l'Invention de l'avenir et la fabrication de l'humain
dans le cadre du dossier la Fabrication de l'humain de la revue Tumultes, 2005
actes du colloque de l'université Paris VII–Denis-Diderot, 11-13 janvier 2001
- par ailleurs :
Avant d'entrer dans le vif du sujet, si j'ose dire compte tenu du thème de ce colloque, il me faut faire un détour par l'histoire d'une invention. Cette invention n'a fait guère de bruit en son temps. Elle a mis près d'un siècle et demi à s'imposer. De nos jours, elle paraît si évidente qu'il nous semble — à tort — qu'elle a toujours existé. Je veux parler de l'invention littéraire de l'avenir, de l'anticipation en tant que fiction.
Certes depuis longtemps — sinon toujours —, les humains ont cherché à sonder le futur (ce qui doit arriver et à quoi on cherche à échapper) avant date, à connaître à travers des oracles et des aruspices l'issue d'une bataille, d'une affaire, d'un mariage, d'une maladie, comme si ce sort était pour l'essentiel écrit et lisible par un initié. Et les humains continuent. Voir le sort qu'ils font à l'astrologie. Mais l'idée qu'on puisse décrire dans une fiction un avenir — qui n'est plus un futur (un futur étant ce qui doit être tandis qu'un avenir est ce qui reste à venir, à inventer ou à découvrir) —, cette idée est relativement récente. Elle remonte tout au plus au milieu du xviie siècle. Je regrette qu'elle n'ait guère attiré l'attention des historiens et des littéraires car je ne connais aucun texte relatant son développement.
Pierre Versins, autodidacte et érudit, dans son Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science Fiction (1972), retient comme première anticipation datée et consciente, donc au sens moderne, un court texte de six pages d'un certain Francis Cheynell, Aulicus his dream, publié en 1644. C'est, vu dans un rêve par un anti-royaliste, ce qui se passerait si Charles Ier retournait à Londres. Je dois avouer que je ne l'ai ni lu ni vu. Versins signale en deuxième lieu Épigone : histoire du siècle futur de Jacques Guttin, paru en 1659. Guttin situe d'emblée l'action de son roman dans l'avenir. Ce qui est intéressant, c'est que Pierre Versins, érudit méticuleux, ne trouve entre en 1644 et 1800 que vingt-six anticipations françaises, anglaises et allemandes (dont une douteuse).
Cette innovation a donc mis du temps à pénétrer les esprits, à devenir une espèce littéraire de plus en plus autonome. Dans cette liste, je ne peux résister à l'envie de citer l'An deux mille quatre cent quarante : rêve s'il en fût jamais de Louis Sébastien Mercier (1771 & 1786), qui par son succès public donne le vrai coup d'envoi, et de Restif de la Bretonne, l'An 2000, publié en 1789.
Après le début du xixe siècle, les textes vont vite se multiplier et à la fin du siècle, l'anticipation est un genre constitué et consacré. Un texte prophétique à cet égard est le Roman de l'avenir de Félix Bodin (1831-1834).
Si je déplore que les historiens et les littéraires et en particulier les dix-septièmistes et les dix-huitièmistes aient négligé de constituer cette histoire, c'est que cette invention de l'anticipation, apparemment ingénue mais venue à un certain moment, a bouleversé, en somme par inadvertance, notre conception de l'avenir. L'anticipation littéraire permet en effet d'écrire ce qu'on veut — qu'on désire ou qu'on redoute, au fond, c'est la même chose — à propos de ce qui peut advenir. Elle ouvre au champ des possibles. Et par là, elle introduit deux dimensions importantes de notre culture : la littérature d'anticipation, devenue depuis Science-Fiction, qui exprime — je l'ai dit — des désirs et des craintes (comme le rêve mais sur un autre plan), et d'autre part la prospective, qui est un outil d'analyse des possibles.
C'est ce balancement entre désir et analyse qui me semble caractéristique de l'approche moderne de la pluralité des avenirs. L'irresponsabilité des auteurs de Science-Fiction leur permet l'audace de l'imagination, ce qui souvent leur a porté chance du point de vue de la pertinence. C'est évidemment dans cet immense champ que l'on va trouver des anticipations, des science-fictions relatives à la fabrication de l'humain, à sa transformation, à son évolution dirigée, à la maîtrise de son corps au sens le plus fort et dont je vais évoquer quelques exemples.
Mais je crois qu'il faut d'abord prendre la dimension quantitative de cette littérature : on estime que depuis les origines environ cent mille textes ont été publiés relevant de la Science-Fiction, dont plus de 90 % au siècle dernier, c'est-à-dire au xxe siècle. Personne ne peut prétendre dominer un tel univers. Je me limiterai donc à une douzaine de textes, en alternant ceux qui sont très connus et qui vous serviront de repères et ceux qui sont inconnus sans doute de la majorité de ce public, chacun offrant une problématique exemplaire que je soulignerai en une phrase au risque d'une réduction abusive.
Commençons par Charles-François Tiphaigne de La Roche et son roman Amilec ou la Graine d'hommes publié en 1753. Amilec est une anagramme transparente de Malice, ce qui annonce d'emblée une ironie quasi swiftienne. Tiphaigne introduit dès son prologue une idée intéressante, celle de la rencontre du rêve et de la science : il s'agit de « la route qui conduit au sanctuaire de la nature […] Que ne l'ai-je su plus tôt que pour faire des systèmes et des découvertes, il ne s'agissait que de rêver philosophiquement. »
. Ce rêve métaphorique fera littérairement fortune. Il préfigure la Science-Fiction constituée d'imagination plus quelques connaissances qui la nourrissent. Le texte raconte comment Amilec, un Génie (au sens d'un esprit tutélaire), trie les graines d'hommes, émises par les pores de la peau, en vue de peupler les autres mondes, de Mercure à Saturne, en spécialisant quelque peu les populations : ainsi, sur la Lune sont les étourdis. Tiphaigne évoque donc une prédestination génétique. Évidemment, il s'amuse. Mais pour lui, l'humain, c'est la graine. Nous dirions la prédisposition génétique.
Évoquons ensuite Mary Shelley et son célèbre Frankenstein (1818 & 1831). On y relèvera trois traits caractéristiques : 1) l'humain artificiel est recomposé à partir de morceaux de cadavres. L'approche de Mary Shelley est donc résolument matérialiste : l'Homme est une machine ; 2) la créature du docteur Frankenstein est un homme supérieur, par la force, par l'endurance et peut-être bien par l'intelligence. Frankenstein redoute de lui donner une compagne car il craint que leur progéniture n'en vienne à menacer les humains naturels ; 3) cette créature est un homme moral et non un monstre, et c'est un homme qui souffre d'être rejeté par la communauté humaine et d'être seul. Pour Mary Shelley, l'humain est une qualité d'une machine complexe.
H.G. Wells change la donne dans son non moins célèbre roman l'Île du docteur Moreau (1896). Moreau tente de fabriquer de l'humain à partir d'animaux en leur donnant par la chirurgie la main et la parole. L'humain, c'est la main, la parole et surtout la Loi. L'échec de Moreau, c'est l'échec de la Loi sur la nature profonde.
Je vais commettre ici un anachronisme, au moins par rapport à ma série historique, en évoquant le cycle de Cordwainer Smith, auteur américain, les Seigneurs de l'Instrumentalité, écrit entre 1948 et 1966. Des animaux ont été humanisés pour devenir les esclaves des humains. Doivent-ils acquérir les droits des humains ? Pour Cordwainer Smith, de son vrai nom Paul Linebarger, l'humain, c'est le sentiment, et en particulier celui d'être humain.
Cette humanisation des animaux connaît une variante inversée avec le roman de Maurice Renard, le Docteur Lerne, sous-dieu (1908), dédié à Wells. On regrettera ici que Maurice Renard demeure un écrivain largement méconnu au contraire de son prédécesseur britannique. De la greffe végétale, Lerne est passé à l'animale et en particulier à l'échange de cerveaux entre humains et animaux, puis à la greffe sur une machine (la voiture humaine). C'est au fond une modernisation du thème de Circée. Je me permettrai une brève citation à propos de « ces animaux fascinants que sont les femmes »
. Maurice Renard — ou plutôt le docteur Lerne avec qui on ne saurait le confondre — envisage aussi l'échange de cerveaux entre hommes et femmes ; et une sorte d'immortalité par “réincorporation” sans trop s'attarder sur le sort des donneurs de corps mais sans l'ignorer non plus. Ainsi Renard introduit-il la dimension proprement éthique du problème. Lerne, pour se venger de son neveu qui a séduit Emma, sa maîtresse, place son cerveau dans un corps de taureau et vice-versa. Emma, du reste toujours amoureuse du corps qui l'a séduite, copule avec l'homme au cerveau de taureau en une variation inédite du mythe de Pasiphaé. Enfin Lerne envisage le transfert de personnalités par des “moyens électriques” sans échange de cerveaux, préfigurant par là l'œuvre de l'australien Greg Egan que nous retrouverons à la fin de notre parcours. La question morale soulevée par Maurice Renard qui y répond implicitement par la négative est au fond une interrogation sadienne : si l'humain est une machine animale, peut-on tout se permettre ?
On notera que les œuvres l'Île du docteur Moreau, les Seigneurs de l'Instrumentalité et le Docteur Lerne, sous-dieu oscillent entre les animaux humanisés et les hommes bestialisés et que l'on est insidieusement passé du thème de la fabrication de l'humain, objet de ce colloque, à celui de la transformation de l'humain, vers le plus ou vers le moins. C'est en conservant cette distinction à l'esprit que l'on abordera maintenant une sous-thématique particulière, celle de la ruche humaine.
L'une des anti-utopies les plus fameuses du xxe siècle demeura le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley (1932). L'Homme s'y trouve idéalement socialisé par la biologie, et spécialisé de même. Mais la situation paradoxale du Sauvage, sorte de témoin atavique du passé, fait ressortir l'amputation d'une partie de l'humain, et plus généralement l'incomplétude fondamentale des utopies qui aboutit toujours à une mutilation physique et/ou psychique. L'humain n'est pas réductible à son efficacité sociale.
Dans la même veine, on citera un curieux ouvrage de Xavier de Langlais, l'Île sous cloche (1941-1946) écrit d'abord en breton puis traduit par son auteur en français. L'Homme dépouillé de son âme est adapté à la fonction, spécialisé dans sa forme, ainsi l'homme-marteau. Cette anti-utopie est détruite par le désir à la suite de l'irruption d'une jeune et jolie naufragée apparemment venue de notre monde.
Dans le Voyageur imprudent (1944) de René Barjavel, la collectivisation forcenée a conduit dans un lointain avenir à l'existence de la ruche humaine où une reine humaine pond les humains et où par exemple les fonctions de buveur et de mangeur sont spécialisées.
En quelque sorte, les trois textes précédents correspondent à des époques futures où l'Homme biologique et social est sorti de l'Humanité. C'est le processus même de cette sortie que décrit Frank Herbert, l'auteur américain de Dune, dans la Ruche d'Hellstrom (1973). Dès le xviie ou le xviiie siècle, une secte européenne a entrepris de transformer l'Homme en insecte afin d'assurer la survie de l'espèce contre tout cataclysme. L'individu n'est rien. La survie de la ruche l'emporte sur toute autre considération. Au xixe siècle, la secte a émigré aux États-Unis et s'enterre littéralement. Pour être entrée dans l'inhumain, la ruche n'en a pas moins conservé l'intelligence humaine.(1) Ce qui est remarquable ici, c'est que Herbert parvient à faire valoir les deux points de vue : celui de l'intérieur où la ruche est une utopie réussie pour ses “membres”, celui du témoin externe pour qui il s'agit d'une monstruosité. On assiste à la lutte entre deux systèmes inhumains, la ruche et les services spéciaux américains. Ce conflit mène à un pat en termes d'échecs. Ici, l'homme est avant tout un survivant mais le prix de la survie, c'est l'inhumain.
Dans cette perspective de la transformation des humains en vue de la survie de l'espèce, au travers d'une prolongation volontaire de l'évolution darwinienne, le roman de James Blish, auteur américain, Semailles humaines (1952-1956) tient une place à part et mérite qu'on s'y arrête un moment. C'est en effet l'un des plus remarquables romans sur le thème de la transformation délibérée de l'humain. Dans cet avenir, l'exploration des étoiles et la découverte de planètes où les conditions ambiantes sont très différentes de celles de la Terre pose un problème : faut-il terraformer ces mondes ou bien adapter les humains à ces conditions très différentes de celles dans lesquelles ils ont évolué ? Un chercheur, partisan de l'homme adapté, prépare dans un laboratoire secret, sur la Lune, une génération adaptée aux conditions de Ganymède (satellite de Jupiter). Sa thèse est celle de la Panthropie, selon laquelle il est permis d'adapter l'Homme tant que son essence psychique n'en est pas modifiée. Sa réussite est d'abord considérée comme un crime, à la suite d'un débat sur la dimension éthique de la théorie. Mais faut-il détruire les humains adaptés, produits de ce crime ? Ils se sauvent de la Lune vers Ganymède qui leur apparaît comme un Paradis. On assiste alors à une institutionnalisation progressive de la Panthropie dont plusieurs exemples sont donnés au fil des nouvelles qui, réunies, forment le roman. Ainsi sur une planète aquatique, des naufragés du programme panthropique créent une race humaine aquatique d'un demi-millimètre de haut. Ces humains finissent par découvrir l'“espace” hors de l'eau. Ailleurs se manifeste un racisme contre les “adaptés” de la part des “types de base” qui sont devenus des minorités dans la Galaxie. Ce sont des hommes-phoques qui assureront le repeuplement de la Terre devenue désertique avec évidemment des Hommes Adaptés. Le thème général est donc ici celui de l'évolution dirigée. L'humain est un conquérant adaptable. Sous des formes diverses, il est demeuré lui-même.
J'aborderai ensuite des œuvres où les manipulations génétiques permettent d'augmenter l'humain. L'Homme est optimisé et devient le maître de son corps comme de sa descendance.
Dans le Cycle de l'Hexamone, qui comprend aujourd'hui trois titres, Éon, Éternité, Héritage (1985, 1988 & 1995), l'écrivain américain Greg Bear décrit une société où la génétique et l'informatique se sont rejoints au point de fusionner. La procréation passe par le choix délibéré de gènes éventuellement empruntés à plus de deux personnes. L'embryon est développé par ectogenèse et l'enfant éduqué par des Machines et par tel ou tel de ses “parents”. L'humain est synthétique, produit d'une combinatoire de traits humains.
L'auteur américain Robert Reed traite dans son roman le Lait de la chimère (1989) du thème devenu classique des manipulations génétiques prénatales. Dans cet avenir proche, il est possible, pour un prix assez élevé d'obtenir des enfants “augmentés”, optimisés. Les trois personnages principaux du roman sont de tels enfants avec une intelligence développée, une mémoire infaillible, ou pour la fille une force physique redoutable. L'humain, c'est ce qui est désiré par les parents et ce qu'en font les enfants.(2)
Dans son remarquable Cycle de la Culture (à partir de 1987), dont je citerai en particulier un titre, l'Usage des armes (1990), l'écrivain britannique (en fait écossais) Iain M. Banks met en scène une société interstellaire, galactique même, à base de vaisseaux spatiaux, cynique, anarchiste, tolérante et qui surtout a résolu le problème économique de la rareté. Les humains peuvent y prolonger leur vie, changer de sexe, modifier leur apparence à volonté et de façon réversible. Le Cycle de la Culture est probablement la seule utopie pragmatique du xxe siècle. L'humain est plastique selon son désir (ou ses caprices) qui est (presque) la seule limite.
J'ai laissé de côté dans cet exposé bien trop sommaire le thème des cyborgs, des humains largement prothétiques, celui des Intelligences Artificielles et celui des Extraterrestres (sont-ils humains ou non ?) mais je ne peux pas éviter de citer la Cité des permutants (1994) de l'écrivain australien Greg Egan où l'Homme est transposé dans la machine, l'ordinateur, et dans un univers virtuel certes ici plus lent que le réel. L'humain devient ici comme un programme d'ordinateur, un algorithme.
Tous ces romans posent au fond une question lancinante : qu'est-ce que l'humain ? Et Gilbert Hottois a eu raison d'indiquer qu'au-delà de l'anthropologie, il fallait envisager l'anthropotechnique et ses conséquences. Jusqu'à quel point peut aller la transformation qui laisse subsister de l'humain reconnaissable ? Ces romans rejoignent la même question posée dans d'autres textes ou dans les mêmes à propos des Extraterrestres et des Intelligences Artificielles, question reprise par Guy Lardreau dans son ouvrage Fictions philosophiques et Science-Fiction (1988) : il y suggère que si l'on crée un jour (ce dont nul n'est certain) des Intelligences Artificielles, il faudra leur assurer de la compassion.
Cette question de l'humain, ces œuvres d'imagination nous indiquent qu'elle est passée, passe, passera, du philosophique au scientifique, puis au pratique selon des voies inédites. Voici que la fiction ancienne est partiellement rattrapée par la réalité technique. Ces romans (et nouvelles) sont-ils pour autant dépassés ? Je ne le crois pas car ils représentent autant d'expériences de pensée qui nous permettent d'explorer — inquiets ou ravis — la pluralité des possibles. On aurait tort de se priver de ces réflexions nombreuses, bien antérieures à toute interrogation professionnelle éthique et juridique sur ces sujets, et parfois, je me risquerai à le dire, plus audacieuses voire plus profondes.