Ursula K. Le Guin : l'Autre côté du rêve
(the Lathe of heaven, 1971)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
À l'imitation de celle de Richter, l'échelle de Ramirez permet de savoir, sur le plan humain, quel genre de pouvoir catastrophique vous représentez pour la société. Si vous êtes plus extraverti qu'introverti, dominateur que soumis, plus dépendant qu'indépendant, plus créatif que destructif, etc., ou l'inverse. Voici qu'une fois passé ces tests longs et subtils, George Orr s'aperçoit qu'il est toujours au juste milieu, qu'il constitue une anomalie à force de tendre vers la normalité. Cet état particulier du caractère est la cause d'un ajustement holistique si parfait qu'il représente l'individu idéal.
En phase avec les harmoniques de la société, ses rêves ont le pouvoir d'en modifier l'histoire. Mais voilà, quelle responsabilité pour cet obscur employé qui ne sait jamais d'avance ce que vont changer ses pulsions oniriques : la surpopulation, l'excès de pollution, l'invasion d'extraterrestres ou seulement la photographie du mont Hood qui se transforme en cheval.
Orr nie donc, car il souffre abominablement de ce pouvoir dont il est le seul à constater les effets. En lui convergent les souvenirs contradictoires de la veille et du lendemain où les choses ne sont plus telles qu'elles étaient. Mais personne d'autre que lui ne le sait. Comment vivre une existence normale, à travers ces filons historiques différents, où rien ne sera jamais plus comme avant ? Comment aimer Heather Lelache qui le connaît, qui ne le connaît plus, qui s'en souvient vaguement ? Comment surtout échapper à l'étrange Haber, psychiatre chez qui Orr est en traitement thérapeutique volontaire ? Quand on sait que ce dernier a des idées précises sur ce que doit être l'utopie, qu'il voudrait réaliser grâce au talent de son patient.
Sur ce thème d'une extrême richesse, Ursula K. Le Guin a écrit le plus beau, le plus sobre des romans, son chef-d'œuvre, indéniablement. Texte inspiré sur le pouvoir du rêve, cet aquarium de la nuit où la pensée à l'état de nébuleuse matérialise les poissons solubles du possible. Et sur l'utilité du réel où le rêveur, à force de s'y cogner la tête, opère — ou n'opère pas — son accomplissement existentiel. Sur l'autorité décisionnaire de l'Homme à propos de son destin et celui de ses descendants, l'incompatibilité philosophique du remords et de la guerre, la contradiction eschatologique du concept de religion avec celui de punition, l'opposition — tant matérielle que spirituelle — entre la pratique de la politique et l'idée de liberté.
Ce livre constitue la métaphore absolue de la démarche d'un écrivain de Science-Fiction. Par son intervention souveraine sur le réel auquel il injecte de fortes doses d'imaginaire, il en altère les données historiques, scientifiques, déforme les faits au profit d'hypothèses conjecturales. Il spécule sur le futur en cherchant à l'accréditer sans cesse à mesure que son écriture en modifie les critères. Comme la science, la SF est le laboratoire des vérités éphémères. Pour la troisième fois publié en français depuis 1975, l'Autre côté du rêve est le seul roman que je regrette de ne pas avoir écrit.