Chroniques de Philippe Curval

Bruce Sterling : le Feu sacré

(Holy fire, 1996)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :
Palais de mémoire

Bien sûr, nous sommes “demain” : le chien Platon qui suivait Mia dans la rue se met à lui parler. C'est celui de Warshaw, son ancien amant, perdu de vue depuis soixante ans, qui l'invite à lui rendre une dernière visite avant l'heure de l'enterrement. Platon se met en “pause”. Le cirrhotique sur son lit de mort s'interroge sur l'intérêt d'une vie sans alcool et sociologiquement correcte. Avant d'expirer, il confie à Mia son Palais de mémoire, construction purement virtuelle située à l'abri des crackers dans un obscur recoin du Réseau.

Lorsqu'elle rentre chez elle, Mia, songeuse, tente d'éviter les questions de sa femme de ménage, membre actif du Soutien Civil qui l'espionne amicalement pour le compte de l'État. « Une véritable société d'information est constituée d'informateurs. » Dans cet avenir, la qualité de la survie tient à la socialisation de l'individu, à l'importance de ses investissements financiers. Mia prend sa décision. D'abord subir un dangereux traitement expérimental pour vivre encore soixante-dix ans. Puis s'évader en Europe.

Je n'ai pas pour habitude de raconter les romans. Mais, à ce stade, je n'en ai encore décrit qu'un sixième. Le meilleur, qui fait croire un moment que le Feu sacré de Bruce Sterling serait un chef-d'œuvre de la SF. Parvenu à la maturité, cet ancien cyberpunk semble touché par la grâce d'un récit parfait où, d'allusions en allusions subtilement enchaînées, il construit un univers spéculatif hautement plausible, passionnant, original jusque dans ses détails les plus pointus.

Hélas, ce n'est qu'une illusion. Peu à peu, le récit se délite au cours d'une errance sans fin entre Stuttgart, Prague et Rome, où Mia découvre la marginalité en travaillant comme mannequin, puis en essayant de devenir photographe.

Ce roman est avant tout un long prétexte à réflexion sur l'art, la création, la jeunesse et l'âge. On devine que Sterling, au retour d'un voyage en Europe, transpose ses impressions personnelles sur son propre vieillissement, sa sexualité. Il compare longuement l'excitation hormonale de la jeunesse, qu'il accuse de virtualité, avec la pesanteur pacifiée de la gérontocratie. Il se demande si les jeunes pourront encore devenir des artistes dans un monde futur où leur transformation physique et leur longévité les priveront du vertige existentiel, source même de l'œuvre en particulier et de la créativité en général. Il s'attendrit sur les premières heures de l'informatique et de l'internet en croissance exponentielle qui offre un aperçu saisissant sur la naïveté prodigieuse du progrès.

Certes, on ne s'ennuie jamais en lisant les trois cent cinquante dernières pages, car ni l'Europe de Sterling ni ses personnages ne manquent de saveur. Mais le “feu sacré” qui illuminait l'ouverture tourne au barbecue où sont grillés un à un tous les concepts fascinants que l'auteur s'était plu à nous jeter aux yeux.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 386, avril 2000

Hervé Jubert : In media res

roman de Science-Fiction, 2000

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :

Hervé Jubert fait partie de ces jeunes écrivains ascendants dont les qualités puisent à une rare liberté de ton, une imagination prolifique, une écriture inventive. In media res,(1) la suite des aventures de Pierre Pèlerin (Sinedeis), s'inscrit dans cette perspective. Avec une virtuosité d'équilibriste, Jubert jongle à la manière d'un Picabia s'inspirant des pages scientifiques de Je sais tout. D'inspiration surréaliste sinon Dada, ce roman pataphysique s'inscrit dans le droit fil d'une tradition française qui, de Jacques Spitz à Pierre Stolze, cumule les échappées fantasques et la volonté narrative de s'insérer dans une perspective logique.

Il serait vain de résumer ici les aventures de Pierre Pèlerin, dont le destin affiché est la mort par contumace ou son absurde équivalence. Car, chez Jubert, comme le dit l'un des personnages : « Le pas crée le chemin. ». Il s'ensuit une enfilade d'événements en tiroir qui vont de l'envolée du héros vers Cassini, satellite situé dans le futur, au Paris du Moyen Âge, poursuivi par le fatum. C'est par l'abondance des idées insolites, par la richesse de l'invention verbale, la prolifération picaresque qu'on prend plaisir à lire In media res. Loin d'être un récit sans queue ni tête, tel qu'il pourrait apparaître lors d'un survol superficiel, ce roman conjugue au passé présent futur les obsessions fondamentales de l'auteur quant au rôle du secret sur l'organisation du monde, de préférence lorsque ses sources sont d'inspiration religieuse ou technologique.

Sans aucun doute, Jubert nous donnera bientôt une œuvre plus achevée. Tout semble réuni chez lui pour qu'il y parvienne.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 386, avril 2000


  1. In medias res aurait été plus conforme au latin…