Tour d'horizon des collections de Science-Fiction
chronique littéraire, 1977
Plus de trois cents romans et recueils de nouvelles de Science-Fiction ont paru au cours de la seule année 1976, sans compter les publications sauvages et les œuvres du genre que les éditeurs font paraître sans le savoir, soit, en titres, presque 5 % de la production littéraire globale. Voilà qui traduit un nouveau désir de lire, particulièrement sensible chez un public situé entre douze et vingt ans d'âge moyen qui redécouvre le goût du romanesque dans cette littérature nouvelle en prise sur notre temps.
« Une succursale du Fantastique nommée Science-Fiction »
écrivait Jacques Sternberg à son propos ; si l'on admet cette définition un peu hâtive, on doit reconnaître que la maison mère dépose actuellement son prestigieux bilan tandis que la succursale prospère et multiplie. Depuis le déclin du genre aux États-Unis, la France est même devenue sa terre d'élection, au point que certains écrivains anglo-saxons se font publier ici comme on se faisait blanchir à Londres.
Pourtant, en raison de ce fameux cartésianisme dont on nous rebat les oreilles, la Science-Fiction n'aurait pas dû séduire les Français ; serait-ce alors que la succursale n'emploie pas les mêmes recettes que la maison mère et que les œuvres qu'elle propose, par leur outrance logique, par la vision qu'elles offrent d'un avenir induit de nos préoccupations quotidiennes et de nos fantasmes, est à cent lieues de l'imagination poétique proposée par les récits fantastiques ?
Si cette hypothèse est la bonne, c'est qu'il y avait potentiellement des milliers de lecteurs à la recherche d'une littérature-stéthoscope qui amplifiât les vibrations du monde contemporain et qu'ils l'ont trouvée.
Vingt-cinq collections, trois cents titres en une seule année, cette nouvelle littérature en prise sur notre temps nourrit aujourd'hui le goût du romanesque entre douze ans et vingt ans.
Cependant, malgré son succès, la Science-Fiction demeure toujours marginale. Que ce soit à cause du mot "science", qui a toujours effarouché les littéraires, des lecteurs qui se cantonnent dans le déjà-lu ou du petit peuple de la SF qui s'enferme dans son ghetto, le passage ne se fait pas ; ses adversaires demeurent irréductibles. Il s'agit en fait d'un épisode de la guerre culturelle secrète que se livrent les tenants de l'imagination au pouvoir et ceux de la forme pour la forme. Car, si la Science-Fiction est une littérature à part entière, son succès est d'origine populaire. Son formidable essor aux États-Unis entre les années 25 et 50 vient autant de son aspect novateur que de sa facilité de lecture. Il y a à peine une vingtaine d'années qu'un certain nombre d'écrivains se sont préoccupés de redonner au genre la dimension formelle qu'il avait du temps de Jules Verne et de H.G. Wells. Cette tendance, depuis, n'a fait que s'accentuer, mais la mauvaise réputation demeure. C'est ce qui explique l'extraordinaire confusion qui règne aujourd'hui au sujet de la Science-Fiction ; sous prétexte de concurrence, des éditeurs publient les œuvres dans un invraisemblable pêle-mêle chronologique — comme si l'on pouvait proposer dans la même collection du Sartre et du Delly —, ou font réécrire d'anciens romans dans le style actuel. Une tournée des collections de Science-Fiction peut aider à séparer le bon grain de l'ivraie.
En publiant le premier magazine spécialisé dans l'étrange, en 1953, Fiction (traduit en partie de l'original américain, the Magazine of fantasy and science fiction), les éditions Opta avaient déclenché la naissance d'un mouvement littéraire français, laquelle passa totalement inaperçue, sauf auprès d'intellectuels marginaux comme Boris Vian. Rapidement, en plus des textes d'une qualité indiscutable, Fiction se présenta comme le centre animé d'un débat entre lecteurs, auteurs et exégètes. Aujourd'hui, les deux cent cinquante premiers numéros de la revue animée par Alain Dorémieux, par leurs articles critiques, leurs études fondamentales, leurs nouvelles et leurs romans, constituent le document le plus éclairant sur le domaine de la Science-Fiction.
C'est à partir de cette revue et de Galaxie — dont Opta reprit le titre ensuite —, et soutenues par elles, que sont nées chez cette maison d'édition quatre collections régulières : "Club du livre d'anticipation", "Antimondes", "Nébula" et "Galaxie/bis", qui offrent une gamme d'œuvres allant du feuilleton de bonne qualité au roman classique, d'A.E. van Vogt à Theodore Sturgeon, et, plus récemment, à des textes d'avant-garde français et étrangers. Cette tâche de découvreur s'est manifestée notamment par la traduction de Philip K. Dick, Philip José Farmer, John Sladek, R.A. Lafferty, qui comptent parmi les initiateurs d'un style de SF plus aventureux que celui des pionniers, tant sur le plan des idées que celui de la forme.
Si Fiction s'attachait à promouvoir une Science-Fiction littéraire, les éditions du Fleuve noir, dès 1951, se consacraient à l'évasion. La collection "Anticipation" représente aujourd'hui d'impressionnants rayonnages de bibliothèque chez les amateurs inconditionnels ; mais, malgré le charme suranné des couvertures, peu de titres peuvent être sauvés. Pourtant, c'est dans le cadre de cette production de série que des écrivains français purent s'essayer à la discipline du roman populaire et y réussir, comme Stefan Wul, Kurt Steiner, Gilles d'Argyre, Pierre Suragne et Alphonse Brutsche.
À la même époque parut le "Rayon fantastique", mort d'une association contre nature entre Hachette et Gallimard. L'un de ses directeurs, Georges H. Gallet, conduit aujourd'hui la collection "Super-fiction" chez Albin Michel, qui en est le prolongement. On y trouve mêlées de ces œuvres ruisselantes d'imagination qui firent les délices des premiers fans de Science-Fiction mais aussi des textes plus évolués, comme ceux des frères russes Strougatsky ou d'Arthur C. Clarke, qui se rattachent au courant “scientifique” du genre.
Mais, parmi ces grands anciens, la collection qui permet de se faire l'idée la plus précise de l'éventail extraordinaire de thèmes qu'offre la littérature de SF à travers le monde s'appelle "Présence du futur", créée en 1954 chez Denoël sous l'impulsion d'intellectuels français, comme Jacques Bergier et Michel Pilotin. Depuis Ray Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], H.P. Lovecraft, premiers auteurs à opérer une percée dans les colonnes de la presse littéraire, jusqu'à Brian W. Aldiss ou Thomas M. Disch, maîtres à penser de la Science-Fiction moderne, "Présence du futur" constitue une sorte d'anthologie du genre. Malheureusement, son premier directeur littéraire, Robert Kanters, ne dissimula jamais l'ennui qu'il éprouvait vis-à-vis de la Science-Fiction ; aussi, sur les deux cent trente volumes que comporte la collection, faut-il compter beaucoup d'œuvres mineures. Depuis son départ récent, "Présence du futur" semble retrouver un second souffle avec l'arrivée d'Élisabeth Gille.
C'est pour reprendre le rôle délaissé pour un temps par "Présence du futur" que fut créée "Ailleurs et demain", en 1969, aux éditions Robert Laffont. Après une première période de productions inégales, la collection a trouvé son équilibre entre un classicisme dynamique et des œuvres de recherches axées surtout sur les idées. Son best-seller, Dune de Frank Herbert (environ 30 000 exemplaires), est la nouvelle bible des écologistes. Autres écrivains de taille dans le domaine anglo-saxon : John Brunner et Ursula K. Le Guin, dont les romans se situent à la pointe de la Science-Fiction contemporaine. De plus, "Ailleurs et demain" s'est spécialisée dans la publication d'auteurs français qui n'avaient plus de support pour se faire éditer depuis les années soixante, où intervint la première crise de la Science-Fiction. Parmi eux, André Ruellan, Gérard Klein, Michel Jeury, Pierre Christin semblent capables de faire renaître cette Science-Fiction française dont la tradition remonte aux sources du roman.
Les critères de sélection de la collection "Dimensions SF", créée en 1973 par Robert Louit chez Calmann-Lévy, sont différents. Il s'agit plutôt ici d'explorer la dimension littéraire de la Science-Fiction. Candy man de Vincent King, le Monde inverti de Christopher Priest et l'Enchâssement d'Ian Watson s'avèrent des œuvres d'un ton absolument nouveau. En plus de cette vocation à révéler de jeunes auteurs de l'école spéculative, influencés par le surréalisme, les théories de Raymond Roussel ou les techniques du nouveau roman, "Dimensions SF" publie des textes d'écrivains en pleine maturité comme J.G. Ballard (Crash!) et Stanisław Lem (le Congrès de futurologie) qui se situent aux confins de la Science-Fiction et de la littérature d'avant-garde.
Enfin, née pour d'autres buts spéculatifs, créée aux éditions Champ libre en 1974, "Chute libre" s'est délibérément placée sous le signe du scandale et de la provocation, ce qui n'est pas un mal en soi. Par ses couvertures sexuées, ses titres-choc et ses traductions argotiques, cette collection a malheureusement entretenu l'illusion qu'il existait une Science-Fiction inconnue dont elle constituerait le fer de lance. En réalité, si les œuvres de Farmer, Spinrad, Dick et Ballard, dont les noms sont au catalogue d'autres éditeurs, avaient été correctement traduites, le public s'en serait mieux porté.
L'idée d'introduire de la Science-Fiction au milieu des parutions courantes des éditions J'ai lu fut un essai concluant. En effet, alors qu'on comptait traditionnellement vingt mille lecteurs au plus pour un livre du genre, brusquement, en ôtant simplement le label SF, cette collection de poche permit au Monde des Ā d'A.E. van Vogt, livre pourtant difficile, d'atteindre un tirage de 100 000, puis de 200 000 exemplaires. Première réussite qui s'est confirmée avec la publication des grands écrivains du fonds classique, Theodore Sturgeon, Clifford D. Simak, Isaac Asimov, Richard Matheson, d'anthologies des magazines des années 25 et 50, puis de textes plus modernes, Philip K. Dick, Kurt Steiner, Michel Demuth, Dominique Douay. Ce bond en avant des chiffres de vente, ainsi que les efforts faits par ailleurs pour donner au public des romans de haute tenue, sont la cause essentielle du développement de la Science-Fiction en France.
La prospérité de J'ai lu a fait tache d'huile. Les éditions Marabout, qui publiaient de la Science-Fiction depuis 1962, augmentèrent la fréquence de leurs parutions, proposant aussi bien des classiques, comme Van Vogt ou Poul Anderson, que des auteurs français anciens comme Ernest Pérochon et José Moselli, ou contemporains comme Daniel Walther.
Les éditions du Masque entrèrent dans la ronde en 1974 en proposant des romans d'aventure de bons auteurs américains. Aujourd'hui, le Livre de poche complète cette mosaïque et Presses Pocket s'y apprête, dont les programmes semblent alléchants.
On le voit, par ce bref tour d'horizon des collections de Science-Fiction, dont le nombre vient d'être porté à vingt-cinq, cette littérature s'est développée sur tant de plans différents qu'il paraît aisé de prévoir des changements d'optique à la surface de notre planète littéraire. À moins de s'obstiner à considérer que la Terre est plate.