M. John Harrison : l'Ombre du Shrander
(Light, 2002)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Créature à tête de cheval, portant un manteau à l'odeur de laine mouillée, le Shrander existe-t-il réellement ? N'est-il qu'une matérialisation de l'inconscient dans l'esprit de Michel Kearney, physicien de génie sur la piste de l'ordinateur quantique, qui apprit les mathématiques par la masturbation ? Ou bien une sorte d'interface entre le passé et le futur ? La substance de l'information ? Une émanation du secteur Kefahuchi, cette singularité de l'espace où les hommes ont choisi de vivre dans l'avenir ? Un extraterrestre omnipotent ? Toujours est-il que Kearney, qui lui a fauché ses dés à l'âge de huit ans, reporte les terreurs et les hantises que suscite sa traque sur des femmes qu'il tue sans plaisir.
Mais ne vous fiez pas à ces premières interrogations. L'auteur de l'Ombre du Shrander, “speedy Harrison”, toujours à l'affût d'un retournement de situation vous en posera bien d'autres tout au long de ce roman protéiforme. Ce diable d'écrivain s'adapte selon les chapitres, roman psychologique, space opera visionnaire, serial killer, sociologie du futur, en procédant par “raccords image”. Tout passe à la moulinette de son style éblouissant, nourri, inventif, tour à tour poétique et gorgé d'humour, lyrique ou violent, superbement rendu par ce magnifique traducteur qu'est Bernard Sigaud. Car, dès les premières pages, on devine que Harrison a choisi le parti pris de ne rien expliquer, mais de tout suggérer par la grâce de l'écriture. Dont je dirais volontiers qu'elle évoque un Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] high-tech. Par de subtiles allusions à des concepts inconnus, des lieux dont on ne sait rien — matérialisés par des mots magiques ou nostalgiques, le Halo, Motel Splendido, Radio Bay —, des situations énigmatiques, elle exige du lecteur une intuition vigilante s'il ne veut se perdre au fil des pages dans un dédale à cinq dimensions.
Soit cinq personnages : Kearney, Seria Mau, Ed Chirnois, Billy Anker et le Shrander. Plus des héros secondaires tous aussi tordus qu'inquiétants. Sans compter les clones, les cultivars, les sims, les hommes nouveaux et les mathématiques. Seria Mau est un vaisseau classe K. Parce qu'enfant elle s'est exclamée en voyant un engin de ce type atterrir sur l'astroport : « Je ne veux pas en avoir un comme ça, je veux en être un. »
. Ed Chirnois est un bulleur de caisson, accro du sexe virtuel. Quant à Billy Anker, seul être vivant qui a survécu à la traversée d'un trou noir, il détient peut-être la clef du mystère.
Sauf qu'il existe de multiples serrures. À mesure qu'on avance dans l'Ombre du Shrander, ce mystère se nourrit des quatre siècles d'incertitude que l'Humanité a parcourus entre le début et la fin du roman. Si bien qu'à force de jouer à cache-cache avec notre perspicacité, Harrison dévoile peu à peu les arcanes de sa géniale entreprise de mystification pataphysique : le divin secret de ce qui nous constitue et qui construit notre histoire, les particules élémentaires. Leur rire énorme recouvre tout l'univers.