Robida l'anticipateur, entre Science-Fiction et prospective
communication dans le cadre des journées d'étude Albert Robida
université Paris III–Sorbonne nouvelle, 3-4 octobre 2003
Le premier sujet d'étonnement lorsqu'on s'intéresse à l'œuvre de Robida, considérable par sa qualité, sa quantité et sa diversité, est le peu d'intérêt qu'elle semble susciter, en particulier dans les milieux académiques. Certes, elle passionne un milieu étroit d'amateurs et de collectionneurs surtout à travers sa dimension anticipatrice et cette flamme est heureusement entretenue par une association dynamique. Mais à ma connaissance du moins, il n'existe pas de travaux universitaires sur cette œuvre, aucune biographie un peu élaborée, pas un seul ouvrage destiné à un large public et présentant dans toute sa variété une création pourtant fascinante. Cette œuvre n'est accessible dans aucun musée public et elle n'a fait l'objet d'aucune exposition si l'on excepte celle, remarquable en tous points, présentée à Tréguier il y a quelques années.
On me permettra à ce sujet d'évoquer une anecdote un peu triste. En 1999, j'ai été consulté, j'ai oublié à quel titre et par quel canal, par la Mission An 2000 présidée par Jean-Jacques Aillagon, qui avait la responsabilité d'organiser des manifestations à l'occasion du changement de millénaire. J'ai suggéré une exposition Robida, et pourquoi pas au Centre Pompidou. Bien entendu, je n'ai reçu aucune réponse, sauf bien plus tard une lettre officielle de remerciements pour la qualité de mes suggestions.
Robida, inconnu au bataillon.
Certes, nous sommes en France où les institutions ne s'intéressent qu'à ce qui est Grand, la Grande Littérature, la Peinture, la Sculpture, avec majuscules s'il vous plaît. Alors, un dessinateur, un illustrateur, un graveur, qui se mêle d'écrire de surcroît et qui fleurette avec de mauvais genres comme l'anticipation ! En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, on lui aurait probablement consacré un musée. Mais nous sommes en France et il faudra attendre. L'idée que les littératures un tant soit peu spécialisées, qu'on rejette aussitôt dans les genres ou bien dans la littérature populaire (même si c'est contre toute évidence), et que l'illustration sous tous ses états, font partie de l'histoire de l'art, ont formé le goût du public et entretiennent avec leurs variantes plus académiques un permanent dialogue, n'est pas encore advenue.
C'est la partie anticipatrice de l'œuvre d'Albert Robida que j'aborderai ici, moins du reste pour la décrire que pour la situer dans un double contexte, celui de la littérature d'anticipation et celui de la prospective. Cette partie ne représenterait qu'environ dix pour cent de l'ensemble de l'œuvre, mais c'est sans doute celle qui a le mieux assuré le souvenir de l'artiste à travers une postérité dont il avait prévu nombre des traits et travers.
La principale erreur à ne pas commettre serait de considérer Robida comme un anticipateur isolé. Il s'établit au contraire dans toute une tradition qui a été largement révélée par Pierre Versins dans sa monumentale Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science Fiction (1972) mais sur laquelle bien des travaux demeurent à faire. Il nous manque une histoire complète de l'anticipation en France de son apparition, probablement au xviie siècle, jusqu'au xxie siècle. Des revues d'amateurs érudits, comme le Rocambole, s'emploient à en réunir des matériaux mais on peut déplorer le silence des universitaires sur ce sujet.(1) Je n'évoquerai évidemment ici que quelques étapes de cette histoire.
Dès 1834, Félix Bodin, membre de la Chambre des députés, a pris toute la mesure du champ qui s'est ainsi ouvert aux écrivains. Dans la préface de son livre, le Roman de l'avenir, édité chez Lecointe et Pougin, il écrit sur le mode prophétique :
« On veut de nouvelles routes pour la littérature, de nouveaux champs pour l'imagination ; il me semble qu'en voici, ou je me trompe fort. Ceux qui se plaignent que le passé a été assez exploité, n'en diront pas autant, j'espère, de l'avenir. Ils diront au contraire : essayons enfin de sortir de ce passé si triste sur lequel nous vivons en littérature, pour nous lancer dans un inconnu si séduisant ! Là peuvent se trouver des révélations de somnambules, des courses dans les airs, des voyages au fond de l'Océan, comme on voit dans la poésie du passé des sybilles [sic], des hippogriffes et des grottes de nymphes ; mais le merveilleux de l'avenir, comme je l'ai dit précédemment, ne ressemble point à l'autre, en ce qu'il est tout croyable, tout naturel, tout possible, et dès lors il peut frapper l'imagination plus vivement, et la saisir en s'y peignant comme la réalité. On aura ainsi trouvé un monde nouveau, un milieu tout fantastique, et pourtant pas invraisemblable pour y faire mouvoir l'homme avec la mobilité de ses idées et l'immuabilité de ses penchants.
» Une dernière question se présente, et peut-être pour beaucoup de gens sera-ce la première. La littérature semblant partagée depuis quelques années entre deux genres, auquel appartient cet ouvrage ? J'ai grand'peur qu'il n'appartienne à aucun, si toute littérature est le reflet de toute la civilisation d'une époque. Il n'est point classique, car il n'exprime ni l'état social des anciens, ni l'ordre d'idées qui servait à notre littérature des deux siècles passés. Il n'est point romantique, si le romantisme est l'expression du moyen-âge. Qu'est-il donc ? Ma foi ! je n'en sais rien. Il sera, si l'on veut du genre futur ; soit dit sans conséquence, car j'ai meilleure opinion de la littérature de l'avenir. L'essentiel est qu'il ne soit pas de ce genre qu'on a cultivé de tout temps, mais qu'on n'a pas encore pris la peine de définir ; je veux dire du genre ennuyeux. Il a du moins une chance, c'est de sauver (de) l'ennui par la bizarrerie…
» En attendant, l'épopée de l'avenir reste à faire : j'espère bien qu'un autre que moi s'en chargera. Dans ce vaste empire littéraire, il y a largement place pour un Moïse, un Homère, un Dante, un Arioste, un Shakespeare et même un Rabelais. Grand et heureux qui en sera le Moïse ou l'Homère : il sera à la fois le prophète, le poète, le moraliste, le législateur et l'artiste des générations futures. Au point où en sont les esprits, on dirait qu'il manque une seconde Bible, celle qui racontera l'avenir. »
Malheureusement, le roman qui fait suite à cette préface inspirée est plutôt médiocre.
En 1843, Émile Souvestre, polygraphe d'origine bretonne qui n'a pas laissé un très grand nom dans les lettres, publie d'abord en revue puis en 1846 sous forme de livre illustré de gravures, le Monde tel qu'il sera. Il y projette en l'an 3000 dans un monde très industrialisé ses héros au moyen d'un artifice commode, le sommeil. D'esprit conservateur voire carrément réactionnaire, Souvestre stigmatise cet univers pragmatique et voué à la rationalité mais la richesse prospective de ses tableaux de l'avenir a retenu l'attention de tous ses lecteurs récents et en particulier celle de Bernard Cazes, spécialiste éminent de l'histoire de la prospective. Celui-ci, dans son Histoire des futurs (1986), en donne une description détaillée. Le livre de Souvestre ayant connu à l'époque un grand succès, il me semble très vraisemblable que Robida en ait eu connaissance.
Mais parmi les prédécesseurs de Robida, contre une probable attente, je ne citerai pas Jules Verne pour une raison que je développerai plus loin, bien que Robida lui-même lui ait rendu souvent hommage. C'est que Verne n'écrit pratiquement jamais en anticipateur mais situe dans son temps les merveilles techniques qu'il s'empresse de détruire dans ses épilogues. Deux textes seulement font exception, Paris au xxe siècle, assez récemment découvert et publié (1994), remontant au début de sa carrière, et "Edom"/"l'Éternel Adam" dont on a discuté l'attribution et qui conclut presque l'œuvre. Ils s'établissent par leur méfiance à l'endroit du progrès et leur pessimisme dans le droit fil de l'anticipation française. Dans sa postface à ‘Maître Zacharius’ et autres récits (José Corti, 1999), Jean-Pierre Picot attribue à la politique éditoriale de Pierre-Jules Hetzel ce défaut d'anticipation dans l'œuvre de Jules Verne. Je ne partage pas ce point de vue.(2)
Cette Science-Fiction française du xixe (et même pour une bonne part du xxe siècle) présente en effet quelques caractéristiques que nous retrouvons chez Robida.
Elle manifeste à de rares exceptions près une très grande méfiance quant au progrès regrettablement inéluctable. Une exception notable est celle d'Edmond About qui s'est approché de la Science-Fiction dans quelques contes et romans dont le plus fameux demeure l'Homme à l'oreille cassée. Dans son livre le Progrès, qui n'est pas un roman mais un essai, About témoigne d'une solide confiance dans le libéralisme économique plutôt que dans le progrès technique qu'il ne mésestime pas pour autant.
Mais la plupart des romanciers tentés par l'anticipation manifestent un pessimisme appuyé quant à l'avenir, pessimisme qui n'existait pas au xviiie siècle, bien au contraire, chez Louis-Sébastien Mercier dans son l'An deux mille quatre cent quarante : rêve s'il en fût jamais, ni chez son contemporain et ami Rétif de la Bretonne pour ne citer qu'eux.
Enfin, ce genre, ou plutôt cette espèce littéraire, demeure marginal et volontiers dénigré. Aussi l'anticipation ou tout ce qui y ressemble demeure cantonnée dans la littérature pour adolescents et l'auto-dérision est alors fréquente chez les auteurs.(3) Il n'est pas sérieux de songer à l'avenir.
Albert Robida n'échappera complètement à aucun de ces traits. Malgré son prodigieux génie inventif, son attitude à l'endroit du possible progrès technique est le plus souvent ambivalente. Sa vision de l'avenir est inquiète ou du moins sarcastique et fait une large place aux catastrophes et aux guerres. Lorsqu'il est bénéfique, le progrès a d'abord pour effet l'extension de la futilité. Certes, dans sa dernière anticipation, un Chalet dans les airs (1925), destinée au jeune public, il donne de l'avenir une vision plus souriante comme il avait fait déjà dans un Potache en 1950 (1917).
Le pessimisme quant à l'avenir, caractéristique que l'on retrouvera au xxe siècle chez des écrivains comme René Barjavel et Jean-Pierre Andrevon entre des dizaines d'autres, et la dévalorisation de son exploration au moins jusqu'à J.-H. Rosny aîné et Maurice Renard, posent deux questions majeures qu'on ne peut qu'effleurer ici.
S'agit-il d'un trait typiquement français ? À l'examen des productions anglo-saxonnes, on est tenté de le croire. La société française dans son ensemble, et les littérateurs en particulier, auraient eu le plus grand mal à épouser l'avenir.
Et si c'est le cas, pourquoi ?
Je suis tenté de proposer ici très hâtivement deux hypothèses. La première, c'est la terrible saignée que représentent, pour un pays d'environ vingt-six millions d'habitants en 1789, les guerres de la Révolution et de l'Empire, six cent mille victimes pour les premières, plus d'un million pour les secondes. C'est proportionnellement pire que la Grande Guerre au xxe siècle. La France qui en sort est un pays de survivants et de vieux, certainement pas un pays d'entrepreneurs. Le déficit démographique demeurera perceptible jusqu'à la fin du siècle, voire au-delà.
La seconde hypothèse tient à l'importance de la vente des biens nationaux confisqués à la noblesse et au clergé, qui a représenté, et de très loin, le principal facteur d'enrichissement de cette période sous la forme de transferts à vil prix de propriétés foncières. Il en a résulté un goût prononcé pour la terre éventuellement agrémentée de châteaux et de titres plus ou moins légitimes, dont on retrouve partout les signes dans la littérature. Dans la société évoquée par Stendhal, Balzac, Dumas, et aussi Féval et Sue, les propriétaires terriens tiennent le haut du pavé et les entrepreneurs industriels innovateurs sont inexistants ou excentriques. On trouve sans doute de cette regrettable préférence pour la terre une trace ultime dans la célèbre formule « la terre ne ment pas »
forgée par Emmanuel Berle pour le maréchal Pétain.
La défaite de 1870 en orientant les esprits vers la Revanche, comme en témoignent dans notre domaine les écrits abondants du commandant Driant, n'améliorera pas les choses.
S'inscrivant dans la tradition de la Science-Fiction française du xixe siècle, Robida tranche sur elle par un sens exceptionnel de la prospective qui s'exprime surtout dans le dessin. Albert Robida n'est pas un grand romancier ni même à proprement parler un romancier. Ses intrigues sont faibles voire inexistantes et le fil de la narration a pour principal voire pour seul objectif de relier des inventions. Pour qualifier Robida on a usé et abusé des termes de prophète ou de visionnaire qui me gênent par ce qu'ils introduisent d'irrationnel dans une démarche soigneusement réfléchie. Illustrateur de l'avenir, ou dessinateur, et même peintre me semblent trop réducteurs. Le mot qui me semble le mieux lui convenir est celui de chroniqueur de l'avenir, ou du reste du passé, c'est selon les œuvres. Il les transcrit comme s'il y avait été.
Il est hors de question d'énumérer ici la multitude de ses prospectives que l'avenir, son avenir devenu notre présent, a avalisé.
On a parfois moqué autrefois certaines de ses inventions, de moins en moins du reste à mesure que les années passaient et leur donnaient une légitimité nouvelle.
Ainsi, son téléphonoscope est apparu jadis comme une idée extravagante alors qu'il préfigure exactement l'usage, en particulier comme distraction, de la présente télévision. De même, l'abondance des mobiles aériens, qui évoluent avec le temps du plus léger au plus lourd que l'air, a souvent été critiquée. Mais ce que Robida a pourtant bien vu, c'est la vulgarisation des véhicules et l'exigence de la mobilité de masse, avec le risque d'embouteillage qu'elles représentent.
Au contraire de Jules Verne, Robida se soucie peu de vraisemblance immédiate et de fondement scientifique. Mais c'est là, précisément, sa force.
Très schématiquement, il existe deux voies pour la prospective technologique et sociale :
— l'extrapolation à partir du connu, qui est généralement vouée à l'échec, les experts se trouvant enfermés dans ce qui leur est connu. J'en donnerai deux exemples. Pendant des décennies, j'ai entendu ridiculiser la perspective du vidéophone par des experts en télécommunications au nom de la sacro-sainte bande passante. Ils n'avaient pas prévu les techniques de compression des données qui en ont fait une réalité quotidienne. À l'opposé, le projet Concorde, compatible avec un savoir technique, ne l'était pas avec le marché solvable si bien que les contribuables ont dû financer entre les trois quarts et la moitié du coût des places des heureux passagers.
— l'autre voie, plus risquée mais finalement plus sûre, consiste à partir des désirs, des attentes du public, ou des fonctions à remplir : la technique suivra. C'est celle qu'ont empruntée avec succès Robida, et plus récemment Robert Sheckley ou Philip K. Dick. Parce qu'il pressent qu'il existe une demande pour des spectacles télétransmis ou pour un transport aérien de masse, Robida nous apparaît clairvoyant. De même, Sheckley ou Dick ont parsemé leurs nouvelles et leurs romans de petites machines semi-intelligentes capricieuses à une époque où les anticipateurs sérieux ne juraient que par le Grand Ordinateur. L'intelligence militaire de Robida ne repose certes pas sur son choix du plus léger que l'air mais sur l'idée que si des aéronefs sont disponibles, ils seront utilisés fonctionnellement d'une certaine manière qui nous semble pertinente un siècle plus tard.
C'est là sans doute que l'opposition est la plus nette entre Jules Verne et Albert Robida, qui sont pourtant de quasi-contemporains. Robida prend toujours en compte l'extension sociale de l'objet technologique alors que Verne la néglige. À la fin de chacun de ses romans sans exception, la merveille technologique est détruite, et elle doit être détruite parce que si elle subsistait, elle changerait le monde, ce qui est inacceptable pour Verne.
Robida sait que le monde va changer. Et dans la Guerre au xxe siècle (1883 & 1887), puis dans la Guerre Infernale (1908) écrite en collaboration avec Pierre Giffard, il annonce, avec une redoutable lucidité qui ne sera rejointe que par celle de H.G. Wells, les grandes catastrophes du siècle passé.
Là où Jules Verne fut un Moïse qui n'a jamais pénétré dans l'avenir, Robida s'est montré un grand voyageur du temps, oscillant entre le passé et l'avenir, ainsi dans l'Horloge des siècles (1902).
- Et c'est pourquoi il faut remercier tout spécialement Daniel Compère d'avoir organisé ce colloque et l'université de Paris III–Sorbonne nouvelle.↑
- Picot n'avance aucune preuve à l'appui de sa thèse, sinon que deux des derniers romans de Verne, le Château des Carpathes et l'Île à hélice se situeraient dans un avenir relativement proche en raison du perfectionnement des techniques qu'ils mettent en scène. Mais cela serait vrai de tous les romans comprenant une merveille scientifique.↑
- On la trouve encore, au xxe siècle, chez Jacques Spitz.↑