Ailleurs et demain : classiques
présentation d'une collection, 1970
Le temps est clément aux ouvrages qui content de grands prodiges et l'oubli n'engloutit pas aussi aisément les projections de l'imaginaire que les représentations de la réalité. Dans la production même d'écrivains féconds comme H.G. Wells, le souvenir collectif opère un tri qui sauvegarde l'héritage de l'étrange. Qui, hors les spécialistes, a lu de nos jours les romans “sociaux” de cet éminent auteur ? Mais qui n'a rencontré l'Homme invisible ou le Voyageur du temps ? Et que serait-ce si l'on exhumait les noms de contemporains de Jules Verne, de H.G. Wells, d'Arthur Conan Doyle, de H.P. Lovecraft, de Maurice Renard, qui, plus célèbres qu'eux peut-être et mieux considérés par la critique du temps, n'eurent jamais droit pourtant à ces petites résurrections que sont autant de lectures.
Mais nombre de ces ouvrages, dont les titres chantent dans la mémoire des amateurs en compagnie parfois d'un lambeau d'intrigue, sont aujourd'hui introuvables. Connus, ils atteignent sur le marché de l'occasion des prix proprement incroyables. Il y faut parfois peu d'années. D'autres ne sont méconnus et ne paraissent injustement oubliés que par la faute des guerres, les hasards et les incertitudes de l'édition ou encore l'excessive hardiesse dont ils témoignaient et qui les rend aujourd'hui seulement pleinement intelligibles. Ils ont tous contribué pourtant à forger la tradition de cette littérature collective et internationale qu'est la Science-Fiction.
Aussi a-t-il paru souhaitable d'envisager, dans le cadre de la collection "Ailleurs et demain", mais en adoptant une présentation légèrement différente afin que les choses soient claires, un programme de rééditions sélectionnées, et était-il tout naturel de nommer cette série "Ailleurs et demain : classiques". Car c'est bien de “classiques” qu'il s'agit, de romans ou de contes qui ont déjà eu une vie active et qui ont introduit des idées, des concepts, voire des formes littéraires, qui ont élargi en leur temps et à jamais le champ des littératures de l'imaginaire. Certains de ces “classiques” sont relativement récents. Mais bien qu'ils soient devenus à peu près introuvables, il a paru préférable de les accueillir ici plutôt que dans la série "Ailleurs et demain" qui restera exclusivement réservée à des textes inédits. D'autres, plus anciens, et qui demeuraient inédits en français, prendront néanmoins place dans "Ailleurs et demain : classiques" si leur édition originale remonte à plus de vingt ans. Ce laps de temps est certes arbitraire. Mais on peut admettre qu'il correspond assez bien à la durée d'une décantation.
Ainsi les domaines sont-ils tout à fait précis. "Ailleurs et demain" présente et présentera l'état récent sinon toujours le plus avancé d'une littérature de l'imaginaire, tandis qu'"Ailleurs et demain : classiques" rendra aux lecteurs d'aujourd'hui certaines étapes essentielles, antérieures mais non moins passionnantes, de cette démarche.
Il reste encore à préciser qu'"Ailleurs et demain : classiques" ne publiera aucun texte qui relève du Fantastique dit lui-même “classique” ou encore par certains “gothiques”, non que cette littérature particulière manque d'intérêt, mais d'une part, parce qu'elle nous paraît radicalement hétérogène à la Science-Fiction, et d'autre part, parce qu'il nous semble qu'elle n'a qu'un passé alors que la Science-Fiction paraît vouée au plus brillant avenir. Au demeurant, d'autres collections s'emploient excellemment à réveiller spectres, vampires et loups-garous.
Un des objectifs principaux mais non exclusifs que se propose "Ailleurs et demain : classiques" est d'attirer l'attention sur la tradition spécifiquement française de la Science-Fiction. Pour beaucoup d'amateurs et en particulier pour les plus jeunes, le genre paraît avoir été importé des États-Unis au début des années 1950. En réalité, il est facile de montrer qu'il a été inventé dans sa forme moderne presque simultanément vers la fin du siècle dernier en Grande-Bretagne et en France. La chaîne est pratiquement ininterrompue qui va de l'admirable J.-H. Rosny aîné aux jeunes auteurs révélés notamment par la revue Fiction en passant par les romanciers tantôt savants tantôt populaires de Sciences et voyages, par Jacques Spitz dont on commence à redécouvrir l'œuvre, par René Barjavel et bien d'autres. Il est même piquant de constater que dans d'anciennes revues américaines, ainsi dans les premiers numéros d'Amazing stories, des auteurs à l'évidence anglo-saxons s'affublaient à l'occasion de noms français peu vraisemblables.
À redécouvrir cette filiation, ces origines, certaines réticences à l'endroit de la Science-Fiction tomberont peut-être qui s'adressent — à tort d'ailleurs — sans doute plus à la source principale actuelle des œuvres (et qui relèvent de la peur d'une manière d'impérialisme culturel) qu'au genre lui-même. Il n'est pourtant pas dans notre intention d'éditer une série qui soit le moins du monde “historique” et où l'adjectif “classique” se trouverait tiré par le souci de l'exhaustivité dans le sens de l'ennui docte. Nous ne publierons dans "Ailleurs et demain : classiques" que des romans pleinement vivants et notre meilleur guide sera peut-être les suggestions de nos lecteurs.