à la même époque où il reçut le prix Tour-Eiffel, les feux de l'actualité se braquent sur Pierre Bordage. Abzalon, qu'il vient de publier, appartient à cette tradition, qui remonte à Paul Féval fils, où l'auteur privilégie la vigueur du récit et le sens du merveilleux sur l'exploration stylistique et l'analyse psychologique.
Côté personnages, Bordage n'hésite pas à puiser dans les modèles ; son héros, Abzalon, s'inspire de Quasimodo, en plus cruel et versatile. Côté mélo, la fraîche et superbe Ellula verra sa virginité offerte à un vieillard. Côté réduplication, les vaches s'appellent des yonaks, les rats, des rondats, le blé, fizlo, etc. La structure narrative s'apparente à celle des romans fleuves d'Orson Scott Card, mysticisme en moins — c'est dire qu'elle est peu spéculative. Enfin, le thème s'avère classique : celui du navire-étoile.
Et pourtant, de ce cocktail de lieux communs Bordage sait tirer un livre effervescent qui est à la Science-Fiction ce que l'huître creuse est à l'huître plate. Pour réussir ce tour de passe-passe, il faut avoir du souffle. Pierre Bordage n'en manque pas. Son sens de l'ellipse, de la péripétie, du décor, de la manipulation des masses, des plongées subites dans l'intimité des personnages fait merveille. On devine chez lui un tel plaisir d'écrire, de raconter, qu'il n'est pas difficile d'adhérer à sa fiction, de partager sa jubilation.
Sur la planète Ester, quatre couches de population cohabitent : les insaisissables Qvals qui l'occupèrent à l'origine ; les Kroptes, Terriens qui la colonisèrent ; les Moncles qui réinventèrent l'écrit et s'opposent aux Mentalistes enrichis de nanotechs. Ces derniers ont conçu un navire stellaire pour échapper à la fin de la planète, menacée par l'instabilité de l'A, son étoile. Comme équipage, ils embarquent des Kroptes réduites en esclavage afin de les unir selon un plan machiavélique à des criminels abjects, les Deks.
Ceux qui, comme moi, possèdent un solide amour du roman populaire, tanné au cours d'années d'apprentissage, savent qu'un de ses intérêts repose sur un substrat fondamental, la dispersion de la famille. Oh ! combien d'orphelines et combien de bâtards furent ainsi sacrifiés sur des milliers de pages. C'est là où Pierre Bordage ouvre une voie originale, en introduisant un ressort inédit. Car les Moncles et certains Mentalistes sont des clones. En s'affrontant, ils aspirent par des voies différentes à retrouver leur filiation avec l'Humanité. D'où se tire une morale : la vraie sagesse s'obtient par la monstruosité.