Chroniques de Philippe Curval

Lucius Shepard : Petite musique de nuit

(Barnacle Bill the spacer, 1997)

nouvelles

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :
Preuves d'existences

Lucius Shepard est passé maître dans l'art de brouiller les pistes : tantôt il nous livre des œuvres de littérature générale qui s'avèrent des récits de SF ; à d'autres moments, des textes de Science-Fiction d'où il gomme toute référence au modèle ; quand il ne brasse pas le genre avec le Fantastique, l'exotisme ou le Polar — pour écrire du Lucius Shepard. Ce qui se caractérise par un style rare, vigoureux, tout en nuances impressionnistes, traversé d'émotions vraies, de notations fulgurantes et de fantasmagories. L'important pour lui, comme l'éclairait déjà en partie son dernier recueil de nouvelles, Thanatopolis, c'est de parvenir à suggérer ces instants rares où l'Homme s'accomplit, lorsqu'il prend enfin conscience du rôle qu'il joue dans la concrétisation de son destin.

Shepard s'affirme en existentialiste de l'échec. Sa Petite musique de nuit, qui réunit cinq nouvelles d'essences fortement hétéroclites, en semble l'illustration au vu des liens sous-jacents qui les unissent. Non seulement la noirceur d'une aventure individuelle n'exclut pas que l'Homme puisse se réaliser dans le fiasco, mais l'amour et la folie, assumés jusqu'en leurs conséquences extrêmes, donnent parfois à la vie son goût de miel.

À condition de renoncer à l'“illusion de la sagesse”, il reste à l'être humain quelques chances de déterminer les phases terminales de son histoire. Ainsi en est-il de Mears, le boxeur presque aveugle de "la Bête des terres intérieures". Au terme d'une gigantesque dégringolade, passant de challengeur pour le titre mondial au stade de sparring partner pour des pugilistes de seconde zone, Mears trouvera, dans son affrontement avec l'incarnation des bêtes urbaines qui le hantent, l'accomplissement de sa vocation.

De même dans "Petite musique de nuit" où Goodrick, critique de jazz fortement marqué par l'audition d'un nouveau quatuor nommé Après-la-Vie, une musique qui semble issue de l'émission la Quatrième dimension, s'interroge sur le sens de son bouleversement intime. Au point que son obsession sape peu à peu les défenses qu'il avait édifiées pour survivre malgré tout dans un monde dont la matière lui échappe.

Le contrebandier de "Tous les parfums d'Arabie", comme l'ami d'enfance de "l'Amérique du sport", face à un tournant fondamental de leur existence, vont susciter en eux des ressources inexplorées. Pour se réaliser, le héros shepardien découvre à travers les exemples de la criminalité internationale, puisés aux conflits induits par la globalisation latente, que la morale a fini de remplir une fonction. Dans ces conditions, l'important n'est-il pas d'aller d'abord jusqu'au bout d'une expérience unique, celle de son destin personnel. Même s'il faut pour y parvenir, détruire physiquement les traces encombrantes de son passé.

Ce pessimisme clairvoyant, Shepard en exprime la quintessence dans sa dernière nouvelle, la plus longue, et qui seule correspond au genre auquel est dédiée cette chronique : "une Histoire de l'humanité". Cette contre-utopie perverse, qui évoque par instants l'atmosphère du Jardin des supplices d'Octave Mirbeau, est bâtie sur un quiproquo cosmique. À Margeville, comme partout ailleurs sur la planète, selon des modi vivendi divers, les Hommes subsistent sans souvenirs. À la suite d'une guerre oubliée, leurs ancêtres ont demandé aux Capitaines de leur ôter la mémoire. Ceux-ci, réfugiés dans l'espace, responsables mais pas coupables de cette tragédie abominable, ont des machines capables de l'effacer. Alors, la vie sur Terre reprend son cours bizarre au sein de sociétés tordues. Mais tel est le fonctionnement de notre esprit : il s'entiche de quelque chose qui finit, la plupart du temps, par devenir vrai sans que nous nous en apercevions, pense Robert Hylliard. N'a-t-il pas raison quand il voit les singes cannibales, les tigres meurtriers, les Mauvais, rôder dans le désert glacé autour du village ? Et Kiri, sa femme, la duelliste, partir pour un combat singulier dans une localité voisine ?

Tout cauchemar s'achève à condition qu'on se réveille. Hylliard va tenter sans trop y croire d'en comprendre le commencement et la fin. C'est au terme d'une quête baroque, pleine d'inventions et de rebondissements, qu'il devinera que le futur est à porté de la main, dès qu'on a cessé de s'alourdir avec le poids des temps révolus.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 384, février 2000

Jennie Dorny : Gambling nova

roman de Science-Fiction, 1999

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :

À signaler pour curiosité, Gambling nova, le roman de Jennie Dorny. Cette Américaine écrit directement en français une histoire de planète pénitentiaire, de personnages bifides, puisée à une SF des origines qui cherche à dérouter par l'accumulation de mots inventés. Si César avait réalisé une compression de SF, Gambling nova aurait pu en devenir le résultat.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 384, février 2000