Gérard Klein : choix d'articles
Philip José Farmer ou Comment devenir un petit dieu
Première parution : Fiction 174 & 175, mai & juin 1968
Les romanciers révélés en France par la plus prestigieuse collection de SF, le Rayon Fantastique — mais cette série ne jouit-elle pas un peu du prestige des civilisations disparues ? — conservent toute la faveur du public, au point qu'ils occultent quelque peu de relatifs nouveaux venus. Ainsi Philip José Farmer. Le lecteur français, s'il ne lit pas l'anglais, connaît bon nombre de ses nouvelles, mais il ignore que Farmer s'est mis, par ses romans, au tout premier rang de la SF américaine et que sa réputation est en passe d'égaler celles d'Asimov ou de van Vogt.
Farmer a eu longtemps, aux États-Unis, la réputation d'un auteur scandaleux. Entendons par là qu'il a abordé, de front et sans guère faire de concessions, des sujets plus ou moins tabous : le sexe et la religion. Enfin, dans ses œuvres les plus récentes, il a largement remis en cause la définition même de la Science-Fiction. Les deux romans que vient de publier le C.L.A. : les Amants étrangers et l'Univers à l'envers, relèvent des deux premières phases de l'œuvre de Farmer ; celui qui paraîtra à l'automne 1968 dans la collection "Galaxie/bis" : the Maker of universes, illustre bien la manière la plus récente de cet écrivain éclectique.
Cette diversité ne traduit pourtant aucune incertitude, aucune hésitation de sa pensée. Au contraire, comme on va tenter de le montrer dans cet article, la succession des grands sujets abordés par Farmer exprime une constance absolue dans le dessein et reflète, plus profondément encore, l'évolution de sa personnalité. Car si presque toutes ses œuvres — et surtout les plus importantes — ont pour thème la libération, elles jalonnent en même temps l'itinéraire de l'homme Farmer à la recherche de sa liberté.
Ce fut une manière de scandale que la parution, assortie d'un succès immédiat, du roman de Farmer les Amants étrangers dans le numéro d'août 1952 de Startling stories. Pour la première fois, un écrivain entreprenait de transgresser la muraille de silence qui entourait le sexe dans la SF. Les quelques auteurs qui avaient effleuré le sujet ne l'avaient jamais réellement intégré à leur action, se contentant de l'en saupoudrer comme d'une épice. Or, le domaine du sexe, avec ses nombreuses implications physiologiques et psychologiques, pouvait offrir à la conjecture un champ autrement large que l'astronomie et la physique elles-mêmes. Sur les raisons de ce silence, Sam Moskowitz propose, dans sa préface à l'édition du C.L.A., deux hypothèses : la Science-Fiction — littérature d'adolescents — refléterait les phobies pubertaires de ses lecteurs ; la Science-Fiction — littérature d'idées — accorderait peu de place aux passions qui viennent déranger le bel ordonnancement des démonstrations. Pour être à la fois plus acceptable et plus vraisemblable, la seconde hypothèse n'en est pas moins insuffisante et il y a sans doute quelque vérité dans la première si on la généralise. Car le tabou sexuel qui pèse — ou pesait — sur la SF paraît fortement lié à celui qui subsiste dans la plupart des milieux scientifiques, sans que ceux-ci soient composés uniquement d'adolescents. La violence des polémiques récentes à propos de quelques points d'endocrinologie a permis de s'en convaincre [1].
Quoi qu'il en soit, il demeure évident qu'une fleurette, même poussée, entre un astronaute et une cantinière n'aurait guère d'intérêt, pas même celui de renouveler la littérature érotique. Pour que la description d'une passion puisse avoir quelque valeur dans le cadre du roman de SF, il faut que, par sa nature même, cette passion pose un problème au moins en partie scientifique. Le trait de génie de Farmer a été de faire de la passion elle-même un thème de Science-Fiction, en jouant simultanément sur plusieurs tableaux : ceux de la biologie, de la psychologie et de la sociologie notamment.
Aussi bien l'intrigue des Amants étrangers repose-t-elle sur cette idée que des êtres appartenant à des espèces différentes peuvent éprouver une violente passion réciproque. Hal Yarrow est un humain, mais Jeannette, quoiqu'elle ait l'apparence d'une très jolie femme et les sentiments correspondants, est séparée de Yarrow par des milliards d'années d'évolution. Elle n'appartient pas à la classe des mammifères. Sa ressemblance avec l'humanité s'explique par un phénomène de mimétisme génétique. Jeannette peut néanmoins s'unir à Yarrow et même lui donner des filles. De ce thème d'apparence scientifique : la rencontre et l'idylle de deux êtres que non seulement la pression sociale mais encore l'hérédité au sens le plus lourd du terme séparent, un autre auteur eût tiré une froide SF biologique. L'habileté de Farmer a été d'extraire de cette situation les éléments d'une tragédie qui, comme toutes les bonnes tragédies, tend d'une manière aussi logique qu'inéluctable vers son dénouement.
Le ressort de cette tragédie est double. Un malentendu s'établit entre Yarrow et Jeannette. Car, jusqu'à la fin, Yarrow ignore la véritable nature de Jeannette. Celle-ci redoute les effets d'une révélation aussi traumatisante bien qu'elle ne doute pas de la sincérité de son amant. Et cette ignorance de Yarrow va le condamner à perdre l'objet de son amour. D'un autre côté il y a le conflit entre Yarrow et sa société, une société monstrueuse et théocratique, dominée par un Clergétat totalitaire qui voit le mal dans tout ce qui détourne l'individu de la soumission aux idéaux collectifs et en particulier, on s'en doute, dans le sexe.
Cette société ultra-puritaine, encadrée par une hiérarchie complexe, où la police des âmes est assurée par les “agis”, sortes de commissaires-confesseurs, a entièrement forgé Yarrow qui se trouve prisonnier de ses interdits. Il doute néanmoins, il est capable d'une certaine indépendance d'esprit, mais sa rébellion demeure latente tant qu'il se trouve sur Terre, enfermé dans le carcan rigide des habitudes et des devoirs. Sa révolte refoulée n'aboutit qu'à développer en lui une frustration. Car Yarrow est un intellectuel : il sait, ou il sent, qu'il vit à faux, mais il est incapable de traduire en actes et même de formuler clairement son insatisfaction. Au reste, il est seul. Si d'autres pensent comme lui, il l'ignore. Seul, il ne peut se débarrasser de ses chaînes mentales. Il hait cordialement sa femme Mary, frigide, qui extériorise son agressivité en témoignant en toutes circonstances d'une fidélité bigote à l'endroit du Clergétat, même si cela la contraint à dénoncer Yarrow pour quelque peccadille. Bien entendu, Yarrow ignore ce que c'est que le plaisir.
Il va sortir de cet enfer qui, pour être peint en quelques pages, me paraît aussi consistant, sinon plus vraisemblable, que celui de 1984, et en même temps s'acheminer vers sa libération et vers son drame, lorsque le Clergétat l'envoie comme linguiste sur un monde lointain récemment découvert. Là vivent les Wogs, sortes d'insectes géants, intelligents et civilisés, que le Clergétat envisage froidement d'exterminer. Ils ont toutes les qualités que les humains s'interdisent. Aimables, sociaux, compréhensifs, tolérants, réalistes et pacifiques, ils cultivent la psychologie que le Clergétat a bannie comme une science maudite sauf en ses usages répressifs. Il est piquant de constater que, dans le roman de Farmer, l'humanité présente toutes les caractéristiques de la grande fourmilière totalitaire, alors qu'à l'inverse les insectes vivent les valeurs de l'humanisme et cherchent à se comprendre eux-mêmes. L'ami wog de Yarrow, Fobo, est empathiste, c'est-à-dire psychanalyste, expert à déceler les émotions d'autrui et à aider non à les refouler mais à les intégrer harmonieusement dans la personnalité. À l'univers manichéen, paranoïde, des humains écrasés par une métaphysique délirante et par la hantise du péché, s'oppose le monde complexe, vivant et vécu, des Wogs.
Aussi Yarrow va-t-il faire sur la planète des Wogs, de deux manières, l'apprentissage de la liberté. Auprès de Jeannette il découvre l'amour et n'hésite plus bientôt à tromper le Clergétat, avec un cynisme tout neuf, pour préserver sa passion. Auprès de Fobo, il apprend à la fois l'amitié, la confiance et le sens critique. Ainsi, doublement, il va s'humaniser, réapprendre à la fois les entrailles, le cœur et le cerveau, non sans lutte avec lui-même, non sans déchirement, car il ne peut s'évader que pas à pas de ce qu'on a fait de lui. Si la passion ne le poussait puissamment, il n'y parviendrait pas mais si Fobo ne débarrassait son esprit des taies qui l'aveuglent, ne l'aidait à remettre en question des croyances dont il se trouve accablé, ne s'attaquait à l'œuvre obscurantiste et aliénante du Clergétat, ne l'amenait à considérer la réalité comme problème et non comme “vérité” révélée, la passion ne ferait que l'emmurer dans ce havre fragile où il s'est réfugié avec Jeannette.
L'intention morale de Farmer est claire. La passion comme la raison demeurent impuissantes, si elles sont isolées, à ébranler les autorités illégitimes. C'est l'amour allié à l'intelligence qui restitue l'homme à lui-même contre tout ce qui l'aliène dogme, préjugé, hiérarchie. Et c'est parce que ce processus s'accomplit séparément sur ces deux terrains en Yarrow que la tragédie se noue. Yarrow cache à Fobo en même temps qu'aux humains de l'expédition l'existence de Jeannette. Celle-ci lui cache sa véritable nature. La rencontre entre les deux domaines de la connaissance s'effectuera trop tard pour que le drame soit évité. Pourtant elle se fera et, loin d'être écrasé par la tragédie, Yarrow en sortira libéré. Il passera même à l'action physique contre un prélat du Clergétat. Et c'est Fobo qui a raison contre son désespoir du moment lorsqu'il lui annonce qu'il connaîtra d'autres amours maintenant qu'il est devenu un homme.
Ainsi le roman de Farmer dépasse-t-il de fort loin la simple anecdote scabreuse. Son véritable thème est celui de l'accession de Yarrow à l'âge adulte, à ce que les psychanalystes appellent le stade génital. Pour y parvenir, Yarrow doit s'affranchir du Clergétat qui le châtre moralement, des fausses sécurités intellectuelles, et émotionnelles d'une théologie mystifiante qui l'infantilise. Avec Mary, sa femme, Yarrow ne ressentait aucun plaisir. Avec Jeannette, il a découvert son propre corps. En rejetant avec violence l'autorité illégitime du Clergétat, en découvrant que pour assurer sa vie, être selon sa nature, il peut haïr efficacement et tuer, il s'affranchit. Il est intéressant de noter que dans cette société qui ignore la famille, toute l'agressivité de Yarrow se libère en s'attaquant à la hiérarchie, image et substitut du père. En s'en prenant à la religion, c'est du surmoi monstrueux, greffé sur la conscience humaine par un prophète fou mais habile, que Yarrow se délivre. C'est le thème que Farmer va désormais de plus en plus fréquemment aborder.
Car s'il continue à traiter de sujets “sexuels” tenus pour plus ou moins scabreux par ses éditeurs, Farmer n'oublie pas que le sexe est le terrain privilégié de la lutte que mènent contre la personne toutes les autorités illégitimes. La censure n'implique pas seulement un objet censuré, mais aussi un censeur et une rationalisation de la censure. C'est aux censeurs et à ces rationalisations particulières qui s'habillent de métaphysique que va s'en prendre, maintenant Farmer, et l'on va voir que cette démarche le conduit fort loin.
Prônant donc la désaliénation, il s'attaque aux trois niveaux de l'autorité qui écrasent et déforment la personnalité de l'enfant, s'ils sont exercés indûment : celui des parents, celui de la société et celui de la religion. Il ne fait aucun doute qu'il puise nombre de ses thèmes dans la pensée psychanalytique. Mais loin d'en appliquer sèchement les concepts, il prélève la substance de ses histoires, de toute évidence, dans sa propre expérience. L'œuvre de Farmer est aussi l'histoire d'une remarquable auto-analyse. L'emprunt évident de schémas conceptuels aux théories freudiennes ne fait que brouiller superficiellement les cartes. C'est de lui-même — et des autres hommes — et non de ces théories que parle Farmer. Il les redécouvre — ou feint de les redécouvrir — au travers de ses fantasmes personnels.
Quant à l'attitude de Farmer vis-à-vis de la religion, il n'est pas indifférent de noter ici que, selon Sam Moskowitz, son père fut un adepte militant de la Christian Science. Il serait toutefois absurde de réduire l'œuvre de Farmer soit, comme on l'a déjà dit, à une utilisation systématique des clés de la psychanalyse, soit à l'exploitation de sa propre névrose. Ses fantasmes lui appartiennent en propre, et ce qui nous importe, c'est qu'au lieu d'être dominé par eux, il s'en sert avec une maîtrise grandissante comme de matériaux. Il n'abdique ni sa personnalité ni sa culture. Au pessimisme viennois de Freud, qu'on ne peut s'empêcher de relier à une situation sociale et historique particulière, Farmer oppose un optimisme foncièrement américain. Là où Freud doutait de l'issue du combat entre la société et l'individu et ne voyait guère de solution pour ce dernier que dans une adaptation plus ou moins mutilante à la contrainte, Farmer affirme la possibilité de vivre “sans dieu ni maître”.
Il faut qu'il ait disposé d'une énergie peu commune pour être parvenu au terme de son évolution malgré des difficultés qui n'ont pas été seulement psychologiques. La carrière de Farmer, comme le signale Moskowitz, a été marquée de bien des déconvenues. Au reste, ses héros ne parviennent pas à la découverte d'eux-mêmes d'un seul coup, quand ils y parviennent jamais. Ce sont des tourmentés, des inquiets, en butte aux coups du sort. Ils sont sujets aux rechutes, aux crises dépressives. Mais les plus forts d'entre eux se reprennent, mus non pas par cette risible volonté qui est le plus bel appendice du héros romanesque, mais par une force plus profonde, plus viscérale et en même temps plus incertaine dans ses manifestations, qu'il convient bien d'appeler avec Freud la libido. Ce sont ces difficultés qui les authentifient. Les héros tout d'une pièce qui triomphent sans coup férir de leurs propres énigmes, et qui abondent dans le space opera, sont toujours des truquages, des projections fantasmatiques du surmoi.
Ainsi Farmer, dans les œuvres qui suivent les Amants étrangers, se libère-t-il apparemment de ses démons intimes. On est tenté de dire qu'il fraie la voie à la libre expression de sa libido en se débarrassant par la médiation de l'écriture de ce qui la contraint. Certes, quelques-uns de ses héros succombent. Mais exprimer clairement leur échec signifie que l'auteur Farmer a évité l'écueil, entrepris de résoudre le problème. Dans Mère [2], qui paraît en 1953, un Terrien qui a toujours vécu dans la dépendance de sa mère est capturé, sur une planète lointaine, par un gigantesque être femelle et séquestré dans une sorte de poche utérine géante. Ses tentatives pour se libérer provoquent une excitation du derme qui déclenche le mécanisme de la conception. Nourri, protégé, enserré de toutes parts par la Mère dont il est à la fois l'enfant et l'amant, il renonce bientôt à toute velléité d'indépendance. Il vit en somme objectivement son complexe d'Œdipe sans avoir à le résoudre. Dans une autre remarquable nouvelle : "Ouvre-moi, ô ma sœur" [3], qu'il ne parvint pas sans peine à faire éditer, Farmer s'attaque aux tabous qui entourent certaines “perversions” rattachées au stade oral, en objectivant ici encore un fantasme. Il insiste sur le fait que si des relations sexuelles parfaitement normales pour une autre espèce nous paraissent monstrueuses, c'est en nous et en notre névrose qu'il faut chercher l'origine de cette répulsion, et nulle part ailleurs. Comme dans les Amants étrangers, Farmer invente et décrit un mode de reproduction extrêmement ingénieux, sinon scientifiquement vraisemblable.
Mais ce sont là des jeux ingénus que Farmer abandonne bientôt pour frapper plus haut. Il poursuit la dénonciation, entamée dans les Amants étrangers, des contraintes sociales et de leurs rationalisations. Il s'attaque bientôt aux constituants habituels du surmoi et notamment à cette image idéalisée du père : le dieu. Dans les Amants étrangers, Farmer ne mettait guère en cause, finalement, que la religion sous son aspect social. La foi était certes le fondement de l'autorité du Clergétat mais son contenu était pauvre. Il n'était pas nécessaire qu'il en soit autrement puisque le Clergétat prétendait s'entremettre absolument entre Dieu et les hommes et que la soumission suffisait à assurer le salut.
Par la suite, Farmer va beaucoup plus loin. C'est à la théologie et à la métaphysique qu'il s'en prend, et aux mythes de la surnature comme à celui de l'immortalité de l'âme. En élargissant de la sorte le domaine de la SF, il crée à nouveau un petit scandale. Certes, avant lui, d'autres écrivains avaient attaqué violemment la religion — ainsi Robert Heinlein — mais dans une perspective exclusivement sociologique. Farmer, lui, prend au pied de la lettre la plupart des dogmes des religions occidentales et décrit des mondes où ils ont une réalité objective, expérimentalement vérifiable. Ce faisant, il les réintègre dans la nature et met de la sorte un terme à l'aliénation que l'idée d'un dieu omnipotent et omniscient fait peser sur les hommes. Dans la Nuit de la lumière [4] et dans la Planète du dieu [5], le concept même de la divinité est exposé comme cause et comme conséquence de l'aliénation. Les hommes dépossédés d'eux-mêmes imaginent et souhaitent l'autorité divine pour se retrouver en dehors d'eux-mêmes. Les deux principaux héros de ces nouvelles sont des ecclésiastiques pour lesquels Farmer ne cache pas au demeurant sa sympathie. L'un et l'autre, sur deux mondes différents, sont trompés par des formes apparentes de la divinité, c'est-à-dire par des phénomènes naturels qu'ils interprètent abusivement.
Qu'ils reconnaissent à temps leur erreur ne change rien aux données du problème : qu'il existe ou non une divinité, la révélation correspondra toujours à une projection de ce que les hommes désirent, à une réalisation fantasmatique de ce qu'ils s'interdisent d'accomplir. Mais, pour n'être aux yeux de Farmer qu'une expérience humaine, la foi ne s'en trouve pas à proprement parler condamnée. Lorsqu'elle est l'expression et l'aboutissement d'un destin, comme c'est le cas pour le père Carmody, ancien joueur professionnel devenu missionnaire de l'espace, elle vaut ce que vaut l'homme qui la porte. Elle est pour Carmody un remède partiel à l'aliénation. Elle est sublimation de la libido et, comme telle, elle contient une bonne dose d'amour, valeur essentielle de l'univers de Farmer. Le père Carmody accomplit avec régularité de faux miracles pour sauver quelqu'un, et ce sont ces manquements à son éthique personnelle qui le font apparaître comme pleinement humain.
Parti sur cette lancée, Farmer devait aborder tôt ou tard l'une des principales sources de l'aliénation : la conscience de la mort et les mythologies que l'homme s'est forgées pour supporter une réalité aussi intolérable. Selon une méthode caractéristique, Farmer dénonce l'artificialité du thème de l'immortalité de l'âme et de la résurrection des corps, en proposant une immortalité de l'âme et une résurrection des corps qui sont le résultat d'un artifice, d'une technologie. Ce faisant, il a ouvert à la Science-Fiction une voie presque aussi neuve que celle du sexe. Certes, Eric Frank Russell, dans son roman Sentinels of space, avait timidement effleuré le sujet en faisant de la mort, très classiquement, le moment d'un passage vers une autre réalité. Certes l'immortalité physique a été l'une des antiennes de la SF. Ainsi van Vogt notamment a-t-il campé quelques mémorables personnages d'immortels, de Gilbert Gosseyn à Robert Hedrock, mais non sans éliminer ainsi la question de la vie après la mort.
Dans une série de nouvelles qui débute par "le Jour du grand cri" [6], Farmer imagine que toute l'humanité ressuscite sur les bords d'un fleuve interminable. Le héros de la série, l'explorateur Sir Richard Francis Burton, recherche les “dieux” qui sont responsables de ce “miracle” pour les contraindre à en dévoiler les raisons. Dans la seconde histoire, "À la recherche de la Tour Noire" [7], il n'hésitera pas à se tuer à de multiples reprises pour être chaque fois presque aussitôt ressuscité, dans le but de percer le secret de ce phénomène.
Mais c'est sans doute dans l'Univers à l'envers que Farmer s'est exprimé le plus clairement dans ce domaine. Dès le début du livre, les héros ont le sentiment d'être morts et de revivre dans un monde qui par son absurdité — comparable au reste à celle de notre monde — pourrait bien être un enfer. Mais il n'en est rien, au moins au sens métaphysique du terme. Les héros de l'Univers à l'envers découvriront que, malgré leurs souvenirs d'une vie antérieure, et s'ils se trouvent bien en dehors de la “vie”, ils ne sont pas à proprement parler “morts”. Sans entamer la chute remarquable de ce livre, il est possible de dire que la mort, pas plus que la naissance, ne paraît à Farmer le lieu privilégié d'une révélation, d'une découverte du sens de l'être. En somme, Farmer récuse le “mystère” de la mort comme il a récusé les interdits du sexe. Pris entre le sexe dont la finalité ne réside pas dans l'individu, mais dans l'espèce, et la mort qui n'a pas de sens par elle-même, l'homme selon Farmer n'a de choix qu'entre l'aliénation, c'est-à-dire le refus de vivre, et la vie, c'est-à-dire l'acceptation, certes difficile et souvent génératrice d'amertume, de l'immédiat, de l'ici et du maintenant. Pour autant, les héros de Farmer ne sont pas des résignés mais bien le contraire puisqu'ils choisissent de vivre le mieux possible.
Ainsi la philosophie de Farmer se dégage-t-elle nettement. L'homme n'a pas de transcendance sinon celle qu'il se donne en se laissant abuser ou en s'abusant lui-même. L'univers est indifférent à son bonheur ou à son malheur. L'homme est dans une large mesure le jouet de forces qui le dépassent, voire d'êtres physiques plus puissants que lui. Dans la limite étroite et peut-être inexistante de sa liberté, il peut être simplement et seulement lui-même.
Cette conception peut paraître pessimiste. Je la crois plutôt tragique. Car n'impliquant aucune rédemption, elle ne connaît ni condamnation ni chute. L'homme se heurte à la cage de sa vie mais en même temps il l'habite. C'est aujourd'hui qu'il lui faut vivre, malgré ou contre les dieux. Il est remarquable, soit dit en passant, que l'itinéraire de Farmer l'ait conduit à l'opposé diamétral de la thèse de Jung selon laquelle une découverte de soi — lisez une analyse jungienne — débouche normalement sur une expérience religieuse, celle de la totalité ; pour Farmer et pour l'homme tel qu'il le voit, être limité, le concept de la totalité est rigoureusement vide de sens.
Il en résulte que les dieux tels qu'ils apparaissent dans l'œuvre de Farmer, lorsqu'ils ne sont pas des fantasmes, lorsqu'ils ont — dans ce rêve qu'est une œuvre — une existence objective, sont malgré leur puissance et leur science immensément plus grandes que celles de l'homme, soumis à des vicissitudes comparables. Immortels, ils n'en demeurent pas moins limités. Ils poursuivent des fins vastes, mais définies et par conséquent dérisoires au regard des ambitions métaphysiques. Lorsque ces fins interfèrent avec les vies des hommes, il est normal que ceux-ci se dressent contre les dieux, à moins de déraison. C'est ce que font Burton dans "le Jour du grand cri", Cull dans l'Univers à l'envers. Le fait que cette révolte soit dérisoire eu égard à la disparité des forces en présence ne lui ôte rien de sa pugnacité. Et c'est pourquoi Farmer construit de passionnants romans d'aventures sur des thèmes qui ont pu paraître arides dans cet exposé. Car sa démarche est toujours celle du lutteur.
Au contraire de van Vogt, pour qui le but du héros est la recherche de son identité, Farmer donne comme tâche à ses personnages la conquête et la construction d'une vie, quel que soit l'environnement. Conquête et construction jamais achevées, il va sans dire, et qui constituent la trame même du destin. Le héros van vogtien cherche à surmonter l'amnésie de la naissance ou du traumatisme initial ; il vise à découvrir son nom et celui de l'univers, et sa quête cesse, dans le Monde du non-A comme dans le Sorcier de Linn, lorsqu'il les a trouvés. D'où la fascination qu'exercent sur lui les vertiges métaphysiques, sinon les religions. Aux yeux de Farmer — sinon du psychologue — il apparaît bel et bien comme un névrosé : il est toujours porteur d'une certitude, d'une méthode infaillible, et le fait que cette certitude ait généralement trait à la santé mentale n'en est que plus significatif
Le héros farmerien est au contraire, par définition, antimétaphysique. Il sait qu'il secrète les métaphysiques ou encore qu'elles lui sont imposées et tout son effort tend à l'en débarrasser. Il est pétri de doutes. Il est donc un être de chair et de sang qui ébranle, s'il le peut, les fondements du monde matériel pour s'y tailler une place et qui, pour le moins, s'efforce à tout prix de survivre. Les pages que Farmer consacre à la dérive de Cull et de ses compagnons dans un univers sans pesanteur, c'est-à-dire sans haut ni bas, sans ciel et sans enfer, sont à la fois hallucinantes par leur précision cinématographique et riches de sens.
Ainsi l'homme est-il dans l'univers de Farmer en combat perpétuel contre l'aliénation, qu'elle émane de lui-même ou qu'elle lui soit subtilement imposée de l'extérieur. Dans sa lutte il ne respecte rien, ni dieu ni démon, sauf l'idée que son expérience de la vie et les puissances profondes de son sang lui ont enseignée de son humanité.
Dans une de ses premières œuvres les Amants étrangers, Philip José Farmer a transgressé les tabous sexuels qui pesaient sur la Science-Fiction. Dans des œuvres ultérieures, comme "le Jour du grand cri" et l'Univers à l'envers, il s'est attaqué aux mythes aliénants : ceux de la mort et de la résurrection et ceux de l'existence des dieux. Dans ses œuvres les plus récentes, il met en cause la définition actuelle de la Science-Fiction.
Les dieux limités du "Jour du grand cri" et de l'Univers à l'envers, on va les retrouver à peine transformés, mais promus cette fois au rang de protagonistes, dans une extraordinaire série parue aux États-Unis dans une collection populaire, et qui compte à ce jour trois volets : le Faiseur d'univers, les Portes de la création et Cosmos privé. Nulle part sans, doute Farmer ne s'est livré à une telle débauche imaginative. Les exigences du space opera, loin de l'effaroucher, l'ont amené à redoubler sa verve. Mais derrière le rythme trépidant de l'action, la même philosophie transparaît.
Les héros de ces trois romans sont en effet des quasi-dieux, aux pouvoirs étendus mais non infinis, qui, pour leur distraction, se créent des univers jouets où ils mènent à leur gré les vies qui leur plaisent : celles d'un potentat, d'un guerrier, d'une courtisane, etc. Immortels, ils ne sont ni omniscients ni omnipotents. Leur immortalité et leurs pouvoirs sont le fruit d'une science prodigieuse et très ancienne qui porte en elle-même son revers. Car, pour être des dieux, Ils n'en sont pas moins aliénés. C'est l'étendue même de leur puissance qui les condamne à la névrose, sinon à la psychose. Leur prodigieuse longévité les accule à l'ennui. Car ils ont vécu plusieurs fois toutes les expériences qui leur sont accessibles. Et mus autant par la haine farouche qu'ils se vouent les uns aux autres que par le désir de trouver enfin quelque chose qui leur résiste, un ennemi à leur taille, ils se livrent à des guerres intestines, s'efforcent de s'emparer des univers voisins et de les détruire. Impitoyables le plus souvent à l'égard de leurs créatures, volontiers sadiques, ils restent évidemment insensibles aux prières de ces créatures.
Ainsi Farmer prolonge-t-il son anti-métaphysique. C'est le fait que la vie soit tragique qui donne à l'homme son humanité. La puissance presque illimitée qui signifie la fin des luttes authentiques fait de l'homme un enfant sénile. La perfection est un masque vide. C'est en acceptant de redevenir vulnérable, sensible et même mortel, en ne se contentant plus de se satisfaire de lui-même, que Jadawin, seigneur d'un univers, retrouvera peu à peu la santé mentale.
Mais, en même temps, Farmer répond par ce nouveau détour de son œuvre à une question essentielle. Que peut faire un homme qui a réduit ses démons intimes, résolu dans une certaine mesure sa névrose, liquidé plus ou moins et les tabous sexuels et la révérence superstitieuse à l'égard de la divinité, qui a accepté, mais sans s'y soumettre, l'idée de sa destruction future, qui est devenu, en somme, une personne disposant d'une conscience assez claire de ses motivations profondes ?
La réponse de Farmer est caractéristique d'un créateur. Cet homme-là devient un dieu limité. Il crée des univers qui l'expriment. Il n'a plus besoin de partir en guerre pour ou contre le sexe, la société ou la religion. Il peut vivre ses rêves, si étranges soient-ils. Il jouit enfin de sa création. Et il se pose la question essentielle : comment et pourquoi crée-t-on ? Mais il doit prendre garde de tomber dans le solipsisme qui le conduirait à la schizophrénie. Car les rêves ne peuvent pas dispenser de vivre. Et c'est bien le problème du sens de l'imaginaire, ou plus précisément de la littérature, que pose Farmer.
L'itinéraire fantastique de Jadawin est justement celui d'un dieu déchu de ses pouvoirs et de ses droits, qui les récupère peu à peu. Mais comme les vieux démons, même exorcisés, ne sont jamais loin, il les récupère en luttant contre son père qui, jadis, les lui a refusés.
Ce principe de l'invention d'un univers, de l'affranchissement de la réalité telle que nous la constatons, Farmer l'avait utilisé à profusion dès le début de son œuvre, mais de façon moins évidente, moins systématique. Ainsi, dans "Par delà l'océan", il décrivait une Terre plate où les nefs de Colomb, parvenues au bord du monde, basculent sur l'horizon et s'abîment dans le néant. Le postulat est clair : tout est possible qui peut être imaginé. De même, dans un roman comme l'Odyssée Verth, Farmer excellait à décrire une planète étrange et étrangère. L'aventure de l'écrivain coïncide alors avec l'écriture de l'œuvre, selon une démarche familière à la littérature moderne. Le sujet n'est plus entièrement préexistant à l'œuvre, au contraire. Et la référence à la science devient presque inutile. Le monde inventé se contente de sa cohérence interne. La démarche de l'écrivain se rapproche de celle du mathématicien moderne qui se donne des postulats et en recherche les conséquences.
Ainsi Farmer ouvre-t-il, ou du moins précise-t-il, pour la troisième fois, une nouvelle voie de la Science-Fiction, en forçant les portes de l'imaginaire. Et peut-être cette dernière révolution est-elle la plus scandaleuse, en ses conséquences pour le genre lui-même.
Il convient, pour le comprendre, de considérer d'un peu haut, au risque du schématisme, l'évolution de la SF. contemporaine. Dans un premier temps qui va en gros du début du siècle à la seconde guerre mondiale, la SF se borne volontiers à des variations sur des thèmes techniques. Le grand homme reste, même s'il est bientôt dépassé, Hugo Gernsback. Il s'agit au fond d'exploiter les possibles relativement immédiats de la science, sans prendre beaucoup de distances. Cela ne signifie évidemment pas que le souci de la vraisemblance scientifique est scrupuleusement et unanimement respecté par les auteurs, mais que ceux-ci font comme s'ils le partageaient. L'idéologie de la Science-Fiction n'est pas distincte de celle de la science. En paraphrasant la terminologie positiviste, on peut dire que la Science-Fiction en est à l'ère de la religion — la religion de la science, évidemment. La grande majorité des héros est alors composée de savants. Apparaissent, néanmoins, du fait de l'évolution interne du genre, des thèmes et des termes qui doivent de moins en moins à la technique, ainsi par exemple ceux qui sont relatifs aux voyages dans le temps, aux pouvoirs parapsychologiques, voire aux croisières interstellaires. Mais les auteurs prennent encore le soin de les définir par rapport à la science. Ils s'excusent en somme, plus ou moins explicitement, de la bousculer.
Dans une seconde phase qui va, grosso modo, de 1940 à 1960, ce processus d'autonomisation de la Science-Fiction se poursuit et s'accélère sous l'impulsion notable de John W. Campbell qui dirige la revue Astounding SF. On a souvent insisté sur les exigences de Campbell qui aurait ramené la Science-Fiction dans le droit fil de la science. Il suffit en réalité de lire les auteurs qu'il encouragea pour se convaincre que sa politique portait principalement sur la rationalité des histoires et non sur l'authenticité de leur contenu scientifique. Campbell voulait que la Science-Fiction fût une littérature d'idées. Il entendait mettre un frein à la prolifération des histoires sans queue ni tête qui projetaient sans vergogne, dans un cadre superficiellement exotique, des intrigues empruntées au roman d'aventures et au western. Il fit en fait passer le thème de Science-Fiction du plan de la technique à celui du principe.
Au cours de cette période, des thèmes de SF en nombre de plus en plus grand sont traités pour eux-mêmes, leurs conséquences explorées. Le langage se précisé et s'affermit. Les concepts définissent un espace qui est résolument extrascientifique ou plutôt pseudo scientifique, mais qui prétend encore calquer sa structure sur celle de la science. C'est le moment où les “futures” pseudosciences fleurissent et c'est aussi celui où comme par hasard, le monde de la Science-Fiction est le plus menacé par les charlatans (ou par les magiciens). Les meilleurs écrivains, ainsi Heinlein, Simak, van Vogt, Asimov, un peu plus tard Blish (et bien d'autres) exploitent des inventions antérieures qu'ils systématisent et généralisent, qu'ils fixent et enrichissent, comme le robot, le mutant, le vire-matière, la machine à voyager dans le temps, mais aussi la xénologie, la psychohistoire, etc. Ils n'éprouvent plus le besoin de se justifier de leur emploi. Les “principes” correspondants sont donnés une fois pour toutes. Une bonne proportion des récits de cette époque commence, si l'on caricature un peu, par une phrase du type : « L'astronef plongea dans le subespace… » ou encore « Mr. Smith poussa la porte de l'Agence Intertemporelle… » Il est bien clair que ce ne sont pas les caractéristiques intrinsèques du subespace, ni de la positronique, ni même du nexialisme qui intéressent les auteurs, mais leurs conséquences, et en particulier leurs conséquences logiques, psychologiques, sociales ou philosophiques.
La Science-Fiction est entrée dans son ère métaphysique. Elle se constitue proprement en subculture. Elle tend à n'être plus intelligible qu'à ceux qui en possèdent les clés et nécessite en fait un apprentissage. Néanmoins, pendant toute cette période, elle continue, sauf exceptions, à faire explicitement référence à la science et, en tout cas, à une réalité plus ou moins immédiate. Elle accorde une place privilégiée aux anticipations vraisemblables. Les auteurs rivalisent même de sophistication et d'ingéniosité pour donner à leurs thèmes des rationalisations d'aspect scientifique. Mais ils partent moins de la science qu'ils n'y trouvent un appui supposé. Tout pouvoir neuf est rattaché par eux à l'exploitation d'un principe “scientifique”, au besoin arbitrairement défini. Plus ils extrapolent et plus le principe devient, sinon ténu, du moins abstrait. En même temps, se multiplient les Histoires du Futur. La Science-Fiction est alors dans son âge “classique” : elle a conquis une autonomie de fait par rapport à la science, mais non encore par rapport au langage supposé de la science. Cet âge “classique” n'est sans doute pas encore terminé, bien qu'il semble devoir, à certains signes, être entré en pleine crise.
En effet, dès la fin des années cinquante, se développe un nouveau courant qui n'est certes pas entièrement original sous le nom de fantasy [8] mais qui entreprend de coloniser entièrement la Science-Fiction. Dans ce type d'histoires la rationalisation scientifique est réduite au minimum. Le vocabulaire pseudo scientifique s'efface au profit d'un vocabulaire interne ou du vocabulaire courant redéfini. À mesure que le processus d'autonomisation de la SF par rapport à la science se poursuit, les auteurs de SF se tournent de plus en plus volontiers vers la fantasy, au point que les frontières entre les deux genres, jusque-là assez précises, s'atténuent et s'évanouissent presque. Les écrivains se mettent à créer, avec plus ou moins de bonheur, des univers imaginaires, des mondes inventés. La seule règle qui distingue du fantastique la tendance nouvelle est celle de la rationalité, de la non-contradiction, qui exclut toute référence au surnaturel. Mais l'auteur se sent libre de se donner la collection de postulats qu'il désire, sans avoir aucunement à la fonder, et même d'en changer en cours de route pourvu qu'il introduise un nouveau postulat plus général qui rende compte de l'initial et du subséquent. Loin d'entrer dans son ère positiviste, la Science-Fiction, déjouant les calculs d'Auguste Comte, pénètre dans son ère poétique ou mythologique.
Il est bien évident que, dans la réalité, aucune de ces trois phases n'est précisément délimitée. Les œuvres s'enchevêtrent, qui peuvent se ramener au type central de l'une ou de l'autre. Mais le processus général est bien celui d'une autonomisation de la Science-Fiction, par rapport à son origine idéologique : la science, et, partant, d'une redécouverte et d'un renforcement de son caractère littéraire. Les auteurs semblent prendre conscience du caractère imaginaire de leurs créations, de la liberté qui en découle, en un mot de la puissance du verbe.
Il est difficile de dire quelles sont les œuvres qui annoncent la dernière phase. Le Livre de Ptath de van Vogt s'inscrit déjà dans cette perspective. De même les Mondes divergents de Philip K. Dick annoncent une Science-Fiction de la subjectivité. Mais il faudrait citer aussi de nombreuses œuvres de Fritz Leiber, de Theodore Sturgeon, d'Algis Budrys, de Jack Vance, de Cordwainer Smith, et bien entendu de Philip José Farmer. La série des nouvelles de Jack Vance mettant en scène Cugel l'Astucieux, que les lecteurs de Fiction ont pu apprécier assez récemment, sont tout à fait caractéristiques de cette tendance. L'action se déroule dans un avenir si lointain que la science de cette époque n'a plus aucun rapport avec la nôtre et présente toutes les apparences de la magie. Mais Vance se laisse finalement quelque peu enfermer dans son système d'allusions à la sorcellerie. Farmer, dans les trois romans précités, joue beaucoup plus librement avec les nouveaux postulats qu'il se donne, et jette un pont définitif entre la Science-Fiction et la fantasy. Sans renoncer à la première, il se jette à corps perdu dans la seconde.
Pourquoi cette évolution ? Il semble qu'on en soit arrivé là en partie du fait de l'usure du vocabulaire traditionnel de la Science-Fiction. Farmer a bien senti qu'un mot signifiant un pouvoir n'avait plus de raison d'être lorsque la réalité du pouvoir était admise communément par les lecteurs. Pourquoi parler d'astronefs ou de vire-matière quand le lecteur, formé par un demi-siècle de Science-Fiction, admet instantanément que ses héros disposent de pouvoirs quasi-divins ? Il suffit de décrire alors ce qu'ils font. Et les astronefs, les vire-matière, les robots, les calculatrices, les machines à voyager dans le temps, de se trouver envoyés à la ferraille. Les auteurs se sentaient par ailleurs menacés par l'obsolescence de plus en plus rapide de la référence technologique. Les calculatrices électroniques de l'an 2500, mais équipées de lampes parce qu'elles ont été conçues en 1950, font sourire aujourd'hui. Cela ne signifie pas que le concept de la calculatrice soit dépassé, mais bien le bric-à-brac dont l'auteur des années cinquante jugeait nécessaire de s'entourer pour en assurer la vraisemblance.
Il en va de même pour les robots. Les auteurs ont peu à peu compris que le concept était plus important que les engrenages qui étaient censés le faire s'animer. Ils ont fini par laisser tomber les engrenages. Mais peu d'écrivains l'ont fait avec l'aisance et la détermination de Farmer. Il faut le voir décrire dans le Faiseur d'univers une planète en forme de ziggourat, dont chaque étage est occupé par un monde différent doté d'une écologie et d'une société particulières, pour prendre conscience des implications de la nouvelle tendance.
Il serait inexact toutefois de considérer qu'on en est arrivé là par le seul effet d'un mouvement purement interne à la Science-Fiction. L'influence de l'œuvre de J.R.R. Tolkien, the Lord of the Rings, a été certainement décisive. Cette étonnante trilogie de pure fantasy, commencée avant la guerre, a connu ces dernières années dans le monde anglo-saxon un succès considérable et presque inexplicable. Or, elle dépeint un univers entièrement rationnel, mais épique, flamboyant, où des pouvoirs qui n'ont pas besoin d'être nommés s'affrontent. De ce succès, les auteurs de SF ont tiré la leçon et l'on voit fleurir de petites épopées, plus ou moins mythologiques et brossées avec plus ou moins de bonheur, qui se réclament volontiers de Tolkien.
La nouvelle tendance (par analogie avec le jazz, on serait tenté de la baptiser la New Thing) est riche de conséquences pour la Science-Fiction. À lire les dernières œuvres de Farmer, on peut se demander si elle ne signifie pas une mutation si radicale que la Science-Fiction disparaîtrait pratiquement. Il ne fait donc pas de doute que cette évolution soulèvera des remous.
En effet, de cette littérature, la science disparaît à peu près totalement, au moins sous une forme explicite. De ce fait, la nouvelle tendance paraît rejoindre le courant de la littérature générale, au moment où celle-ci, pressée par les sciences humaines d'un côté, par le journalisme de l'autre, accorde une place croissante à l'imaginaire. Le reproche, à notre sens superficiel mais fréquemment évoqué par les contempteurs de la SF, de s'appuyer sur une culture scientifique au rabais s'efface du même coup. Reste l'obstacle conceptuel. Le lecteur accoutumé au roman psychologique plus ou moins classique se fera-t-il plus aisément que par le passé à l'idée de jongler avec les univers ? Du moins ne sera-t-il plus dérouté par la forme. Et peut-être les intellectuels finiront-ils par vaincre leurs réticences et par découvrir que certains des ingrédients qu'ils prisent si fort dans les œuvres de William Burroughs, par exemple, sont maniés avec une maîtrise comparable — et sans le secours de la drogue — par les meilleurs des écrivains de SF.
La Science-Fiction pourrait conquérir ainsi une nouvelle audience et sortir de son ghetto. Mais le terme lui-même aurait-il encore une justification ? Au-delà de ce souci sémantique, au fond sans importance, la SF ne risque-t-elle pas de s'appauvrir, de se couper d'un de ses ponts essentiels avec la réalité, de se refermer sur elle-même, de perdre en partie son caractère de littérature collective, de se dissocier en une multitude d'univers particuliers, de “monades”, qui ne vaudront que ce que valent leurs créateurs ? C'est une évidence pour le lecteur de Science-Fiction que même un écrivain fort médiocre, doté d'une intelligence tout à fait moyenne, peut, dans ce genre, produire, sinon une œuvre, du moins une idée fort remarquable. Il n'est même presque pas d'exemple du contraire. Les univers inventés, au contraire, laissent peu de place à la médiocrité honnête. En rejoignant le courant principal de la littérature contemporaine, la Science-Fiction risquerait de ce fait de perdre ce qui fait son originalité et sa force.
Aussi bien la nouvelle tendance n'est-elle pas unanimement exercée. Une bonne partie des “nouveaux” auteurs, ainsi Harlan Ellison, Thomas Disch, Roger Zelazny, sont pratiquement restés à l'écart. Sous couleur d'originalité formelle, ils continuent à traiter dans un esprit assez classique les bons vieux thèmes qui ont fait la fortune du genre. Après tout, pour citer deux nouvelles contestées mais intéressantes du premier cité, "« Repens-toi, Arlequin ! » dit Monsieur Tic-Tac", ne fait guère que broder sur le thème vieux comme le Meilleur des Mondes de l'aliénation par la technologie, tandis que "Je n'ai pas de bouche et il faut que je crie" réutilise l'honnête poncif de l'ordinateur devenu fou. Les références à la science et à la société actuelles sont immédiates, en particulier chez Disch, quoiqu'elles soient quelquefois, chez Ellison et chez Zelazny, habilement masquées. Et le style, pas plus que l'habit, ne fait tout à fait le moine.
Il paraît donc probable qu'à moins de désaffection massive du public, la Science-Fiction “classique” coexistera encore bien des années avec des formes plus évoluées comme celles que propose Farmer. Le free jazz n'a pas tout à fait éliminé le bop. Mais il sera de plus en plus difficile aux auteurs de Science-Fiction, s'ils ne veulent pas paraître démodés, de ne pas remiser leurs robots métalliques, leurs ordinateurs scintillants comme des arbres de Noël, leurs planètes rondes et leurs hyperespaces. C'est sans doute, toute nostalgie mise à part, tout aussi bien car l'invention avait tendance à disparaître derrière le stéréotype.
Ainsi Philip José Farmer est-il apparu, tout au long de sa carrière d'écrivain qui aura bientôt vingt ans et que nous espérons voir se poursuivre longtemps, comme un homme de contestation. Commençant par s'affranchir des tabous qui bannissaient le sexe de la Science-Fiction, puis contestant la société, les images traditionnelles de la mort et les dieux, il a fini, provisoirement, par contester le genre dans lequel il a choisi de s'exprimer, ou plus généralement par entreprendre de s'affranchir de l'exigence du réalisme. Cette contestation permanente n'est-elle pas le signe le plus sûr de la vigueur de son talent et aussi, finalement, de la bonne santé de la Science-Fiction, puisque celle-ci se montre capable de trouver en elle-même de quoi faire sauter ses frontières avant d'y étouffer ?.
Notes
[1] Note de 2004 : Je ne me souviens pas des polémiques évoquées mais il me semble probable qu'il s'agissait des effets supposés des pilules contraceptives à l'époque encore mal acceptées par le corps médical et certains endocrinologues. Les choses ont bien changé. Encore qu'à propos du THS…
[2] Fiction Spécial 11
[3] Fiction 93.
[4] Fiction 82.
[5] Fiction 33 et 34.
[6] Galaxie 48
[7] Galaxie 49
[8] Note de 2004 : il est sans doute utile de préciser ici que cette fantasy ne correspond en rien à ce que recouvre l'acception actuelle du terme qui a réduit ce domaine à la postérité tolkienienne. Voir infra.