Richard Matheson : Derrière l'écran
Richard Matheson : Intrusion
(Collected stories, 1989)
tome I & II de l'intégrale des nouvelles, 1999
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À cause d'une impression de déjà-lu, ou d'un manque de culture des générations montantes, c'est souvent le sort des innovateurs de s'effacer derrière leurs imitateurs. L'édition intégrale des nouvelles de Richard Matheson [ 1 ] [ 2 ], dont le second volume, Intrusion, vient de paraître — en attendant les trois suivants —, donne l'occasion de remettre les pendules à l'heure. Car, si certains de ses textes chatouillent agréablement la mémoire, c'est qu'il s'agit de thèmes qu'il a créés, devenus classiques. Ceux-ci ont été souvent imités ; peu de ses suiveurs ont égalé la version originale. Pionnier d'une SF et d'un Fantastique de rupture dans les années 1950, Richard Matheson a créé un style d'histoires où ces genres sont alternativement exploités ou mêlés pour obtenir cet effet de moire entre réel et surréel, entre logique et surnaturel, qui fonde sa marque personnelle. Signe particulier, le quotidien, la vie du couple et ses rapports avec l'enfant servent souvent de trame à l'imaginaire, confèrent à son œuvre une dimension affective rarement exploitée dans les magazines spécialisés de l'époque.
L'originalité de ses idées ne le cède en rien à la qualité humaine de son écriture. Ce qui explique sûrement pourquoi Matheson fut l'un des rares écrivains de Science-Fiction à écrire pour la célèbre série de télévision la Quatrième dimension, à voir ses romans adaptés pour le cinéma.
Dès sa première nouvelle, "Né de l'homme et de la femme", publiée dans le tome I de l'intégrale, Derrière l'écran, on voit apparaître sous une forme magistrale l'un de ses sujets favoris, celui de la monstruosité, de la différence, qui place un être dans un état de dépendance ou de révolte vis-à-vis de son environnement familial ou social. Thème que l'on retrouvera par exemple dans "la Boucle est bouclée", où les Martiens conquis jouent les marionnettes vivantes dans les spectacles de patronage ; "Lazare II", où un père fait survivre son fils dans le corps d'un robot aux cliquetis obsédants ; traité avec humour dans "la Voix du sang" où l'on assiste à la naissance d'un vampire par vocation.
Car l'humour est omniprésent dans l'œuvre de Matheson, soit absurde comme dans l'étonnant "l'Habit fait l'homme", soit noir comme dans "B…" où la nourriture subit la censure réservée d'habitude à la sexualité. Soit en demi-teinte, ce qui lui permet d'ajouter une facette énigmatique à des nouvelles de SF ou d'Horreur lorsqu'elles frisent la paranoïa. Celles-ci résultent d'une rébellion à l'égard des corps constitués en général et de ceux qui utiliseraient la science pour établir une dictature sur les esprits. En témoignent parmi d'autres "Frère de la machine" et surtout "la Chose", texte kafkaïen s'il en est : au cours d'une soirée, un couple emmène leur fils, au mépris du danger, voir un objet mécanique qui ne “devrait pas fonctionner” selon l'avis du bureau politique. Dans les années cinquante, au cœur de la guerre froide, l'allusion est flagrante et ne vaudrait que son pesant d'anticommunisme primaire si le style, la justesse des dialogues, l'habileté de la construction, le sens du décalage ne conféraient au récit ce talent que possède Matheson, celui de matérialiser des images à partir des mots.
“Imagicien”, titrais-je ma chronique, évoquant cet art de la magie verbale qui n'est réservé qu'à peu d'écrivains. Surtout dans l'univers parfois étroit et convenu de la nouvelle fantastique dont il a fait son domaine électif. Fantastique par inanition, comme dans "Escamotage" où le héros voit s'estomper un à un les indices de la réalité. Fantastique par prétérition des "Captateurs", raconté à travers le pèlerinage sentimental d'une femme à sa maison d'enfance, qui sert à introduire un lointain avenir de la Terre où les Humains ne seraient plus qu'une poignée, manipulés par des extraterrestres. Fantastique par négation de "Toilettes pour hommes seuls", où l'étrange conspiration des habitués d'un motel, présenté sous un jour fantasmagorique, débouche sur un trivial brigandage.
Pour notre délectation, Richard Matheson invente en permanence des genres parallèles, spéculant sur un mode exclusif à propos de la fin du monde dans "le Dernier jour", la fidélité des femmes enceintes dans "Intrusion", le passage vers d'autres dimensions dans "Tina a disparu". Son stylo-caméra explore les territoires inédits, les situations limite où l'inconscient de chacun se heurte à l'inconscient collectif pour affirmer le sentiment de son identité parmi la pluralité des destins possibles. Parfois, c'est l'individu éphémère qui l'emporte, parfois ce sont les ténèbres.