Brian Aldiss : À l'est de la vie
(Somewhere east of life, 1994)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
La nécessité d'écrire cette chronique dans une continuité temporelle, qui exclut par défaut de comparer les romans du passé avec ceux du futur, inscrit celle-ci dans un champ relativiste plutôt que hiérarchique. Ce qui m'interdit d'établir des classements, sous peine de me désavouer sur une longue période. Pourtant, je prends le risque d'annoncer qu'À l'est de la vie de Brian Aldiss me semble le meilleur roman de SF que j'ai lu depuis longtemps. Science-Fiction minimaliste, certes, où l'exploitation du thème est réduite à la portion congrue, où le champ spéculatif détermine plutôt des développements sociologiques et psychologiques que technologiques, mais Science-Fiction néanmoins, au sens strict du terme. On pourrait sous-titrer cette œuvre, en parodiant une anthologie de Terry Carr, la Science-fiction pour ceux qui n'aimeraient que la littérature générale.
Curieusement, d'après l'éditeur, ce roman est le quatrième d'une tétralogie, the Squire quartet, dont les trois premiers volumes ne sont pas traduits. Qu'importe ! Il se suffit à lui-même par la puissance et l'intelligence de son sujet ; et je suppose que l'excellente qualité du texte français proposé par Serge Quadruppani ne trahit pas l'original.
Un Anglais cultivé et séduisant, Burnell, qui travaille à Budapest au service du PUCA, Patrimoine Universel de la Culture et de l'Architecture, se fait voler dix ans de sa mémoire. Les trafiquants de VEM, la vision e-mnémonique, ont un besoin urgent de ces “tranches de vie” pour renouveler leurs stocks de drogue. Il suffit en effet d'introduire dans un lecteur ces capsules de souvenirs pour que le consommateur s'envoie en l'air par transfert synaptique des données mémorielles. Séquences parfois trafiquées, où l'on dissocie du quotidien les actes érotiques, les aventures sentimentales ou professionnelles.
Que se passe-t-il dans l'esprit de Burnell lorsqu'il découvre que sa femme, Stephanie, s'est séparée de lui sans qu'il en connaisse le motif, qu'il a oublié une part de son savoir professionnel, qu'il ignore les raisons pour lesquelles il est devenu l'amant de Blanche ? Ce « trou dans la vie de Burnell commence à devenir le centre de son être. En Géorgie, de nouvelles difficultés rempliraient ce trou. »
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Les Asiatiques, paraît-il, raffolent de ces fragments d'autobiographie européenne. Surtout les nouveaux maffieux ou dictateurs fous de l'ex-URSS. Burnell s'embarque donc pour une dangereuse équipée vers Ghvtismsholeli où il espère redécouvrir la Madone de l'Avenir, sublime icône perdue. Ainsi il renouera avec la puissante réalité du voyage, forme suprême de la dépersonnalisation dès lors que l'individu est sensible à l'imprévu, à l'extrême, à la recherche du plaisir par l'échec. C'est dans les trous perdus face à des dangers inouïs, quand il ne reste plus que sa vie à défendre, qu'on se reprend à exister.
La poursuite de sa quête mènera Burnell au fond du désert turkmène, là où vivent des extraterrestres si proches de nous qu'ils nous amènent à douter que nous soyons humains.
Vibrante métaphore sur la perte d'identité culturelle des pays d'Asie centrale après la fin du règne soviétique, À l'est de la vie est aussi une surprenante méditation sur les rapports entre mémoire et réalité. Que se passerait-il si l'on avait le pouvoir de se réinjecter des faits vécus pour les confronter à ses propres souvenirs ? Survivrait-on aux distorsions inconscientes et affectives qu'on leur a fait subir ? Quelle influence le point de vue d'un tiers sur sa propre vie, brutalement injecté dans la mémoire, pourrait avoir sur notre destin ?
En nourrissant sa fiction de ces questions sur la permanence de l'identité et la vraisemblance du sentiment individuel, Brian Aldiss nous offre un réel chef-d'œuvre.