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Gérard Klein : choix d'articles

Lewis Carroll, l'explorateur ou les Voies de l'imaginaire

Première parution : Fiction 44, juillet 1957

Ce fut pour une large part la faute de Christophe Colomb. N'essayez pas de croire qu'il avait des circonstances atténuantes ou qu'un hasard malheureux le poussa dans cette direction désastreuse. Non. Ce fut bien sa façon de penser qui fut fautive. Ce fut bien Colomb qui déclencha l'effondrement du premier monde imaginaire. Honnie soit sa mémoire pour le meurtre des chimères.

Deux mille cinq cents ans plus tôt, le réel vivait de plain-pied avec l'imaginaire. L'inconnu commençait au-delà de la ligne des collines. Des êtres de feu dansaient juste en deçà de la grande rivière et à deux jours de marche, vers le nord, s'étendait le pays blanc des licornes. On pouvait y croire, somme toute. Personne n'avait été y voir. L'homme peuplait un immense damier où tout était possible. L'étrangeté était habituelle. Pourquoi la distance n'aurait-elle pas renforcé la différence et finalement sécrété le surnaturel ?

Du reste, les meilleurs témoignages concordaient. L'océanographe bien connu, Ulysse, nous a transmis par la plume de son biographe, Homère, bon nombre d'observations du plus haut intérêt scientifique. Il existait alors assez d'îles dans la Méditerranée pour abriter quelques dieux, quelques sirènes et quelques monstres. La surpopulation n'était pas telle qu'on dut les nier pour s'installer à leur place. On pouvait faire bon voisinage avec les gorgones et, le cas échéant, conclure de fructueux traités commerciaux avec le Minotaure. La volonté d'émerveillement faisait déjà place à la volonté d'effroi. Dans les premiers temps, l'homme en savait trop peu sur son habitat pour chercher à s'y accrocher et pour ne pas ménager ses voisins, même imaginaires ; une bonne façon de ne pas se faire d'illusions est de prévoir le pire. Mais le pire cesse rapidement de l'être, à moins qu'il ne se réfugie perpétuellement dans l'inconnu. Heureusement pour la curiosité et l'effroi, la Terre était, en ce temps, illimitée. Et sa connaissance était assez brumeuse pour que le fantastique puisse cohabiter avec le réel à la faveur de l'imagination.

Vinrent les Romains. Ils n'aimaient pas le fantastique. Ils étaient trop superstitieux pour y prendre goût. Ils voulaient bien croire aux fantômes, mais non à d'autres êtres capables de leur ravir l'empire du monde. Ils avaient surtout la manie de dresser des cartes et de découper la Terre en districts. Il n'y eut plus bientôt de place nulle part sur les bords de leur mer tiède pour le moindre petit être inquiétant né d'une cervelle égyptienne ou crétoise.

Mais la Terre était vaste encore. Le fantastique se réfugia dans le nord. Des populations nouvelles et mythiques surgirent. Des légions de nains sortirent des grandes forêts, où il restait assez de brouillard pour abriter une population inquiétante et croissante.

Puis ce furent les grandes années. Tandis que les forêts tombaient et que s'évanouissaient les nixes, les regards se portaient vers l'ouest et l'océan, et vers l'est et les terres tout aussi indéfinies de l'orient. On racontait d'étranges choses. Tout était probable. La Terre, plate, s'étendait au-delà de tout ce que l'esprit pouvait rêver. Et sous d'innombrables et variées constellations, des cités de verre s'élevaient, peuplées d'hommes bigarrés dont l'œil unique brillait d'un éclat fixe et insoutenable ; dans ce pays lointain, très au-delà des montagnes d'émeraude dont parle Hérodote et que cite Pline en se référant à une tradition presque oubliée des Égyptiens eux-mêmes, poussait l'arbre de vie ; en cet autre les plantes portaient en guise de fruit des gemmes. Tous les souhaits du corps et de l'esprit se trouvaient réalisés en quelque endroit lointain. Ce devait être une étrange et excitante sensation que de percevoir la Terre vaste à l'infini autour de soi, et le mouvement de ces peuples lointains et différents, et la houle anonyme de vaisseaux inconnus transmise après des siècles de voyage aux rivages aquitains par un océan plan, ainsi que nous arrive la lumière portée par les flots et l'écume du temps ; et les maléfices de ces êtres plus puissants que l'homme et l'avisant de ne point pénétrer en leur domaine, et dont on pouvait tout juste brûler les émissaires humains ; et l'immense rectitude de ces routes imaginaires conduisant, en une progression sans borne, à un ailleurs toujours reculé. Les Romains avaient éprouvé le besoin du monde fermé, enclos, protégé. Mais jamais, ils n'avaient pu éliminer la vague angoisse de l'inattendu qui peut surgir aux frontières. Et voilà que les murailles explosaient. Il était temps de tout craindre et de tout espérer. Il suffisait de se déplacer un peu pour découvrir les pays impensables.

Vint Colomb, qui se déplaça. Lorsqu'il toucha l'autre rive océane, des palais de cristal s'effondrèrent en silence. Lorsqu'il revint, les légendes sur le bout de la Terre devinrent de simples souvenirs. La Terre était ronde, c'était une chose entendue. Elle était limitée, on pouvait l'explorer, la parcourir pas à pas, éliminant les moindres traces, les derniers relents de cette longue cohabitation de l'homme et des êtres nés de son esprit. On ne pouvait plus croire au fantastique. Un monde limité n'engendre qu'une capacité limitée d'étonnement. Pendant plusieurs siècles, la Terre fut le paradis des géographes et des naturalistes. Les écrivains ne s'occupèrent plus que d'eux-mêmes. C'était une façon de perdre confiance en la richesse du possible. On sait le triste état de choses qui en résulta. Seuls les mathématiciens faisaient encore preuve, avec un courage inchangé par des événements qu'ils ignoraient, d'un reste de fantaisie.

Il n'était guère qu'un esprit aventureux qui pût tirer l'humanité de ce pot au noir. À l'explosion intellectuelle qu'avait entraînée la découverte d'immenses continents, succédait lentement l'industrieuse monotonie des pays sans illusions. Colomb et ses successeurs avaient démontré qu'il n'y avait nulle part sur la Terre de place pour le fantastique. Du moins l'avaient-ils fait croire. Quelques tentatives timides avaient bien eu pour objet de réintroduire des êtres étrangers au monde humain au sein de celui-ci. Mais les ficelles des Märchen allemands, du conte de fées français, puis du roman noir anglais étaient trop apparentes ; les véritables rêveurs n'ont pas l'humour de se dire : tout cela n'est rien, je vais me réveiller dans un instant.

Que pouvait-on donc introduire dans un monde supposé entièrement connu ? Rien, sinon quelques variations dans le détail. L'esprit piétinait, aussi sûrement emprisonné à l'extérieur d'une sphère qu'il l'eût été à l'intérieur. La situation était sans issue. On avait dérobé à la planète l'une de ses dimensions nécessaires, celle de l'infinité des possibles.

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Alors Lewis Carroll découvrit un puits, dans lequel il fit choir successivement un lapin blanc et une charmante petite fille répondant au nom d'Alice. Un puits est une issue, une façon d'échapper à la rotondité absurdement fermée de la Terre. Tout au bout du puits, Carroll inventa un univers entier. Son trait de génie fut de ne plus chercher à introduire le merveilleux sur notre planète rétrécie, mais d'imaginer un univers à part, d'explorer un espace latéral, de reconquérir ainsi les infinies possibilités d'une Terre plate et illimitée et d'y gagner, sans doute, une plus grande liberté servie par la plus grande rigueur d'un esprit capable de systématique illogisme.

Le Pays des Merveilles et l'Autre Côté du Miroir sont des contrées à la fois géométriques et ingénues qui s'articulent avec notre univers grâce à l'étonnement d'Alice, ce personnage de notre monde capable encore d'accepter l'inhabituel, parce que trop jeune pour être déjà totalement accoutumé à l'ordinaire. Fantaisie logique et ingénuité président à l'essentiel du monde de Carroll. Et en cela, sans doute, ce monde donne-t-il une image assez exacte de l'esprit de Carroll lui-même. Les mathématiciens ont l'habitude de mondes étranges, d'espaces abstraits et de situations différentes. Ils ont forcé peu à peu les savants à reconnaître l'étrangeté multiple et fondamentale de toute chose. Or Carroll était un mathématicien, et à la façon des mathématiciens légendaires il demeura toute sa vie quelque chose comme un enfant, c'est-à-dire un normal inadapté.

Il n'appartenait, à vrai dire, tout à fait, ni à l'Angleterre du xixe siècle ni au monde d'Alice, quoiqu'il ait été modelé par l'une et qu'il ait créé l'autre. L'étonnement d'Alice dans un monde que nous qualifions d'étrange a pour origine le sien dans celui que nous appelons normal. Et le Pays des Merveilles nous enchante parce que nous y découvrons en filigrane l'étrangeté de l'ordinaire. Un mot retourné, un sens figuré pris littéralement, le temps confondu avec l'espace, des mots hachés et mélangés, voilà que nous basculons d'ici à ailleurs, sans cesser d'être jamais tout à fait ici, mais en nous trouvant suffisamment ailleurs pour admettre n'importe quoi.

Car cet univers d'Alice était au total trop proche du nôtre, si aisé d'accès que nul avant Carroll n'avait fait mieux que l'entrevoir. Les paradis imaginaires antérieurs, ou l'enfer le mieux établi et presque contemporain de M. Poe, prenaient toujours le lourd soin de se légitimer. Il suffisait pourtant de se laisser couler, glisser en ce puits qui mène Alice plus loin que de l'autre côté de la Terre, en ce monde qui s'étend sur l'autre face sans tain des miroirs du sommeil.

Peut-être l'existence même de notre explorateur joua-t-elle son rôle dans cette découverte des châteaux de cartes, des maisons de poupées et des champs en damier où folâtrent de compagnie Tweedledee et Tweedledum, le chat de Chester, Humpty Dumpty sur son mur et le cavalier blanc qui s'obstine à tomber sur la tête tous les cinq pas — joli monde que Sir John Tenniel s'employa à fixer pour la postérité en gravures surprenantes. On a écrit des centaines de pages sur Carroll. On a disséqué les moindres détails de son existence, tantôt avec un épais sérieux qui eut fait fuir le Jabberwock en personne, tantôt avec une fantaisie un peu forcée dont Carroll n'a pas donné l'exemple. Carroll lui-même, dit-on, ne voulut jamais rien lire qui le concernât. Sans doute fit-il bien. Mais il me plaît de penser que sa terne existence fut précisément la contrepartie nécessaire de son exploration ingénue, et que sa préférence pour les petites filles et son inimitié marquée et désormais célèbre pour les jeunes garçons turbulents furent seulement le témoignage de son goût pour une rêverie un peu secrète et de son aversion pour la violence de l'action.

Car Carroll a composé sa vie autour d'un labyrinthe. Ou plutôt, il semble qu'il se soit réfugié, à la façon de tout écrivain, peut-être, au centre de ce labyrinthe que forment ses deux livres. Et c'est là qu'il faut le chercher.

C'est un labyrinthe tout à fait intellectuel, très largement abstrait, construit à la façon d'un damier. Mais de ce jeu-là, les règles ne sont pas tout à fait assurées. Elles ressemblent un peu à ce que seraient les règles d'une partie d'échecs énoncées par un enfant pour qui elles ne seraient qu'un langage lointain et hermétique, à peine retenu et magiquement discontinu dans son incompréhensibilité. Ou encore aux développements d'un mathématicien qui se jouerait perpétuellement des tours en réintroduisant à chaque ligne de nouveaux postulats. C'est le saut à la corde de l'intellect.

C'est pourquoi le monde fantastique, dans son acception la plus large, a tant gagné au contact du Pays des Merveilles. Les monstres antiques étaient somme toute bien terre à terre. Il suffisait de quelques bonnes cartes et de quelques voyageurs sceptiques pour les faire rentrer dans l'ombre. Tandis que les meilleures carabines s'évertueront en vain à abattre le Snark et le Jabberwock, monstres aussi immortels que les plaines de papier qu'ils hantent.

Tout le monde fantastique moderne dépend de cette évolution vers l'abstraction, de cette découverte des étrangetés de l'esprit auxquelles on fait mieux que croire puisqu'on finit par vivre avec elles. Ce monde fantastique abstrait, résultat d'une longue évolution qui conduisit de l'Odyssée au Wonderland, a si bien pénétré notre manière de penser et excité notre curiosité qu'il a fini par modeler certaines de nos attitudes scientifiques. Charles Fort ne réclamait-il pas que tous les possibles fussent envisagés et ne commence-t-on pas à lui donner timidement raison au moins sur ce point ?

Lewis Carroll apporta un étonnement nécessaire, mais ce pouvoir de surprise s'applique aisément au réel. Les fantaisies du mathématicien Carroll, ses effondrements du temps et de l'espace, de la logique et de la causalité, sont assez proches de certaines conceptions modernes du monde physique pour que d'authentiques poètes aillent désormais chercher dans le domaine scientifique un cadre, un dépaysement, une étrangeté qu'ils attendaient hier de leur seule imagination. Ainsi le rêve se retrempe-t-il dans un réel d'où surgiront de nouveaux rêves.

Encore ne suffit-il pas de parler de logique onirique à propos de Carroll ou de domaine interdit des rêves pour résoudre le moindre problème. Que Carroll ait peut-être cherché dans les rêves d'un après-midi moite une logique intelligemment décousue est fort possible, mais il l'a sans doute fait à la façon des géomètres qui cherchent les contours d'une figure dans l'étincellement anarchique qui sautille sous leurs paupières closes.

Ce monde de Carroll témoigne en réalité d'une volonté constante d'exprimer le possible dans le domaine de l'abstrait. Des éléments du monde réel y sont placés, mais individualisés, isolés de tout contexte normal de façon à faire redécouvrir leur originalité.

Cela est sans doute propre à tous les mondes irréels ; il s'agit pour leurs inventeurs de pousser le parfait ou l'horrible hors de leurs limites normales, de les détacher du contexte habituel et dissolvant dont ils sont affligés dans le monde quotidien, de les faire vibrer un peu comme un musicien fait résonner un accord seul et pur prélevé en un monde de bruits. Et dans ce passage à l'abstraction, l'œuvre de Carroll apporte un immense progrès. Les légendes n'avaient qu'un aspect assez anecdotique ; elles n'extrayaient l'imagination du réel que par un bref détail. Avec Carroll, l'étrange se fait méthode.

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Mais cette fantaisie carrollienne n'est pas qu'une évasion. Il apparaît plutôt qu'elle est une expression. Les traits que Carroll tire du réel et qu'il transporte en son pays abstrait ont le mérite de la pureté. Sans doute ont-ils aussi la qualité d'une certaine signification humaine. Il n'est pas d'histoires fantastiques qui ne reposent au fond sur une base symbolique. Au travers des symboles, l'étonnement de Carroll devant l'étrangeté d'un monde inventé devient la traduction aisément perceptible de l'effarement d'un enfant en face du monde humain, en face de la solitude qu'il recèle ; solitude de l'impuissance à atteindre autrui, et solitude de l'indifférence.

On a beaucoup parlé d'Alice à propos de Carroll. On s'est inquiété du soin que Carroll, ou plutôt le révérend Charles Lutwidge Dodgson, mettait à composer les histoires qu'il destinait à son amie de dix ans. Mais peut-être a-t-on négligé cet aspect fondamental de presque toutes les œuvres fantastiques et qui n'est du reste pas le seul de l'œuvre carrollienne, qu'est la solitude. Peut-être ces deux livres constituaient-ils le seul langage authentique que put employer Lewis Carroll pour communiquer avec les seuls êtres qu'il pouvait intéresser ; car il n'est pas d'autre remède à la solitude que le partage d'un rêve. Tout monde fantastique est une tentative d'organiser un univers où la solitude n'existe pas, soit qu'elle n'y ait pas sa place en tant que sentiment, soit qu'elle soit vaincue par certaines ressources de l'esprit et du cœur ; mais en tant que facteur déterminant ou en tant qu'absence, la solitude est là. Le monde de Carroll n'échappe pas à cette règle.

Les deux livres de Carroll, Alice au pays des merveilles et De l'autre côté du miroir, peuvent se révéler comme des labyrinthes dont l'aboutissement, au-delà d'une sorte de voyage au bout des rêves, est la fin de la solitude. La solitude d'Alice est la plus complète. Encore qu'elle soit entourée d'une perpétuelle sarabande d'êtres étranges, aucune relation qui demeure ne s'établit entre elle et eux. Elle ne comprend pas ce qu'ils disent ou le saisit trop tard. Les oiseaux piaillent et s'envolent lorsqu'elle évoque sa chatte Dinah. Humpty Dumpty parle par énigmes. La Reine menace de faire tomber les têtes. Il s'agit toujours d'un langage ou d'une attitude hautaine ou dédaigneuse, aux mailles tissées d'incompréhension.

Mais cette solitude d'Alice n'est pas la seule. Celle de son invisible et perpétuel partenaire est bien plus grande encore ; car ce foisonnement d'êtres qui entourent Alice n'en recèle en vérité qu'un seul qui se transforme, tel Protée, dans l'espoir d'échapper aux attentions malveillantes, tandis que le rêve se poursuit à une cadence accélérée. Et tous ces êtres, ou cet être aux multiples facettes, ne peuvent rien dire de sensé. Le chat de Chester se confine dans un sourire énigmatique. Le Chapelier est fou avec esprit. Le Lapin Blanc tremble pour sa tête. Il est jusqu'aux balbutiements, jusqu'aux énigmes incessamment posées à Alice par les différents personnages, aux phrases prononcées à l'envers, aux mots forgés de toutes pièces, qui expriment cette incapacité à l'expression, cette impossibilité de la compréhension, et qui expliquent la réelle tristesse, la cruauté de ce monde en proie à l'inadaptation.

Il arrive que la solitude d'Alice, ou cette solitude des êtres qui l'environnent, ressemble étrangement aux barrières que s'opposent les humains dans le monde réel. Humpty Dumpty, enclos dans sa forme d'œuf, satisfait et grincheux, est solitaire par construction, convenablement fermé, impossible à atteindre ; il en va de même pour le chat de Chester, qui n'est qu'un immuable sourire sardonique, et pour la colère crispée de la Reine de cœur. Le Chapelier ou le Lapin, par contre, aimeraient bien parler à Alice, dire vraiment quelque chose. Mais leur aliénation, leur différence le leur interdit, et peut-être est-ce d'une dérision de désespoir que découle la fantaisie démentielle de la scène du thé. Peut-être le Chapelier est-il à ce titre l'archétype de l'intellectuel et — pourquoi pas ? — de Carroll lui-même. Tout se passe comme si Carroll s'incarnait successivement en son personnage d'Alice et en ceux de ses sympathiques hôtes, incapables de s'évader de leur labyrinthe mental, comme s'il transcrivait ainsi dans son pays imaginaire son isolement dans le monde réel, isolement d'enfant, solitude au bout de laquelle il n'est d'autre espoir que l'enfance.

Car il semble bien, dans les faits, que Carroll, à la façon des enfants, se soit heurté à la société des hommes, mais qu'il se soit également senti prisonnier dans le labyrinthe des objets. Il est surprenant de voir combien la solitude dans Alice au pays des merveilles ou dans De l'autre côté du miroir, dégénère en effroi devant le monde physique. Les plus élémentaires réalités font défaut, le temps se confond avec l'espace. Des pièges s'ouvrent dans toutes les directions. Le rêve se termine en cauchemar selon un processus d'accélération qui accroît l'étrangeté du monde imaginaire et l'aliénation de l'héroïne par rapport à ce monde. Il est intéressant de noter à cet égard qu'Alice au pays des merveilles débute sur une chute et se termine sur une chute. Dans ce tourbillon, l'univers entier devient étranger et hostile. Le temps pas plus que l'espace n'est épargné. « Soyez assez bon pour arrêter une minute, pour que je puisse souffler », dit Alice au Roi blanc. Et celui-ci répond « Je suis assez bon, mais je ne suis pas assez fort. Arrêter une minute est presque aussi difficile qu'arrêter un Bandersnacht. » N'est-ce pas là une version de l'écoulement du temps beaucoup moins plate que le « O temps, suspends ton vol » de certain poète ? Le temps n'est du reste pas seul en cause. Tous les grands monstres composites imaginés par Carroll, le Snark, le, Jabberwock, le Bandersnacht, finissent par grincer hostilement des dents à l'image de l'univers entier.

Et cependant, rien de tout cela n'est profondément important. Le jeune homme « à la vorpaline épée » de la chanson du Jabberwock finit par avoir raison des pires monstres. Lewis Carroll a exprimé bien des choses profondes sur la solitude ou sur les rapports des hommes et des objets, ou des cerveaux et des idées, mais sa finale découverte a peut-être été d'ôter tout poids à ce labyrinthe qui ne tient ensemble que par quelque architectural équilibre. Nulle frayeur réelle ne nous guette ; on ne cherche pas à nous faire toucher du doigt la réalité des « slictueux toves ».

Et cependant nous vivons, le temps qu'il faut, dans l'univers d'Alice. C'est qu'il ne repose en définitive sur rien, quoiqu'il exprime beaucoup. Il n'a pas besoin de s'excuser perpétuellement d'exister, à la façon de beaucoup d'univers fantastiques. Son sens est purement esthétique à la manière du labyrinthe du Minotaure. Sa beauté est abstraite, comme celle d'une géométrie. Il vient tout juste s'y glisser la fantaisie et la poésie d'une discontinuité de la logique.

Sans doute est-ce à cause de cette heureuse attitude que les livres de Carroll n'ont pas vieilli là où les contes de fées et les romans gothiques se couvraient de rides. Et c'est parce qu'il n'a pas de sens intelligible, à l'instar des pays réels, que le pays imaginaire de Carroll s'est mis à exister comme les vrais, au-delà de ses habitants et au-delà de son créateur.

De par sa présence même, le monde de Carroll est devenu un monde commun à bien des esprits. Son influence est malaisée à mesurer. Mais certains n'ont pas hésité à le prolonger. Lewis Padgett lui a emprunté les éléments de son étonnante nouvelle "Tout smouales étaient les borogoves", où il exprime l'idée que dans la première strophe du "Jabberwocky" se cache la clé de portes béant sur d'autres dimensions, que seuls les enfants peuvent atteindre. Fredric Brown s'est servi de l'étrange atmosphère de Carroll dans son roman policier Drôle de sabbat, aux frontières de l'étrange. D'autres imaginèrent que Lewis Carroll était une sorte de mutant qui laissa à d'autres mutants un message sous la forme de ses livres. Pourquoi auraient-ils entièrement tort ? Pour d'innombrables auteurs et lecteurs, surtout anglo-saxons, le monde d'Alice est demeuré le meilleur symbole de l'évasion hors de ce monde.

Il est difficile de savoir si Carroll a connu un succès semblable en France. Il est à craindre que non. L'esprit français désamorce en un rien de temps la plus explosive des imaginations. Il a suffi d'un siècle au temps des contes de fées pour transformer les inquiétantes légendes allemandes en histoires proprettes, incolores et inodores. À vrai dire, mis à part les surréalistes, on ignore plutôt Carroll en France. Mais les voies de l'imaginaire sont plus complexes que celles de la seule influence. Et celle de Carroll adopte les formes les plus diffuses. Il a renouvelé nos sources d'émerveillement. À force de jongler avec les paradoxes, il nous en a sans doute fait découvrir dans le réel, qui nous échappaient. Grâce à lui nous savons que le monde fantastique n'est plus limité, ni subordonné au réel. Une bonne partie de la science-fiction, de par son caractère intellectuel et abstrait, découle directement du Pays des Merveilles, et la fantaisie des mondes parallèles qui présidait à l'Univers en folie de Fredric Brown ou à Chaîne autour du soleil de Clifford D. Simak, est sœur de celle de De l'autre côté du miroir. Et d'autres voyageurs exploreront à leur tour les domaines à nouveau indéfinis de l'imagination.

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De nos jours, nous avons forgé un nouveau support spatial à notre goût du merveilleux, nous avons imaginé une nouvelle géographie du fantastique. Nous ne pouvons guère par une nuit claire lever les yeux vers la multiplicité des étoiles sans songer à la variété de ces mondes existants et à venir qui nous attendent là-bas et que nous atteindrons peut-être, à moins que, parvenus les premiers au terme d'une longue quête, ils ne nous découvrent d'abord. Il nous est difficile de penser désormais que l'espace n'est pas grouillant de vie, sillonné de myriades d'astronefs, scintillant de millions de villes parfaites et ouvertes sur le vide comme des yeux béants et miroitants. Tout cela, nous pouvons le repousser dans le temps, mais nous ne pouvons plus le rejeter dans le néant. Car cela existe déjà, et avec une telle précision que déjà l'imaginaire recule devant les aciers froids des réalisations, que déjà la découverte s'efface devant les précisions glacées des détails techniques. Peut-être nos regards tournés vers les étoiles cessent-ils déjà de luire et de s'émerveiller. Nous avons trop rêvé à ce qui nous attendait. Nous connaissons déjà ou croyons connaître les sables mornes de Mars et les silencieux marais de Vénus.

Et pourtant, une seconde avant de conquérir avec la tranquillité assurée des esprits, puis de nos machines, ces espaces, nous retrouvons quelque chose de l'émerveillement de Carroll. Et chaque fois que nous parvenons de nouveau à concevoir combien ces étoiles sont distantes et étrangères, nous percevons ingénument cet étonnement. Peut-être serait-il bon que nous l'éprouvions à propos de notre propre demeure, la Terre. Les sciences nous offrent de permanents sujets d'effarement. Les mondes des cristaux et ceux des atomes, l'agitation perpétuelle et mathématique des électrons, nous sont aussi étrangers que les plus lointaines brumes épandues dans le vide.

Sans doute, les distances presque physiquement perceptibles de l'espace peuvent aider notre esprit trop enclin à l'habitude à obtenir ce dépaysement. Carroll fut un maître en la matière. D'autres lui succédèrent, qui créèrent des mondes entièrement étrangers au nôtre ou qui introduisirent, comme Lovecraft, des facteurs d'étrangeté logique dans notre monde. Il est même saisissant de constater combien ce sentiment de l'étrange est exalté par un écrivain comme Catherine Moore, dans un cadre qui est celui de l'espace et de nos planètes mais aussi celui de Carroll et de ses monstres et de sa logique, et sans doute enfin celui des mythologies anciennes. Des dessinateurs comme Virgil Finlay, malheureusement presque inconnu en France, ont pris la succession de Sir John Tenniel dans la délicate entreprise de visualiser le fantastique. De nouveaux Christophe Colomb peuvent venir. Nous savons maintenant que tout ce qu'ils découvriront de banal ou d'étrange ne sera qu'un aliment illimité pour notre imagination.

Peut-être y a-t-il là la marque d'une évolution qui conduit toute une partie de la littérature ou des arts vers des régions plus abstraites où le réalisme ne joue plus qu'un faible rôle, ou l'imitation et la transcription du réel disparaissent devant la volonté délibérée d'organiser des thèmes, des personnages ou des idées à la façon des notes de musique d'une symphonie ou des théorèmes d'une démonstration. Une telle littérature qui est plus ancienne que Carroll, mais à laquelle il a ouvert nombre de portes sous couleur d'inoffensives fantaisies pour enfants, exprimerait notre condition dans un cadre débarrassé des variations de l'accidentel et aussi pur que la lumière des étoiles. C'est ainsi, je crois, que les surréalistes entendaient Carroll. Ils croyaient à la réalité du monde carrollien et, d'une certaine façon, ils avaient raison. De même y a-t-il quelque chose de commun entre l'espace propre à Jacques Sternberg ou à Samuel Beckett et celui de Carroll. De même l'éblouissante logique de Jorge Luis Borges prend-elle peut-être sa source dans les syllogismes du révérend Dodgson. Il me semble qu'il y a là une même volonté de pousser à bout toutes les démonstrations, pour elles-mêmes, en dehors de toute fin.

Mais il n'est pas que le domaine littéraire qui soit lentement transformé par ce désir forcené et salutaire de définitive aliénation. Il m'est difficile de regarder certains des dessins apparemment enfantins de Paul Klee sans songer à l'univers, conçu pour des enfants, de Lewis Carroll. La jeune fille perdue dans le vaste monde de Klee est peut-être Alice. Et ces formes éparses et flottantes derrière elles pourraient bien être les contours du Wonderland. Enfin la musique étrange et atonale de Bartok, sinon ses vives variations, ou les tentatives de Schönberg, ne se marieraient-elles pas avec les paroles merveilleusement effarantes de la Chasse au Snark ?

Carroll n'essayait pas d'étonner. Il s'inquiétait peu d'être célèbre. Il tentait plutôt de surprendre. Il a réussi. Souhaitons qu'il ne cesse jamais de le faire, qu'il ne devienne jamais un classique au sens ambigu et dangereux où on l'entend dans les littératures. Mais voici que d'autres le suivent et tâchent à leur tour de nous surprendre. Ne nous révoltons pas. Essayons plutôt de vouloir être perpétuellement surpris. La saveur du réel est au prix de l'émerveillement dû à l'imaginaire.