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Gérard Klein : choix d'articles

Science-Fiction et théologie

Première parution : Fiction 167, octobre 1967

Olaf Stapledon (1886-1950) qui enseigna successivement à l'Université de Liverpool, sans être jamais titularisé, la littérature anglaise, l'histoire de l'industrie, la psychologie et la philosophie, et qui écrivit quelques livres étonnants, parmi lesquels Last and first men (1930), Odd John (1935), Star maker (1937) et Sirius (1944), connut un destin littéraire paradoxal. Il semble bien qu'il ait ignoré la Science-Fiction du temps de ses premiers ouvrages et qu'il ne l'ait découverte qu'après la guerre. C'est pourtant à la vogue croissante de la Science-Fiction qu'il dut de voir ses livres, pourtant difficiles et par certains côtés anti-littéraires, obtenir dans les pays anglo-saxons une audience constamment renouvelée. Son projet initial était sans doute de répandre, sous la forme du conte, certaines conceptions morales et métaphysiques qui lui étaient chères, selon la tradition de H.G. Wells et de G.B. Shaw. Mais on prête aujourd'hui plus d'attention à leur emballage qu'aux idées elles-mêmes.

Son roman le plus aisément accessible, Odd John, parut en France voici quelques années sous le titre Rien qu'un surhomme, dans la collection "le Rayon fantastique". Mais le succès qu'il obtint ne décida aucune maison d'édition à publier deux monuments comme les Derniers et les premiers hommes et le Créateur d'étoiles. C'est que ces deux livres ne doivent à peu près rien aux conventions habituelles du roman. Il s'agit plutôt de méditations ou d'essais philosophiques. Leurs héros ne sont pas des êtres humains, mais des espèces ou des mondes. Leur cadre s'étire aux dimensions de l'univers. Leur action s'étend sur des milliards d'années. Ils ne présentent presque aucune des qualités littéraires traditionnelles : l'habileté de la construction ou l'éclat du style. Mais ils recèlent, à côté de naïvetés considérables, des trésors d'intelligence et d'imagination. Aussi faut-il se féliciter que les Éditions Planète publient aujourd'hui le Créateur d'étoiles, même si le texte français qu'elles en donnent souffre de nombreux défauts.

Le Créateur d'étoiles représente la fresque la plus gigantesque de toute l'œuvre de Stapledon et peut-être de la littérature contemporaine, puisqu'il englobe l'histoire de tout notre univers et de quelques autres. Le procédé utilisé par Stapledon pour l'introduire est assez simpliste. Un homme se promène, une nuit, sur une colline d'Angleterre, sous un ciel pur et clouté d'étoiles. Influencé par ce décor cosmique, l'esprit du narrateur se détache de son corps et entreprend un immense périple à travers l'espace et le temps. Il rejoindra d'abord un monde assez semblable à notre Terre, où il logera successivement dans plusieurs corps. Puis, en compagnie de son dernier hôte, il poursuivra son voyage, rencontrant des sociétés de plus en plus extraordinaires à des stades différents de leur développement et s'enrichissant du contact d'autres esprits itinérants qui finiront par se fondre en un être collectif aux possibilités multipliées. Ainsi magnifié, il découvrira peu à peu la finalité de l'univers et se rapprochera, sans jamais l'atteindre tout à fait ni percer son mystère, du Créateur d'étoiles.

On peut distinguer trois grandes parties dans cette exploration. La première est historique, politique et morale. Elle intéresse des mondes qui sont assez semblables au nôtre pour que Stapledon y trouve l'occasion de dénoncer « ce qui cloche dans le monde », pour reprendre l'expression de Chesterton. La seconde est métaphysique et, en multipliant les descriptions de civilisations parvenues à un degré de développement très supérieur à celui de notre monde, pose le problème de la finalité de l'univers et de la vie. La dernière est théologique et propose une interprétation de la création.

Mes préférences personnelles et sans doute celles des amateurs de Science-Fiction vont à la seconde, où l'ingéniosité de Stapledon s'est donnée libre cours. Avec une prodigieuse richesse d'invention, il excelle à suggérer en quelques pages l'Histoire d'êtres humains ou surhumains par la pensée, mais biologiquement et socialement très différents de nous. Cette partie s'achève sur la révélation que les étoiles elles-mêmes sont vivantes et qu'elles participent de la même finalité que les êtres moindres qui vivent sur les planètes. On y trouve un catalogue prodigieux des thèmes et des inventions de la science-fiction, qui ne paraît que plus surprenant si l'on considère la date à laquelle il a été dressé.

Assez curieusement, la pensée d'Olaf Stapledon, tout imprégnée de connaissances scientifiques contemporaines, procède largement des systèmes philosophiques du XIXe siècle. Elle trouve certaines assises dans le positivisme d'Auguste Comte qui connaît là un avatar paradoxal. De même que pour Comte il n'existait qu'une seule Histoire possible, celle de l'humanité, que reproduisent, avec des variations négligeables, celles de tous les peuples, les espèces de Stapledon, quels que soient leurs apparences et leurs environnements, passant sensiblement par les mêmes phases critiques. C'est en cela que les “Arachnoïdes” et les “Ichthyoïdes”, par exemple, sont humains.

Comme pour Comte, l'Histoire exclut l'accidentel ; elle n'est que le prolongement de l'évolution. Au contraire de chez Marx, elle n'est pas le produit d'un processus dialectique, mais la tendance vers une finalité. Au cours des Histoires parallèles ou successives des différentes espèces, des crises peuvent les empêcher d'accomplir cette finalité et même les réduire à néant. L'aliénation qui peut atteindre une espèce entière, ou même une civilisation réunissant autant d'espèces que les nôtres d'individus, trouve son origine dans tout ce qui écarte de la voie tracée par cette finalité. Mais l'aliénation elle-même, et tout ce qu'elle comporte d'échecs et de souffrances, se trouvent réintégrés dans le dessein total du Créateur d'étoiles, dont le projet demeure insondable.

L'Histoire de l'univers se résout dans cette perspective à une émergence des consciences, puis à une coalition, sinon à une communion de toutes les consciences, dans la contemplation et l'adoration du Créateur d'étoiles Le point ultime atteint, l'univers retourne au chaos. Avant le nôtre, le Créateur d'étoiles en a créé d'autres, peut-être moins parfaits. Après le nôtre, il en créera d'autres, peut-être plus parfaits. Il connaît lui-même une évolution, mais cette évolution ne se traduit que dans celle de ses créations, car il est transcendant et immanent, et le temps et l'espace ne sont que des modalités passagères de son action.

Tourmenté jusqu'à l'obsession par le problème du mal, Stapledon en rejette la responsabilité sur le Créateur d'étoiles. Le mal, la souffrance, l'échec ou pis encore la mort font partie intégrante de la Création. On voit par tout ceci en quoi il annonce la pensée de Teilhard de Chardin et en quoi il en diffère radicalement. Ils ont en commun la même conception finaliste de l'évolution qui procède du souci de concilier les découvertes de la science avec les enseignements de la tradition, la même idée de la Création incarnée dans le temps et la matière opposée à celle d'une Création définitive et immuable. Mais leurs théologies diffèrent profondément. Tandis que celle du jésuite demeure plus ou moins orthodoxe, celle de Stapledon est protestante, plus précisément calviniste, et implique l'impossibilité du salut, l'abhumanité d'un Créateur avec lequel aucun dialogue n'est possible. envers lequel l'adoration est la seule conduite possible. Cette théologie ne va pas sans poser quelques problèmes.

D'une part, elle est implicitement matérialiste et rejette plus ou moins nettement la dualité esprit-matière, quoique comme on l'a vu, les “esprits” puissent voyager dans l'espace et le temps sans aucun support matériel. La création ne s'accomplit que dans la matière, étant entendu que les œuvres des civilisations s'inscrivent dans la matière. Mais les règles de l'univers qui fondent les formes de la matière sont posées, abstraitement, par le Créateur. Elles pourraient être différentes. Dans d'autres univers, créés antérieurement, simultanément ou postérieurement au nôtre, elles sont effectivement différentes.

Cette théorie a l'avantage d'être relativement satisfaisante pour un esprit moderne, formé aux méthodes scientifiques, qui accepte mal une rupture omniprésente entre la nature et la surnature. Mais elle présente l'inconvénient de rendre le concept de Dieu à peu près vide de sens, sinon inutile. Étant, dans l'esprit de Stapledon, les fantasmes de Dieu, nous n'avons aucun moyen de déduire de la réalité quoi que ce soit qui le caractérise. Stapledon renvoie au néant les œuvres de tous les théologiens qui, pour donner ou se faire une idée de Dieu, ont dû concevoir dans l'univers plusieurs forces ou plusieurs divinités en opposition. Si tout procède du Créateur et lui revient sans exception, toutes ses images possibles, toutes les religions, sont également partielles et vraies. Seule la présence du Malin dans la mythologie chrétienne ou la multiplicité des Dieux dans les mythologies classiques autorise une certaine discrimination entre l'orthodoxie et l'hérésie, le bien et le mal. Stapledon résout en partie ce problème en imaginant un dieu schizophrène dissocié en deux personnalités indépendantes.

D'autre part, la théologie de Stapledon réagit sur sa morale. En principe, est considéré comme bien tout ce qui va dans le sens de la finalité. Mais ce qui s'en sépare ou s'en échappe apparemment n'en appartient pas moins à la création. Aussi la pensée de Stapledon conduit-elle à une sorte d'optimisme désespéré. Jusqu'à la création ultime, les univers successifs comprendront une part de souffrances. Le but du Créateur d'étoiles n'est pas la fin de la souffrance, mais une harmonie “glacée”, intelligible par lui seul.

On ne saurait dire qu'il s'agisse d'une conception rassurante. Cet optimisme désespéré est explicable en partie par la tradition calviniste à laquelle j'ai fait allusion et qui implique une conception particulière de la grâce et de la prédestination, et en partie par l'époque à laquelle écrivait Stapledon. En 1937, l'avenir historique pouvait apparaître singulièrement bouché. L'imminence de la guerre apparaissait à tous les esprits lucides. Il était clair que des millions d'innocents seraient frappés, que la civilisation n'excluait en rien la possibilité d'un désastre définitif, mais semblait au contraire en porter les germes. D'où l'insistance avec laquelle Stapledon revient sur l'idée de crise, d'une crise éventuellement mortelle pour la raison.

La situation immédiate ne pouvait qu'incliner un intellectuel anglais au pessimisme. L'adoption d'un système de références plus large, ici cosmique, permettait seule de réintroduire une certaine dose d'optimisme. L'effort de Stapledon pour élargir son horizon lui permet de comprendre que l'effondrement d'un monde, le sien, et d'une certaine quiétude intellectuelle ne coïncide pas forcément avec celui de l'univers. Mais la quasi-certitude de la disparition prochaine du système de valeurs auquel il demeure attaché imprègne son œuvre d'une tonalité douloureuse. Sa réaction n'est pas si différente de celle d'Aldous Huxley qui, à partir des années 1935, prophétise le cataclysme et la fin de la civilisation, et ne cessera pas de le faire jusqu'à sa mort.

La conclusion du Créateur d'étoiles est cependant courageuse. Le héros choisira de se réincarner et de partager les luttes et les souffrances des hommes. Elle préfigure l'engagement politique du Stapledon de l'après-guerre qui militera pour le communisme jusqu'à sa mort, beaucoup plus pour des raisons morales que politiques, choisissant de ce fait l'humanisme contre l'idéalisme, la terre contre le ciel.

Comtienne par sa philosophie de l'Histoire, finaliste dans sa métaphysique, calviniste dans sa théologie, sans cesse effarouchée de ses propres audaces, la pensée d'Olaf Stapledon n'est que superficiellement moderne, on le voit. Elle n'a pas, même sur ces trois plans, le mérite de l'originalité, et si elle se bornait au message qu'elle veut faire entendre, elle n'aurait sans doute obtenu aucune audience, sauf peut-être de la part d'illuminés ou d'ignares. C'est son vêtement qui la sauve et l'extraordinaire ingéniosité avec laquelle Stapledon jongle avec la conjecture rationnelle ou simplement scientifique. Ce que cette œuvre contient de meilleur, elle le doit à cette Science-Fiction que Stapledon ignorait. Il en allait de même dans Rien qu'un surhomme, où les propos sentencieux que Stapledon prêtait à son héros se révélaient d'une grande banalité, mais où le charme ressurgissait dès qu'il tâchait de décrire son comportement “différent”.

Il n'est guère aisé de savoir si Stapledon lui-même attachait plus d'importance à sa “philosophie” ou aux utopies innombrables qui lui servent de décor. Mais il a pris un plaisir constant à imaginer des êtres et des mondes autres, avec un souci minutieux de la logique et du détail. On est presque tenté de dire qu'il gaspille des idées tant elles se succèdent à un rythme accéléré. Ainsi expédie-t-il par exemple, en trois lignes, l'idée d'un univers qui comporterait plusieurs dimensions temporelles et qui contiendrait des êtres dont les destins s'aligneraient simultanément selon ces directions multiples. C'est dans l'invention, c'est dans la création de son propre univers qu'il faut chercher le véritable Stapledon, l'anti-Pascal par excellence qui ne redoute plus rien du silence des espaces infinis puisqu'il les peuple de ses rêves.

Ces caractéristiques font que l'œuvre de Stapledon doit être abordée avec prudence par l'amateur de science-fiction. Elle présente des temps morts, des digressions, des dissertations dont cet amateur se dispenserait d'autant mieux qu'ils ne sont pas nécessaires à la cohérence de l'œuvre dans l'imaginaire. Il pourra même, lors d'une première lecture, sauter allégrement les quarante premières pages qui risqueraient de le décourager, quitte à y revenir par la suite, et aborder de plain-pied l'aventure cosmique et la pluralité des mondes. L'écriture de Stapledon, de même, n'est pas particulièrement habile. Souvent lourde, abstraite, doctorale, s'efforçant au lyrisme avec application, sinon avec entêtement, elle a, même dans le texte original, de quoi rebuter. Mais c'est une erreur scolaire que de croire qu'un contenu important coïncide nécessairement avec une forme achevée. Parce que sa plume lui résiste, Stapledon n'en est jamais la victime. Ses maladresses mêmes lui donnent un poignant accent de sincérité.

Le style ne fait pas tout l'écrivain. Stapledon est un grand écrivain quelle que soit son écriture. Du moins aurait-elle pu être respectée, sinon rehaussée, par la traduction. Ainsi Baudelaire améliora-t-il Poe. Il n'en est malheureusement rien dans la présente traduction qui ajoute à la maladresse, à la rugosité de la prose de Stapledon et qui multiplie les “à peu près”, sinon les contresens. J'en donnerai deux exemples, l'un qui touche à la pensée, l'autre au vocabulaire : là où Stapledon, dans le périple de son héros, parle des galaxies en termes de so-called "universes" (les soi-disant “univers”), ironisant par là sur la constante erreur d'échelle qui fait prendre aux humains leur petite région pour le cosmos entier, la traductrice s'est bornée à écrire platement univers, ne respectant même pas les guillemets du texte original (page 73). Ailleurs, le plan de l'écliptique est devenu celui de l'éclipse, ce qui ne veut rien dire (page 186). On ne saurait parler à propos de cette traduction, qui demeure dans l'ensemble consciencieuse, de sabotage, mais d'amateurisme. Certaines œuvres doivent être traduites avec foi, admiration et intelligence. Il eût fallu un poète. On n'a trouvé qu'une tâcheronne. Mais mieux vaut lire Stapledon dans un texte imparfait que l'ignorer.

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Le Silence de la Terre (Out of the silent planet) parait en 1938 et constitue, selon Sam Moskowitz, une sorte de réponse au Créateur d'étoiles. Cette œuvre sera suivie en 1943 de Perelandra et en 1945 de Cette hideuse puissance (That hideous strength), les trois volumes formant une trilogie cohérente, mais dont les volets sont de valeur inégale. Le succès remporté par le Silence de la Terre, lors de sa parution au "Rayon Fantastique" en 1952, et la demande des très nombreux lecteurs qui désiraient en connaître la suite, conduisirent le Club du Livre d'Anticipation à éditer en un seul volume les trois romans. Il est assez amusant de constater que le Stapledon et le Lewis sont parus en France à quelques mois d'intervalle et qu'a pu s'engager ainsi dans l'esprit du lecteur le débat que souhaitait C.S. Lewis, admirateur, mais aussi adversaire acharné, de Stapledon. Un élément manque toutefois au dossier, le texte de quelques pages de J.B.S. Haldane, the Last judgment, paru en 1927 et qui fut sans doute à l'origine de l'œuvre de Stapledon aussi bien que de celle de Lewis. Après avoir esquissé une fresque grandiose du futur humain. Haldane, biologiste britannique de grande valeur, montrait les hommes s'échappant dans toutes les directions de l'espace, à la mort du soleil, pour ensemencer l'univers.

Il n'est pas indifférent de savoir que Lewis connut une évolution quelque peu comparable à celle de Chesterton. D'abord d'esprit libéral, agnostique, il se convertit et milita vigoureusement pour sa foi nouvelle, allant jusqu'à étudier la théologie et à produire dans ce domaine sévère plusieurs ouvrages. Les trois romans dont il est ici question sont fortement marqués par ces préoccupations. J'ajouterai que je n'ai pas réussi à savoir si Lewis se convertit au catholicisme ou à l'anglicanisme. Du point de vue strictement doctrinal, la distinction est de peu d'importance, l'anglicanisme et le catholicisme ne différant que sur des points secondaires. Certains détails conduisent à penser, notamment dans Cette hideuse puissance, que Lewis était de cœur anglican même s'il était catholique orthodoxe.

Au positivisme et au calvinisme de Stapledon, C.S. Lewis oppose un christianisme strictement médiéval, ou plus probablement la conception du christianisme médiéval que pouvait se faire un intellectuel anglais pendant le premier tiers du vingtième siècle, en y mettant une bonne dose de bonne volonté et de naïveté. Pour Lewis, l'Écriture et la Tradition sont à prendre au pied de la lettre. Les anges qu'il baptise "eldila" existent. Chacun des mondes est surveillé par un "Oyarsa", une sorte d'archange, immortel et pratiquement immatériel. Mais celui de la Terre s'est révolté peu après la création et a précipité notre planète dans l'isolement, dans le silence. Il est la source de tous les maux dont souffre notre humanité. Il s'efforce de corrompre les mondes voisins et en particulier Vénus (Perelandra), en se servant des hommes et de leur science comme instruments. Mais sur la Terre même, sa hideuse puissance peut être défaite par ceux qui bénéficient des secours de la foi et de l'aide des archanges du système solaire. Cette bataille ne fait que préfigurer le grand combat, l'Armageddon suprême où il sera définitivement écrasé et où notre monde sera réhabilité.

Les trois volets de la trilogie s'organisent donc par rapport au thème de la Chute. Dans le Silence de la Terre, elle n'a pas eu lieu et divers peuples intelligents vivent en état de grâce et de bonheur permanent sous la conduite de leur grand Oyarsa. C'est donc en vain que Weston, un physicien de génie dont le rôle se précisera par la suite, essaiera d'introduire sur Mars — Malacandra — les tentations de la Terre. Ayant construit avec l'aide d'un financier, Devine, un astronef, il enlèvera presque par hasard un érudit, Ransom, dont il espère se servir comme monnaie d'échange. Weston, doté d'une remarquable intelligence, incarne la volonté de puissance et l'orgueil. Il rêve de donner l'espace aux hommes, rêve fondamentalement impie aux yeux de Ransom, philologue versé dans l'étude des langues anciennes et de nature plutôt contemplative qu'active.

Arrivé sur Mars, Ransom s'enfuira et apprendra à connaître petit à petit les merveilles d'une région de cette planète, la douceur d'un monde qui n'a pas connu la chute, qui n'est plus susceptible de faillir et que les violences de Weston égratigneront à peine. Ransom découvrira, au contact des différentes races de Malacandra, puis de la voix même du grand Oyarsa, la métaphysique “vraie” et les raisons de la quarantaine qui fait de notre Terre, Thulcandra, un monde silencieux, une planète “tordue”.

Lewis excelle à décrire les paysages, les mœurs des habitants de Mars, et à introduire petit à petit ses idéaux métaphysiques. L'action du roman est restreinte. Car il n'y a pas à proprement parler sur Mars d'Histoire ; celle-ci, en tant que développement d'événements, n'existe sur notre monde que depuis la Chute et qu'en tant que conséquence de la Chute : la perfection, ou du moins l'ordre, a pour caractéristique principale d'être stable. Aussi la trame du roman est-elle constituée par la découverte, l'exploration, l'éducation de Ransom. Les nécessités de la pédagogie ont contraint C.S. Lewis à donner ici le meilleur de lui-même. Car il existe peu de romans qui atteignent à l'authenticité poétique du Silence de la Terre.

L'Oyarsa de Mars renverra sur Terre Weston, Devine et leur passager involontaire. Sitôt que leur astronef s'est posé sur notre planète et que les humains en sont sortis, il explose. La première tentative des forces du mal, qu'incarne Weston, pour corrompre les espaces extérieurs a échoué. La Terre est de nouveau isolée, mais en apparence seulement, car dans le grand plan universel cette tentative a joué un rôle essentiel : elle a mis Ransom en contact direct avec les forces du bien. En même temps ont été révélées au lecteur les forces “véritables” qui se disputent l'univers et qui vont s'affronter de plus en plus directement.

Le second roman, Perelandra, se déroule sur Vénus. La Chute n'y a pas encore eu lieu, mais elle demeure possible, car Perelandra est un monde jeune où l'humanité n'est représentée encore que par un couple, le Roi et la Dame, qui vivent dans une sorte de paradis terrestre et qui sortent à peine de l'adolescence. Ransom sera transporté sur Vénus par deux anges pour y prévenir un grand danger, sur la nature duquel il ne sait d'ailleurs à peu près rien. L'arrivée de Ransom sur Vénus est l'occasion pour C.S. Lewis de dresser de la planète un tableau aussi enchanteur et convaincant que celui qu'il avait donné de Mars. Vénus est presque entièrement couverte par un océan sur lequel flottent d'immenses îles végétales. Les terres émergées sont rares.

Ransom rencontrera bientôt la Dame qui est l'image même, en sa nudité, de la fraîcheur et de l'innocence. Et il comprendra la nature de sa mission. Weston a réussi à reconstruire un astronef, à traverser l'espace et à gagner Vénus. Mais il n'est plus seulement en proie à son vieux rêve d'impérialisme terrien. Il est littéralement possédé par l'esprit du mal qui domine la Terre et qui s'est emparé de son corps. Il vient tenter la Dame, jouer le rôle du serpent dans la Genèse et déclencher la Chute. Ransom qui, au contraire de la Dame et du Roi, en sait les conséquences, doit l'empêcher d'agir.

Il parviendra, non sans mal, à le détruire au terme d'une lutte d'abord intellectuelle, puis physique, dont il conservera une marque ineffaçable sous la forme d'une blessure au talon qui saignera toujours. Le sens véritable de son nom, Ransom — rançon, c'est-à-dire rachat — lui sera révélé ainsi que son rôle charismatique. Grâce à lui, qui n'a été au demeurant qu'un instrument, le péché originel aura été évité sur Vénus, et le Roi, la Dame et leur descendance hériteront d'une planète qui ne cessera jamais d'être un paradis terrestre.

La manifestation directe des puissances bonnes et mauvaises qui dominent l'univers rend le second roman de Lewis moins convaincant que le précédent, et s'il compte nombre d'admirables passages, il n'échappe pas aux longueurs. Mais l'étrangeté et la beauté du décor, la simplicité de l'action et la conviction de l'auteur font du livre un grand roman mythologique. Car s'il était question de la nature de la réalité dans le Silence de la Terre, il est ici question de principes incarnés. Ransom achèvera son combat contre le démon dans les entrailles de Vénus et précipitera le corps de Weston dans le brasier central. Il sortira de l'enfer, né pour la seconde fois, rédimé et portant au talon sa blessure inguérissable comme seule trace de son contact avec le mal, selon la meilleure tradition des œuvres épiques et mythologiques. Il sera ainsi préparé à affronter son dernier combat, une fois ramené sur Terre par les deux anges.

Plus discutable est le troisième roman, Cette hideuse puissance. L'action se déroule cette fois sur la Terre, où, comme on sait, la Chute a eu lieu. Sur Mars, la tentation n'a sans doute jamais existé. Sur Vénus, elle a échoué, grâce à Ransom. Mais sur Terre, l'Oyarsa tordu, l'esprit du mal, le diable, l'a emporté au début des temps, quoique son empire ne soit pas devenu total. Cette hideuse puissance conte l'une des escarmouches auxquelles il se livre pour tenter d'achever son œuvre de destruction, et dont il sortira vaincu, mais non définitivement, par le petit groupe dont Ransom est le chef charismatique. Du coup, la nature du mal ou du moins de ses manifestations sur notre monde nous est révélée.

Un groupe de savants et de politiciens fonde un Institut dont le but secret, camouflé derrière une façade humanitaire, est de s'emparer du pouvoir et d'instaurer un ténébreux totalitarisme. Cet Institut s'appelle en français l'INCE, ce qui ne veut rien dire, mais porte dans l'édition anglaise le nom autrement significatif de NICE, c'est-à-dire, en anglais, charmant, gentil, et en grec, victoire. Ce détail, apparemment de peu de portée, prend toute son importance quand on connaît les préoccupations philologiques de C.S. Lewis et son obsession cabalistique de donner un sens à toute chose.

L' Institut se veut à la fois rassurant et porteur des plus hautes destinées de l'Homme. La qualité de ses membres symbolise assez la nature du mal, selon l'idéologie de Lewis. Les politiciens véreux et les financiers, comme Devine, issus du libéralisme et de la démocratie, s'opposent à l'image lumineuse du chef charismatique. Les savants illustrent le caractère démoniaque de la science en tant que découverte, que violation du réel, opposée à la Révélation. Physiciens, chimistes, biologistes, tous sont possédés par le démon, et comme tels périront lamentablement à la fin du roman.

Une distinction est donc établie par Lewis entre les sciences du bien, la philologie, la théologie, la philosophie à condition qu'elle se borne à l'étude des mystiques et des néo-platoniciens, la psychologie pourvu qu'elle demeure scolastique, et les sciences du mal, irrémédiablement condamnées, que sont sans exception aucune toutes les sciences modernes et plus ou moins exactes, celles qui arrachent à la nature, au mépris de l'interdit divin, des bribes de connaissance. Il est caractéristique que le seul membre de l'INCE qui soit sauvé à la fois spirituellement et physiquement soit un sociologue. Sans doute doit-il son salut au caractère littéraire de sa science et à l'intérêt pour l'être humain qu'elle doit tout de même susciter en lui.

Ces savants diaboliques se sont donné un chef digne d'eux, la Tête. Ils ont en effet prélevé la tête d'un condamné à mort, évidemment homme de science, et ils en ont développé le cerveau, et par conséquent l'intelligence, par des moyens qui n'appartiennent qu'à eux. Ainsi, ils ont transgressé l'interdit de la mort, comme Weston, leur premier martyr, avait transgressé l'interdit de l'espace.

L'INCE s'installe sur le domaine de Bracdon, non sans arrière-pensée. Car c'est dans la forêt de Bracdon, selon une légende à laquelle tous ces savants positivistes croient dur comme fer, que dort dans un caveau l'enchanteur Merlin, détenteur de secrets redoutables. Le petit groupe de Ransom et l'INCE se livrent donc une espèce de lutte de vitesse pour retrouver le premier le caveau de l'enchanteur. Mais c'est une somnambule extralucide dotée de pouvoirs héréditaires qui leur indique l'endroit en question. Après avoir d'ailleurs fort peu hésité entre les deux camps, elle se range aux côtés de Ransom. Merlin quitte discrètement son caveau et rejoint lui aussi le camp de Ransom. Car s'il sent quelque peu le soufre, il détient quelques parcelles de la sagesse atlante et sait fort bien que les savants condamnent les magiciens au chômage. Représentant des temps passés, héritier de la tradition, porteur de vieilles “sciences”, il ne peut, aux yeux de Lewis, que pencher du côté du bien. Aussi, doté de redoutables pouvoirs par les Oyarsas de toutes les planètes du système solaire, il pénètre dans l'enceinte de l'INCE dont il détruit les chefs, non sans avoir déclenché la confusion des langues dans cette nouvelle Babel. Ainsi, un petit groupe d'érudits, d'extralucides, de philologues et de doux dingues aura-t-il mis en échec avec le secours de la grâce, cette hideuse puissance, le totalitarisme et le fanatisme de la science.

L'intrusion inattendue de l'enchanteur Merlin indique assez ce que Lewis aurait voulu faire du dernier volet de se trilogie. Alors qu'il avait peint de manière réaliste un autre monde dans le Silence de la Terre, qu'avec Perelandra il avait écrit un beau roman mythologique, il voulait dans Cette hideuse puissance faire passer un souffle épique, décrire dans le fracas des glaives le grand affrontement des siècles et des forces, ressusciter les paladins de Camelot et leur donner un visage et des armes adaptées à notre temps. Mais son innocence, ou plutôt son ignorance de notre époque lui interdisait de réussir véritablement dans cette voie. Peut-être aurait-il pu avec plus de bonheur donner à sa trilogie une conclusion qui se serait déroulée sur la Lune. Car il situe dans cet astre le refuge ultime des puissances du mal. Sa mort, survenue voici quelques années, l'a empêché de regagner son domaine d'élection, t'espace, et de nous donner le tableau dantesque de l'Armageddon final et la vision d'une humanité réintégrée dans l'harmonie cosmique, d'une épiphanie de l'homme.

Son erreur, qui est commune, fut de vouloir établir un pont entre l'imaginaire et le réel et de tenter d'expliquer par une idéologie naïve les maux dont souffre notre monde. Égaré sur notre planète, incapable de sortir de sa tour d'ivoire, symbole d'une génération d'intellectuels anglais qui rêvèrent d'arrêter le temps et d'éterniser une conception préraphaélite du monde, Lewis fut néanmoins un grand écrivain. On ne peut s'empêcher de céder au charme du Silence de la Terre, à la puissance poétique des meilleures pages de Perelandra.

Sans adopter tout à fait les théories de Max Weber sur l'influence des religions sur les formes sociales on ne peut manquer d'être frappé par l'opposition de la pensée de Stapledon qui s'efforce d'intégrer la science à l'expression de sa théologie calviniste,- et de celle de Lewis, d'obédience catholique, qui la rejette en enfer.

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Au moment de conclure cet article consacré à deux œuvres qui introduisirent la théologie dans la science-fiction, il convient d'évoquer d'autres auteurs qui s'engagèrent, plus récemment, dans le même sens. Dans un Cas de conscience de James Blish, un jésuite, membre d'une équipe d'exploration, débarque sur un monde dont les habitants ignorent le mal, mais tout aussi bien l'idée de Dieu ou celle d'immortalité. Sont-ils des créatures du démon destinées à induire l'homme en erreur ? Mais ce serait une hérésie que de le croire puisque le diable ne peut créer. Ont-ils raison et Dieu n'est-il qu'une chimère née de l'imagination des hommes ? Ainsi se trouve posé par un agnostique un paradoxe théologique. Walter Miller, catholique, introduisit de son côté dans un Cantique pour Leibowitz et dans certaines nouvelles inédites en français le “christianisme sociologique”. Anthony Boucher, catholique lui aussi, posa dans sa nouvelle "Dialogue avec le robot" la question de savoir si un robot pouvait avoir une âme et devenir un saint.

Mais dans la cohorte immense des histoires qui traitent des rapports des hommes et du plus puissant des extraterrestres, je retiendrai, en manière d'apothéose, celle de Lester del Rey, For I am a jealous people : Dieu, le Dieu de la Bible, le Dieu des Armées, qui fit jadis alliance avec l'homme, a rompu son traité et conclu une nouvelle alliance avec les Étrangers qui envahissent la Terre. Alors, le héros, un prêtre, après avoir refusé de croire à cette trahison suprême, prend le parti de l'homme, prêche la dernière croisade, la guerre contre ce dieu cruel et sanglant. Même si Dieu est mort, comme le pensait Nietzche, mieux vaut l'achever.