Réflexions sur des livres-univers
au sommaire de la revue Fiction, 1970
- par ailleurs :
Il est un aspect de Jacques Bergier que tous ses amis, tous ceux qui l'ont approché, connaissent bien : c'est celui du conteur. Il se montre volontiers, pour peu qu'on l'y encourage, intarissable de citations, d'anecdotes, de récits, où pointent également (au point de s'y confondre presque) ses deux passions essentielles : celle de la connaissance et surtout des paradoxes apparents ou profonds de la science ; celle de l'imaginaire, des univers créés par des écrivains.
Dans plusieurs de ses ouvrages, il a donné libre cours à son goût pour les marges de la science. Dans le dernier, il aborde enfin le domaine de ses Admirations(1) pour les seigneurs de l'imaginaire. Il ne l'aborde certes pas en critique. Il ne décrit ni ne démonte, sauf par accident, les œuvres dont il traite. Plutôt, il raconte et les œuvres et les hommes qui les ont écrites.
Ses admirations ne sont pas, on s'en doute, celles des historiens habituels de la littérature. Elles vont tout droit à des auteurs “magiques” qui ont créé des univers différents de l'univers “réel” tel que nous le connaissons, et qui ont su conférer à ces “univers de poche” une cohérence telle qu'il est possible, en esprit, de les habiter et de s'y trouver mieux (ces univers fussent-ils terrifiants) que dans la réalité. Les raisons de la fascination qu'exercent ces créations, plus différentes qu'il y paraît à première vue du roman traditionnel, ne sont nullement évidentes. Bergier ne s'attarde guère à les clarifier, sauf en un paragraphe qui peut seulement servir de point de départ à une réflexion :
« Un Gestalt est une configuration de sensations ou d'idées qui est cohérente et qui donne satisfaction. En termes simplifiés, un Gestalt tient debout. Nous voudrions tous organiser le monde où nous vivons en forme de Gestalt donnant satisfaction. La science et la philosophie ne le permettent pas. Or l'univers d'un auteur magique fait un Gestalt parfaitement satisfaisant. »
Je crois que l'on pourrait rechercher et les origines de telles créations et les raisons du plaisir qu'elles donnent et de la fascination qu'elles exercent, à la fois du côté de la psychanalyse et de celui de la sociologie. La psychanalyse nous apprend qu'il existe en chacun de nous un principe de plaisir qui se trouve constamment réprimé par les exigences de la vie en société et les obstacles de la réalité. Cette répression, qui s'exerce très tôt selon des voies qu'il est inutile d'examiner ici, entraîne chez l'être humain l'apparition d'une tendance à la rationalisation, à la logique. Puisqu'il est indispensable de se plier à la réalité et que le principe de plaisir ne s'efface pas pour autant (mais parfois se dévie), l'esprit cherche les moyens de leur conciliation, tente de découvrir dans la réalité des lois utilisables qui permettent de satisfaire les pulsions de l'être. Toute rationalité et, au-delà, toute rationalisation, procèdent d'un effort inconscient pour s'assurer une sécurité, une répétitivité dans la satisfaction du principe de plaisir. À la limite, un univers cohérent (ou du moins perçu comme tel) est toujours satisfaisant, à une condition près, parce qu'il permet l'explicitation des conditions dans lesquelles le principe de plaisir qui, lui, n'est nullement cohérent, peut s'exercer. La condition nécessaire est évidemment que ce principe de plaisir puisse, à quelque degré que ce soit et ne serait-ce qu'occasionnellement, s'exercer.
Aussi principe de plaisir et souci de rationalité sont indissolublement liés quoique profondément ennemis. Dans un univers imaginaire, le souci de rationalité prend la forme de la recherche de cohérence.
Or, dans le monde réel, et peut-être plus particulièrement dans la société où nous sommes, non seulement le principe de plaisir se trouve-t-il réprimé, mais encore le souci de rationalité est-il empêché de s'exercer. Si ce monde, et plus immédiatement cette société, ont un sens, un ordre, une cohérence, il n'est pas à la portée de la plupart des gens de les découvrir ; ce n'est sans doute même plus, si ce le fût jamais, à la portée de personne. La science et la philosophie ne sont en effet que des “espoirs” de rationalité, à la fois limités dans leurs objets et perpétuellement déçus. Les idéologies et peut-être les religions sont les produits de cette déception, le complément indispensable des fragments élucidés de la rationalité opérante. Elles assurent au sein de l'incertitude la sécurité de l'être. On se résout à ne pas connaître, à ne pas comprendre, mais jamais à ne pas dominer, à ne pas ordonner — fût-ce par le truchement d'un univers de signes sans relations opérantes avec la réalité, “magiques” — l'univers multiforme et peut-être contradictoire où nous avons tous été jetés. L'insécurité de la raison (ou plutôt de ce qui est antérieur à la raison, de ce qui la rend possible) est la pire de toutes : elle n'est simplement pas supportable. C'est pourquoi — soit dit en passant — les savants véritables ne sont pas plus immunisés que les autres mortels contre les tentations des rationalisations et des idéologies. Le seraient-ils qu'ils se découvriraient incapables de trouver de nouvelles relations opérantes. On pourrait presque dire qu'une théorie scientifique solide, c'est une idéologie qui a réussi, une rationalisation qui avait quelque rapport avec la réalité. C'est pourquoi aussi les frontières de la déraison et les craintes qu'elle inspire fluctuent avec les siècles. Le sens commun qui définit par exclusion la déraison procède pour l'essentiel d'un consensus idéologique, d'un accord implicite sur les conditions de la sécurité de l'être. La folie, c'est l'incapacité (qui peut être d'origine anatomique ou physiologique) ou le refus d'adhérer à ce consensus. Incidemment, il devient extraordinairement difficile de définir la folie lorsque le consensus, pour une multitude de raisons, craque de toutes parts.
Les univers imaginaires procèdent de ces sources, et ils sont, si l'on peut dire, intensément déraisonnables. Ils concilient effectivement lorsqu'ils sont réussis le principe de plaisir et la sécurité que donne la cohérence. Là où cesse leur similitude avec les idéologies, c'est que leurs auteurs savent et disent qu'ils n'ont pas de rapport avec la réalité. La tentation du lecteur — et parfois celle de l'auteur — est de faire correspondre ces univers imaginaires avec la réalité, de les superposer d'abord à elle puis d'effectuer l'amalgame. Comme le montre Bergier à plusieurs reprises, les univers imaginaires peuvent devenir de grands pourvoyeurs d'idéologies, et non toujours des plus innocentes.
Ainsi, l'univers imaginaire offre-t-il, d'abord à son auteur, puis à ses visiteurs, éventuellement lecteurs, d'une part la possibilité de donner un cours (sinon un libre cours) au principe de plaisir, au moins sous une forme médiatisée par l'expression, et d'autre part celle de découvrir une cohérence qui assure la sécurité du plaisir. On pourrait proposer une démarche critique qui consisterait à classer les œuvres en fonction du pourcentage de réalisation de ces objectifs, la meilleure étant celle qui satisferait le plus complètement les pulsions (ou du moins leurs dérivés) tout en assurant l'organisation la plus complète et la plus économique de cette satisfaction. Dans l'incertitude où nous sommes du contenu et de la signification de ces objectifs, je suggérerais plutôt la démarche inverse, selon laquelle les univers imaginaires qui obtiennent une large audience nous disent quelque chose du commun dénominateur des principes de plaisir et de rationalité du créateur et de ses visiteurs, et par suite des conditions sociales concrètes où ces œuvres apparaissent.
Il reste à créer, ou du moins à asseoir, une anthropologie des univers imaginaires. Une œuvre est toujours une réponse, d'abord de l'auteur à son milieu et ensuite de leur appréciation même, de ses visiteurs (éventuellement lecteurs) à leur situation propre. Il n'y a pas plus d'œuvre sans visiteurs que sans auteur. C'est pourquoi je crois les œuvres caractéristiques, à un premier niveau, de groupes sociaux, parfois à un niveau plus global de sociétés entières, et enfin peut-être, dans certains cas de civilisations, voire de l'espèce humaine. Il viendra peut-être un temps où l'on se demandera sur une base scientifique ce qui fait l'unité du groupe apparemment dispersé dans l'espace et dans l'Histoire, des visiteurs assidus d'une grande œuvre.
On voit donc combien est faible le terme de “littérature d'évasion” que l'on appose si fréquemment sur certains univers imaginaires. Évasion ? De quoi ? De la réalité ? Non pas, mais de la répression (du principe de plaisir) dont la réalité est l'occasion et de l'incohérence au moins apparente de cette réalité qui refuse à l'être jusqu'à la possibilité de répéter dans la sécurité la satisfaction de ses pulsions. Il s'agit moins d'un champ d'évasion que d'un indispensable substitut à la fois prophylactique et thérapeutique. Autant dire (on le fait, du reste) que dans ses rêves, le dormeur s'évade. Il serait plus juste de dire — si j'ose risquer le néologisme — qu'il s'invade, que sa conscience étroite établit avec le reste de son être une relation superficiellement comparable à celle qu'elle noue pendant l'éveil avec cette autre moitié de la réalité, l'extérieur. Ainsi la conscience est-elle soumise à une alternance qui tantôt la conduit au contact des puissances internes et tantôt à celui des puissances du dehors, telle l'écume d'une vague qui tantôt vient s'affronter à la grève et tantôt retourne aux profondeurs de la mer.
Tout en sachant bien les périls de l'analogie, je serai tenté de dire que ces univers imaginaires entrent dans une catégorie qui serait celle des rêves collectifs, réponse d'un groupe social tout entier à l'agression et à la répression infligées par la réalité sociale. Le progrès sur les idéologies et autres rationalisations collectives est décisif, puisque les rêveurs savent ici qu'ils rêvent, puisqu'ils font le départ entre le substitut et la réalité. L'invention de la littérature profane, reconnue comme invention, comme “mensonge”, et appréciée comme telle a été un des plus grands pas de l'Humanité sur la voie de la santé mentale de l'individu et de la société. Et je croirais volontiers que les univers imaginaires, loin de céder du terrain en raison de l'investissement progressif du réel par la science, ont leur plus bel avenir devant eux. La science s'attaque aux idéologies et aux superstitions, mais elle ne saurait pas plus restreindre la création d'univers imaginaires qu'une psychanalyse achevée n'empêche de rêver.
Peut-être comprend-on mieux, dans cette perspective, ce qu'a souvent répété et quelquefois écrit Jacques Bergier : qu'il a survécu dans les camps de concentration par la grâce de la poésie et par la puissance de l'imaginaire. Il ne s'agissait pas seulement de s'évader. Il s'agissait d'opposer à la terrible cohérence d'une réalité incohérente l'espoir que recèle une cohérence intériorisée : ce peut être celle d'une religion ou celle d'une théorie de l'Histoire, ou ce peut être celle de la poésie. Et aussi cette incertitude où laisse souvent Bergier des frontières respectives de l'imaginaire et de la réalité. Dans le vécu, il n'y en a pas. Tout l'effort tâtonnant des hommes pour conceptualiser leur univers tend à en établir pour les abattre et en établir de nouvelles. Et ainsi de suite. Bien des malentendus et des polémiques suscités par l'œuvre de Bergier viennent de ce que sa pensée n'est pas, au sens rigoureux du terme, scientifique, sauf peut-être en des domaines précis. J'espère qu'il ne s'en offusquera pas de me voir l'écrire. Elle exprime une expérience beaucoup plus globale, beaucoup moins analytique, en bref poétique plutôt que théorique. Il conviendrait d'afficher sur beaucoup de ce qu'il a écrit et dit : attention poésie, le propos de la poésie n'étant pas de connaître le réel mais de le rendre présent et supportable.
Ce fut aussi le propos des écrivains qui sont le sujet de ces Admirations que nous propose aujourd'hui Bergier. Quelques-uns d'entre eux sont maintenant assez bien connus du lecteur français. Ainsi John Buchan, quoique ses meilleures œuvres, aux dires de Jacques Bergier et aussi selon mon goût, soient encore inédites ici. Ainsi Arthur Machen, C.S. Lewis et surtout H.P. Lovecraft. À l'opposé, J.R.R. Tolkien, Talbot Mundy et Robert E. Howard sont encore presque inconnus. Il y a encore de grands risques que l'œuvre maîtresse de Tolkien, le Seigneur des Anneaux, ne soit jamais publiée en français car sa traduction présente de redoutables difficultés. Entre ces extrêmes, des écrivains comme Abraham Merritt, Ivan Efremov, John W. Campbell, Jr. et Stanisław Lem sont connus ici pour quelques-uns seulement de leurs livres, et malheureusement dans des traductions souvent indignes de l'original.
Les chapitres lyriques que consacre Bergier à tous ces auteurs contribueront sans doute plus à faire rêver à leur propos qu'à informer sur eux. Mais ces admirations sont suffisamment communicatives pour transporter le lecteur dans l'antichambre des œuvres et pour inciter peut-être quelques éditeurs à entreprendre certaines publications. On regrettera que des erreurs sans doute imputables à des coquilles viennent déparer le texte : ainsi par exemple, page 267, il est fait mention d'une lettre que Robert E. Howard envoya à Lovecraft en 1939 alors qu'ils sont morts tous les deux en 1936 et 1937 respectivement.(2) Certains lecteurs seront sans doute agacés par les remarques personnelles dont Bergier a émaillé son livre : ainsi on ne voit pas très bien pourquoi, dans le chapitre consacré à Tolkien, il trouve nécessaire de s'en prendre à Marcuse et plus loin aux étudiants contestataires français sans négliger pour autant les hippies. Ailleurs, l'exégèse paraît surtout lui fournir un prétexte pour relater des expériences personnelles.
Mais les objections que ces digressions pourraient soulever s'affaiblissent si l'on veut bien considérer l'ouvrage non comme une collection d'essais, mais comme un recueil d'entretiens. La forme elle-même est celle d'un monologue à bâtons rompus. Admirations, c'est Jacques Bergier, tel qu'il est, faisant visiter un rayon de sa bibliothèque. Elle mérite le voyage.