Ray Bradbury à Paris
chronique littéraire, 1978
L'homme des Chroniques martiennes, à la silhouette de G.I., œil bleu, cheveux en brosse, a pris aujourd'hui l'apparence d'un souriant sénateur aux cheveux longs. Réactionnaire dans les années 40, parce qu'il parlait d'un ton désenchanté de la conquête de l'espace et de la pollution qui menaçait, il est désormais poussé vers la gauche par les adversaires de la technologie. D'après son dire, il est resté le même, c'est l'opinion des autres qui a changé.
Le jeune fanatique de Science-Fiction qui recherchait le contact avec les célébrités du genre à la première convention mondiale de New York, en 1939, est pourtant devenu un professionnel de la nouvelle que s'arrachent des revues comme Playboy, Esquire, Collier's, Penthouse. Ses recueils, ses romans, ont été vendus à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires dans le monde, et son Fahrenheit 451, tourné par François Truffaut, s'est transformé en succès cinématographique. Depuis, la conquête de l'espace est devenue réelle, avec le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune, Mars s'est approchée de nous au point qu'on peut photographier ses déserts, et la pollution, avec ses marées noires qui ravagent les côtes, avec ses bonbonnes de propylène qui explosent, fait la “une” des journaux, comme dans les nouvelles les plus corrosives de l'Homme illustré.
Comment regarde-t-il le monde, ce Ray Bradbury, qui vient pour la quatrième fois en France, invité par le gouvernement français à participer au colloque de Cerisy sur Jules Verne ? Avec les yeux du fan ou ceux de l'homme arrivé ? « En moi, il y a deux personnes : »
dit-il, « celle qui invente et écrit des romans et celle qui reçoit les honneurs en tant qu'écrivain. Ce qui m'importe, c'est de savoir que ce deuxième personnage n'est pas sérieux. »
Pas sérieux ? Pourquoi participe-t-il alors au défilé du 14 juillet, aux côtés de Valéry Giscard d'Estaing ? « J'aime la Révolution française. Ce défilé n'en est-il pas le symbole ? »
répond-il innocemment. Et cette innocence n'est pas feinte. Pas plus que cette mélancolie qu'il porte en lui depuis qu'il a assisté à cinq ans à sa première fête de l'Indépendance, en compagnie d'un grand-père qu'il considérait comme une véritable machine à remonter le temps. « Ce jour-là, j'ai compris que la mort seule rend les choses belles parce qu'elle les charge de mélancolie. Les feux d'artifice et les couchers de soleil ne durent pas éternellement. »
À cette attitude, le temps n'a pas porté remède ; il suffit de lire le dernier recueil de Ray Bradbury, Bien après minuit, pour s'en convaincre : c'est dans le passé que s'enfouissent les trésors. Par exemple (c'est le thème d'une des nouvelles), le dernier roman que Hemingway racontait à son perroquet, en buvant de la tequila, quelques semaines avant de mourir, et dont personne ne se souviendra peut-être jamais, depuis que l'animal a mystérieusement disparu.
Ainsi Bradbury ne joue-t-il pas d'une seule musique : parfois, sa mélancolie se charge d'humour. Au besoin, il se révolte et signe des motions de protestation contre la guerre au Việt Nam, qui amèneront Johnson à renoncer à la présidence. Il se sent profondément double et l'affirme quand il confie : « J'ai un grand respect pour mon subconscient. Lui sait ce qu'il fait, tandis que moi, je vis un peu dans l'ignorance. Alors je le laisse agir ; ça me réussit bien. »
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Se fiait-il à lui quand il critiquait la surconsommation et racontait comment les planètes se transformeraient en champs d'épandage quand l'Homme s'y poserait ? À cela, il répond : « Je crois que nous nous sommes bien comportés dans la conquête de l'espace ; nous avons pris toutes les précautions. Dans mes nouvelles, je ne prophétise pas l'avenir : je me contente d'avertir des dangers possibles qui nous guettent. La génération actuelle reconnaît mon action en faveur de l'écologie, mais je refuse l'étiquette d'écologiste ; c'est une responsabilité trop grave pour des problèmes trop complexes. »
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Ray Bradbury n'accepte donc pas de porter le drapeau ; il combat maintenant pour lui seul, tout à ses anciennes convictions, à ses anciens rêves, qui l'ont amené à écrire de la Science-Fiction : la plongée sous la mer à la suite du Nautilus de Jules Verne, l'envol sur Mars grâce à H.G. Wells. Il les laisse remonter en lui, comme sa croyance en Dieu, son amour de la Bible et le goût de la métaphore qu'il a retrouvé chez Herman Melville en adaptant son Moby Dick pour le cinéma.
Bradbury se veut en paix avec le monde et souhaite écrire sereinement des histoires qui parlent du courage humain, avec cette poésie qui lui est propre et ce style qui a sans doute fait beaucoup pour la Science-Fiction, parce que certains ont su reconnaître un écrivain de qualité chez celui qui savait aussi bien parler de l'espace et du temps.
Ses projets sont multiples : il prépare le livret de Moby Dick de l'espace, un opéra qui sera présenté l'année prochaine à Paris en première mondiale. Il écrit un thriller en hommage à Dashiel Hammett et à Raymond Chandler, qui ont été ses premières amours. Et il vient parler de Jules Verne à Cerisy, durant cette semaine, pour célébrer le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. Peut-être pour dire à sa place : « Nos yeux sont faibles, nos mains sont courtes ; construisons des outils qui nous permettent d'aller plus loin, pour voir et comprendre davantage. »
. En cela, il n'a pas vraiment changé. Le petit Bradbury qui s'embarquait sur son rêve d'espace en compagnie de ses auteurs favoris a bien su traverser le temps grâce à sa machine à… écrire.