Gérard Klein : choix d'articles
Ray Bradbury, mage
Première parution : Fiction 33, août 1956
Les mages existent. Les mages sont des gens qui projettent, sur les zones obscures qui nous entourent et nous précèdent dans le temps et dans l'espace, une lumière souvent inquiétante, mais trop pâle pour que des yeux communs puissent saisir les détails horribles ou magnifiques, les nuances, les formes et les vies de ces mondes latéraux ou futurs. Les mages sont les lentilles qui permettent aux yeux faibles, aveugles, de contempler ces pays ignorés, ces contrées interdites.
Il y a des mages pessimistes, tel H.P. Lovecraft qui fut l'un des plus grands conteurs fantastiques de tous les temps, et qui ne conçoit la vie humaine que comme une absurdité sinistre eu égard aux Puissances ténébreuses et malfaisantes qui créèrent l'homme « par plaisanterie ou par erreur ».
Mais il y a aussi des mages optimistes, des hommes qui, portant leur regard sur le monde de demain, à la froide lueur des tubes de néon, dans le brouillard empoisonné des vapeurs d'essence, y cherchent l'homme et les livres, les pensées, les créations, la culture, tel Ray Bradbury.
Bradbury fut révélé par Weird Tales, magazine qui eut l'insigne honneur de découvrir Lovecraft, Ackermann et autres rénovateurs modernes du fantastique américain, et qui périt pour le grand malheur des amateurs d'étrange dans le courant de l'année 1954, après une longue et pénible agonie, définitivement balayé par les comics et ses concurrents plus populaires. Il importe de noter ici combien des genres aussi répandus aux U.S.A. que la science-fiction ou le fantastique peuvent comporter de qualités différentes. Il y a entre les aventures de Guy l'Éclair (d'ailleurs passionnantes) et les Chroniques martiennes le même abîme qu'entre un film des Marx Brothers et le Misanthrope.
Ce qui tua en définitive Weird Tales et ce qu'on élève souvent contre l'œuvre de Bradbury, fut le reproche de gratuité. Je ne sais si cette étrange volonté de donner un sens, une signification, une utilité, à tous les livres parviendra définitivement à étouffer les flammes de l'imagination. Mais je sais qu'une telle méconnaissance n'a pas de fondement dans le cas de Bradbury, puisqu'il apporte un extraordinaire sens de l'humain et d'originales réflexions à un monde qui a une faim terrible de concepts nouveaux et d'idées anciennes. Ce n'est pas en vain que Bradbury place cette citation en tête des Chroniques martiennes :
« Il est bon de renouveler ses sources d'émerveillement. Les voyages interplanétaires ont refait de nous des enfants. »
La renommée de Bradbury s'étendit bientôt à tous les magazines de science-fiction, puis déborda le genre. Avec les Chroniques martiennes, Bradbury entre irréversiblement dans la littérature. À trente-cinq ans, il a écrit cinq volumes, dont un roman, Fahrenheit 451, à la fois courageux et excellent. Il a reçu un prix de l'Institut national des Arts et des Lettres pour sa contribution à la littérature américaine avec les Chroniques martiennes et l'Homme illustré, un prix O'Henry et la médaille annuelle du Commonwealth Club de Californie pour Fahrenheit 451. Il a été traduit en français, en italien, en portugais, en allemand, publié en Angleterre. Mais sa véritable consécration vient peut-être du fait que John Huston a fait appel à lui pour écrire le scénario et les dialogues du film tiré de Moby Dick, le “plus grand roman du monde”.
Cependant, on ne saurait nier l'importance de la science-fiction dans l'œuvre de Bradbury. La science-fiction cherche en grande partie à découvrir en nous un monde surréel, plus logique, plus effrayant ou meilleur que le nôtre, mais à coup sûr plus vrai, plus achevé, quoique encore à venir, encore insuffisamment formé dans les entrailles du temps. Et c'est ce monde que Bradbury a su et pu saisir par quelques-unes de ses multiples facettes, le temps d'un éclair, mais avec une acuité et une poésie inoubliables.
Ce n'est pas que Bradbury se soucie beaucoup de la science. C'est l'aspect fantastique, immédiat, sensible de la science qui le séduit et non son côté rationnel et méthodique de connaissance accumulée. C'est peu de dire qu'il ne recherche pas le détail technique ou la réalité physique. Il semble bien que pour lui, la science ne soit qu'une façon maladroite d'exprimer la réalité du monde, comme les mots ne permettent que de décrire imparfaitement les étrangetés et les merveilles de la pensée. Il importe d'être et non de comprendre, de se comprendre. S'étudier est en définitive se névroser. Et si l'âme est un puits sombre au fond duquel miroite une eau chantante, terriblement attirante, si la recherche et la connaissance de soi-même tenaillent tout homme, n'est-il pas préférable de demeurer dans les contrées ensoleillées qui environnent le puits ?
De même, étudier le monde est le détruire. Il importe seulement de le sentir. La chose essentielle est la vie, l'expression presque instinctive — longuement mûrie et portée en soi, usée et polie par le cours des années, érodée par le torrent des idées et des hommes — de cette vie qu'est l'art, l'art en tant que poésie, musique, goût de miel, violence de l'orage, chant du vent, livres-pensées de Mars et bobines dévidant leur trame de rêve. Spencer explique dans les Chroniques martiennes :
« Ils (les anciens Martiens) savaient vivre dans la nature et se la concilier. ils ne s'escrimaient pas à éliminer en eux l'animal pour n'être que des hommes. C'est l'erreur que nous avons commise après Darwin. Nous l'avons reçu à bras ouverts comme nous avons serré sur nos cœurs Huxley ou Freud. Puis nous avons constaté que Darwin et nos religions ne se conciliaient pas, ou du moins, nous n'avons pas pensé la chose possible. Nous étions stupides. Nous avons tenté de bousculer Darwin, Huxley et Freud. Ils avaient trop de poids. Alors, comme des idiots, nous avons essayé d'abattre la religion. La réussite a été complète. Nous avons perdu la foi et nous nous sommes demandé quel pouvait bien être le sens de la vie. Si l'art n'était pas plus que l'exutoire d'une sexualité frustrée, si la religion n'était qu'un expédient, à quoi bon vivre ? La foi a toujours fourni réponse à tout. Mais elle s'est totalement effritée avec Freud et Darwin. Nous étions et nous sommes encore des hommes perdus. »
Cette erreur que nous avons commise après Darwin, en fait, c'est l'erreur de l'homme blanc, la volonté de conscience et la volonté de puissance. Aussi Bradbury porte-t-il une large tendresse à tous les simples, aux primitifs, aux noirs, qui dans leurs gestes et dans leurs actes ont gardé un peu de la souple inconscience animale. Les Martiens des Chroniques ne sont-ils pas, au sens propre du terme, des existentialistes ?
« Les Martiens ont découvert le secret de la vie parmi les animaux. L'animal ne s'interroge pas sur l'existence, il existe. Sa raison d'exister, c'est de vivre… Il était bon de vivre et toute discussion était inutile.
Réapprendre à respirer, à me dorer au soleil, à écouter la musique, à lire un livre. Que vous offre votre civilisation ? »
La civilisation martienne s'est elle-même condamnée parce qu'elle s'est contentée d'être. Mais au-delà de sa destruction, il reste ceci : les Martiens se sont suffi de ce qu'ils étaient et ils l'ont été pleinement, même si cela a entraîné leur perte.
Ainsi, il n'y a pas chez Bradbury une injuste condamnation de la civilisation technique actuelle ou à venir et un regret stérile du bon vieux temps, mais, d'une part, la manifestation d'une réelle inquiétude peut-être propre à notre temps, et d'autre part, la création d'un monde sublimé, à la fois plus paisible et plus vivant, où l'art est une loi et la seule compétition. Peut-être une telle inquiétude moderne provient-elle d'une absence de culture (non pas de connaissances, mais bien de culture) au moins autant que de la nostalgie d'un temps matériellement plus calme. Peut-être y a-t-il dans cette conception de l'utopie une transposition de la période américaine de prospérité, que les écrivains de la génération de Bradbury connaissent comme un âge d'or révolu ; mais on y trouve par surcroît tout un monde à venir, à découvrir sur Mars, un monde de “culture”, un monde dont les germes incertains, toujours menacés par les roues nickelées et les outils froids et brillants, subsistent et se développent en notre propre époque. Parfois, pour construire un tel monde de rêve et de poésie, où le cauchemar peut devenir un délice, on peut faire appel aux ressources de la technique, tel cet homme qui construit sur Mars une maison Usher II et l'emplit de robots aux formes effrayantes, gorille, chat noir, essaims bourdonnants de mouches métalliques, rats, araignées tissant sans fin des toiles inutiles, Mort pourpre, tirés de la mythologie de Poe. Parfois, au contraire, il faut fuir les villes et la technique pour maintenir ces germes en vie, tels ces hommes qui, dans Fahrenheit 451, vivent traqués par des limiers robots dans les bois et sont de vrais livres vivants, parce qu'ils ont appris par cœur les livres que brûlent les pompiers, mandataires d'une société détruisant, écrasant la pensée en tant qu'individualité.
Car c'est à une certaine forme de société que s'en prend Bradbury. Et, dans le cadre particulier de cette société, il peut passer pour subversif. On ne peut s'empêcher de songer en lisant Fahrenheit 451 aux livres brûlés en grande pompe par les nazis, par les maccarthystes, et à l'interdiction récente en Chine populaire d'Alice au pays des merveilles, sous le prétexte que les animaux y parlent et que ce n'est pas réaliste…
Peut-être, au fond de l'inutilité apparente de la poésie en prose de Bradbury, l'arme la plus puissante se cache-t-elle, la bombe de pensée qui l'emporte toujours sur le mécanisme social, qui permet toujours au “déviant”, cet être unique et dangereux parce qu'inassimilable, impossible à abrutir et à convaincre, de survivre et de transmettre son originalité.
Il est tout de même réconfortant de constater que Bradbury a remporté aux États-Unis un réel succès, à moins que ce ne soit le signe de quelque secret et profond masochisme social.
Le monde de Bradbury est vivant et varié, cohérent et contradictoire, et au plus haut point poétique.
Le monde n'est pas absurde, pour Bradbury, mais nous l'avons rendu absurde. Nous avons bâti minutieusement un immense échafaudage d'acier et de verre, froid, silencieux, désinfecté, neutre, sans nous apercevoir qu'il nous dérobait une partie de notre âme et nous forçait à évoluer dans sa direction. Il y a dans toutes les histoires de Bradbury une surréalité presque démoniaque de ce monde. Ceux qui le servent sont au fond de pauvres gens. Quelque chose de plus fort qu'eux les a assujettis, mais il arrive que l'un de ces pompiers chargés de brûler les livres échappe à l'influence hypnotisante des lumières éclatantes, des affiches étalées sur un kilomètre de long sur le bord des routes, des soap operas vomis par un million de haut-parleurs.
Il y a là le phénomène de possession de l'homme par la machine. Possession qui permet un bonheur léthargique, végétal, mais qui entrave toute action de la pensée ; mieux, qui considère la pensée elle-même comme une étrangeté, une névrose. Le piéton qui se promène seul, dans les rues silencieuses et désertes d'une ville hantée seulement par les visages blêmes des gens aux yeux rivés sur les écrans de leurs postes et par la voiture vide et noire de la police, est considéré comme un arriéré et conduit au Centre d'étude sur les tendances régressives (cf. "l'Arriéré", traduction de "the Pedestrian" paru dans Fiction nº 3).
Pour celui qui subitement se détache de cet univers maudit, ce dernier apparaît comme une rangée de fenêtres béantes, d'écrans vides comme les yeux qui les fixent, de limiers robots construits pour traquer et tuer tout homme qui ne tient pas l'american way of life pour le but et la fin de toute ambition humaine. Cet univers est complet et confortable, pourtant.
Un des pompiers de Fahrenheit dit « J'ai entendu les bruits qui circulent. Le monde meurt de faim, mais nous sommes gavés, nous. Est-ce vrai que le monde entier trime et que nous nous gobergeons ? Est-ce pour cette raison qu'on nous hait tellement ? »
Au sein de la quiétude de ce monde, les gens ne se rencontrent pas parce qu'ils sont devenus insensibles. Et ceux qui s'en rendent compte se suicident de désespoir.
Aussi mieux vaut le monde extérieur, même s'il meurt de faim. Il arrive une grande chance à certains, dans l'admirable nouvelle "Et les rochers crièrent : Dehors !", parce que, au moment où ils sont balayés par cette haine, ils se retrouvent nus et se retrouvent eux-mêmes.
Et c'est ainsi que nous sortons de l'enfer, en abandonnant les rues miroitantes d'un million d'yeux de verre vides, les armatures d'acier demain fondues dans le déluge des bombes, et les hommes au cerveau de caoutchouc délavé, et que nous pénétrons dans le purgatoire des gens simples et des inquiets, des artistes et des primitifs.
"La Grand-route" [1] raconte l'histoire de ce Mexicain qui vivait sur le bord de la grand-route et qui voit passer un jour un essaim affolé de voitures. Et lorsqu'il demande aux passagers de la dernière des voitures ce qui se passe et qu'ils répondent : « C'est la guerre, c'est la fin du monde », il ne comprend pas.
« Que veulent-ils dire par le monde ? » Ce monde n'est pas le sien. Cette guerre n'est pas la sienne.
Alors faisons un bond dans l'espace. Gagnons Mars. Mars où se sont réfugiés les amateurs de livres, et Poe, Bierce, Dickens, Hawthorne et tous les écrivains des livres maudits et brûlés sur la Terre. Promenons-nous dans les villes merveilleuses, voguons sur les étendues désertiques, à la vitesse du vent, la main sur la barre des légers sablonefs.
Il y a là une civilisation de fêtes et de dignité, de légèreté et de beauté. Bradbury ne sera-t-il pas séduit par les cultures extrême-orientales — s'il ne l'est déjà — par leur ancienneté, leur politesse, leur art presque collectif, leur soin rituel des gestes les plus ordinaires, leur attachement extrême aux choses en apparence les plus gratuites, leur infinie capacité de résistance à l'Occident ? Certaines de ses dernières nouvelles pourraient bien le donner à penser.
Peut-être y a-t-il chez Bradbury cette admiration propre aux intellectuels américains pour ce qui est ancien et vénérable. Mais il a en plus la crainte instinctive du sacrilège. Nous serons toujours étrangers à cela, dit-il. Nous ne pourrons jamais faire comme si nous avions porté le poids de ces civilisations sur nos épaules. Mais nous pouvons au moins les respecter. Non pas les protéger — ce serait les atteindre — mais leur éviter un contact mortel.
Et nous atteignons ainsi un nouveau monde qui n'a plus rien de commun avec le nôtre, fait de rêve, incompréhensible pour ceux qui ne l'ont pas cherché. On peut lui reprocher d'être touffu et vague. Mais c'est à chacun de le meubler. Il n'est rien qui soit plus ridicule et insupportable que ces utopies qui prétendent tout régler et régler la vie elle-même.
Décidément non, Bradbury n'est pas un utopiste. L'homme qu'il peint, c'est l'homme qui est, et non celui qui devrait être, ou sera, ou pourrait être. Peu importe le lieu et le temps. Les mêmes mots sont murmurés sur la Terre et franchissent l'espace. Ce sont des mots simples et importants comme le mot "amour" qui, dans la nouvelle "le Désert d'étoiles" [2], traverse seul le vide entre Mars et la Terre.
L'utopiste construit, Bradbury décrit. S'il y a finalement constitution d'un univers précis, c'est au travers de la personnalité de l'auteur, mais non au travers de son intelligence. Il y a là un phénomène comparable à celui du Livre de Faulkner qui s'est organisé en quelque sorte en dehors de la volonté de l'écrivain. Le monde de Faulkner est un monde imaginaire, mais non une utopie. Il en va de même pour le monde de Bradbury, quoique Bradbury ait en plus de Faulkner un certain désir de sauver, un certain messianisme d'ailleurs limité qui atteint les frontières extrêmes de l'utopie.
Et c'est dans cette mesure que Bradbury est optimiste. Il n'a nul besoin d'une utopie, d'une transformation de l'homme, parce que l'homme n'est perdu et condamné que lorsqu'il accepte de l'être, individuellement.
Un monde froid et un monde chaud. Un monde mécanique et un monde vibrant. La mort et la vie. Pourquoi pas le mal et le bien, les deux pôles de la magie ? La contrainte et la liberté ? La dérision et la poésie ?
Bradbury est certainement l'un des meilleurs stylistes américains contemporains. Il s'est assimilé avec un rare bonheur la langue populaire et la manie avec une virtuosité paradoxalement aristocratique. Il a le sens des formules ramassées qui indiquent une action. Il aime les tableaux, mais il a surtout ce don suprême qu'est la vie de la langue, le bondissement soudain de la phrase, la surprise d'un mot au détour d'un buisson d'idées, le rythme léger des alternances. Il peut être dur et froid, ou mordant, ou vibrant. Il ne raconte jamais, à vrai dire. Il vit.
Il n'y a pas chez lui ce souci constant de la préciosité et de la recherche propre à certains jeunes écrivains américains, comme Truman Capote. Il y a, semble-t-il, une beaucoup plus grande spontanéité. Sans doute en doit-il une grande part à Steinbeck et à William Saroyan. Ses héros se nomment souvent Pa' et Ma' et ont des noms simples, fréquentent les drugstores et les movies de l'avenir. Mais il redoute moins l'intellectualisme que Steinbeck et tombe moins facilement dans la sensiblerie que Saroyan. C'est qu'il a pour lui le fantastique et le don mystérieux d'accorder la vie aux roches, au métal, aux fusées, au passé — et parce qu'il est émerveillé par le monde, il sait à son tour émerveiller.
Les œuvres de Bradbury ne sont pas seulement des livres, du papier et de l'encre, des signes et des mots.
Elles sont des mondes, des planètes, des routes. Il me semble toujours, lorsque j'ouvre au hasard les Chroniques martiennes ou l'Homme illustré, voir s'effacer les lettres et apparaître des couleurs, des formes grouillantes et merveilleusement vivantes.
Et, au détour d'une route bien connue, découvrir un pays nouveau et enchanteur.
Notes
[1] Traduction de "the Highway", paru dans l'Homme illustré.
[2] Traduction de "the Wilderness", paru dans Fiction 28.