Arthur C. Clarke : 2001 : l'odyssée de l'espace
(2001: a space odyssey, 1968)
roman de Science-Fiction et ses suites
- par ailleurs :
Chaque fois qu'une date importante pour l'histoire de la SF se confond avec le calendrier, le problème est posé : doit-on conclure à la nullité des romans écrits des décennies auparavant ? Ou bien juger à l'aune des avancées conceptuelles de leurs auteurs ? Considérer d'abord l'intérêt littéraire, philosophique, politique des œuvres plutôt que leur désuétude factuelle ? En 1984, les spéculations de George Orwell sur le monde de Big Brother conservaient toute leur valeur. Car, même si le nazisme et le stalinisme ne les illustraient que trop bien, le progrès technologique ouvrait, ouvre des perspectives encore plus effroyables aux sociétés qui adopteraient des méthodes de gouvernement similaires.
Je me souviens qu'un journaliste de Combat nous avait interviewés, Michel Demuth et moi, pour nous demander si les premiers pas d'Armstrong sur la Lune signifiaient la fin de la Science-Fiction. Face à nos protestations, il avait titré : "le Futur n'abolira jamais la SF".
Changez d'ère, nous entrons dans celle de 2001 : l'odyssée de l'espace. Le futur de ce film, de ce roman n'a pas commencé. À l'aube du troisième millénaire, le voyage spatial habité se situe encore loin dans l'avenir. Un ordinateur pensant, tel que Hal, n'existe qu'à l'état de projet fumeux. Quant au contact avec les extraterrestres, seuls les astrophysiciens de SETI et leur réseau d'internautes sont à l'affût d'un éventuel message venu du cosmos. Voilà pourquoi le film de Stanley Kubrick opère une telle fascination. On le classe parmi les trois meilleurs de tous les temps. Le roman d'Arthur C. Clarke s'est vendu à quatre millions d'exemplaires. Des dizaines d'études leur ont été consacrées. En France, J'ai lu profite de sa nouvelle présentation — "relookage" est à proscrire — pour nous offrir le texte original sous une couverture élégante. À noter que les collections de SF adoptent un gris dorsal suave ou rosé, sans doute en hommage à l'habillage qui fit le succès d'"Ailleurs et demain", issu des éditions Métal, pionnier des années 1950.
2001-3001 : les odyssées de l'espace paraît en Omnibus. Jacques Goimard s'empare de cette occasion pour nous livrer en une préface magistrale son interprétation freudienne du film, des nouvelles et des quatre romans du cycle, nous raconter l'aventure passionnante de la collaboration/friction entre le réalisateur et le scénariste. Par sa prise de conscience originale, l'œuvre marque une date dans les relations de l'Homme avec l'espace.
Pour ma part, n'ayant vu le film qu'une dizaine de fois, j'avais fait l'impasse sur le roman, qui se présentait à mes yeux comme une novellisation. Sa lecture m'engage à renier ce jugement hâtif. En effet, si les images mystérieuses de Kubrick provoquent un effet de stupeur, puis d'aliénation, enfin d'extase, Clarke y ajoute un éclairage personnel qui dérange, oblige à de nouvelles exégèses.
Ainsi, le monolithe, en apportant l'intelligence à l'homme-singe, l'incite au meurtre. C'est en tuant le léopard que le Guetteur de lune s'imagine en maître du monde ; c'est à partir de ce geste que se développera sa pensée. Selon les Grands Galactiques, l'avenir est aux prédateurs. Il faut en passer par les horreurs de la guerre primitive pour songer plus tard à conquérir l'énergie et la matière, accéder à une forme de pensée supérieure. Sinon, il faut croire à la rédemption, ce qui n'est pas le cas de Clarke ni de Kubrick, tous deux athées.
De même, l'énigme finale du film, d'une beauté visuelle à couper le souffle, prend sous la plume du romancier un tour explicite dont je préfère réserver la surprise à ceux qui découvriront le texte. Même si Clarke n'atteint pas ici à l'excellence de Rendez-vous avec Rama, qu'il publiera cinq ans plus tard, suspense topologique dont le cœur est silence et la trame, l'infini.