Élise Fontenaille : Unica
roman de Science-Fiction, 2006
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Le roman d'Élise Fontenaille Unica, qui vient de recevoir le Nouveau Grand Prix de la Science-Fiction française, décerné par les membres du Déjeuner du Lundi,(1) soulève par sa nature un problème récurrent qui a alimenté bien des discussions et polémiques.
Est-ce vraiment un roman de Science-Fiction ?
Sa parution dans la présente collection indique mon sentiment. Je dois avouer que je ne connais pas celui de l'auteur. Mais la citation en exergue, d'un titre de Philip K. Dick, l'un des écrivains les plus fameux du domaine, laisse croire qu'elle n'y verra pas d'inconvénient majeur.
La difficulté vient de ce qu'il n'existe pas de définition univoque de cette espèce littéraire. La moins mauvaise revient à s'appuyer sur la pratique : relève de la Science-Fiction ce que ses amateurs chevronnés considèrent comme tel. C'est là que les difficultés commencent.
Naïvement, ces amateurs estiment qu'un roman qui se situe dans l'avenir, par exemple après une catastrophe nucléaire ou écologique et qui met en scène des survivants affairés à rebâtir un monde, ou mieux à liquider ce qui subsiste de l'ancien, ou qui a pour héros un astronaute revenu d'un voyage lointain et qui découvre une Terre dépeuplée, ou encore qui décrit une société technologique dystopique, relève de leur genre de prédilection. Ils s'en réjouissent, le font savoir et ne se privent pas de critiquer l'ouvrage en relevant parfois le peu d'originalité du thème et de son traitement. On est venu sur leurs terres, on doit en accepter les lois.
Ce que certains auteurs, voire éditeurs, frileux, n'admettent pas. Aussi on lit des choses étranges sur les quatrièmes de couverture dont le prototype demeure : « Ceci n'est pas un roman de Science-Fiction. », alors que tout le reste suggère le contraire, ou encore : « Il s'agit d'un roman sur l'avenir (voire d'une anticipation) mais surtout — surtout — cela n'a rien à voir avec la Science-Fiction. ». Et la capacité de contournement du terme obscène est prodigieuse. Par exemple en invoquant la tradition du conte philosophique.
Nul besoin d'avoir étudié Freud pour se douter que le déni est la forme la plus achevée de la reconnaissance. En d'autres termes, plus on vous affirme avec force que ça n'en est pas, plus on se doute que d'une manière ou d'une autre, ça risque d'en être mais qu'on aimerait que ça ne se sache pas, exploit que l'aveu négatif lui-même rend problématique.
Des écrivains éminents ont protesté dans les médias et en particulier à la télévision, parfois contre toute évidence, que leurs œuvres n'avaient rien à voir avec une chose pareille. Ce qui signifie que la chose, ils ne l'ignoraient pas tout à fait, et qu'il y avait bien un risque, pour le moins, de confusion.
À l'inverse, on a vu des auteurs dont le rapport des livres au genre était incertain s'en réclamer. On a vu, plus étrange, des écrivains commencer par dénier toute affiliation au genre pour ensuite la reconnaître et enfin la revendiquer. Ou d'autres encore affirmer leur familiarité avec la chose, voire leur passion pour elle, étaler leur érudition spécialisée, tout en s'efforçant de s'en démarquer pour ce qui était de leur production. Je pense ici un tout petit peu à l'auteur talentueux des Particules élémentaires et de la Possibilité d'une île, Michel Houellebecq.
On sent donc qu'il y a là un enjeu. En être ou ne pas en être.
Du côté de la dénégation, ou du déni — ce n'est pas tout à fait la même chose —, il y a évidemment la crainte de perdre le manteau protecteur de la littérature générale et donc de la Culture(2) pour s'abîmer dans la littérature dite de genre, réputée commerciale et vulgaire. Il y a la peur d'une relégation, de la perte de l'admiration de l'Établissement et, pire encore, de l'évitement d'un public supposément immense que toute étiquette rebuterait. C'est une position stratégique.
À l'inverse, un jeune auteur ou un auteur qui n'a pas encore tout à fait percé peut se dire, même si son appétence pour la Science-Fiction est limitée, que l'existence d'un public défini et relativement large est une aubaine. Plutôt, sous une étiquette très relativement infamante, quelques milliers d'exemplaires que quelques dizaines au nom de l'universalité. C'est une attitude tactique.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. La Science-Fiction est au fond une littérature d'un abord assez difficile : elle a lentement et longuement élaboré ses codes, ses thèmes, ses tropes ; plus que toute autre, elle repose sur de l'intertextualité ; elle demande pour être pleinement goûtée une culture spécialisée, ce en quoi du reste elle ne se distingue pas vraiment de toute autre forme artistique.
Cette culture, la plupart des auteurs de littérature générale (on pourrait dire aussi : de littérature ordinaire) ne la possèdent pas, et on ne saurait le leur reprocher. Mais comme d'une part la Science-Fiction a contaminé l'univers des mots et des images et que d'autre part nous vivons dans un monde imprégné des prodiges et des horreurs issus de la science et de la technologie, il arrive que tel de ces écrivains soit frappé par une idée géniale dont l'originalité le transporte, par exemple un voyage sur la Lune, l'intrusion d'un extraterrestre ou la fin du monde, sans qu'il soit averti qu'il en existe une tradition. Il arrive aussi qu'il fasse tout simplement de la récupération en espérant que le public profane ne s'en avise pas.
En bref, il a découvert l'Amérique. En soi, ce n'est pas répréhensible. C'est même le signe d'une belle innocence, un rien pervertie dans le second cas. Mais il est compréhensible que les amateurs chevronnés ne s'en laissent pas conter, voire ne se privent pas de dauber.
Dans le meilleur des cas, cela explique les hésitations d'un excellent écrivain comme Robert Merle. Celui-ci a écrit au moins trois remarquables romans de Science-Fiction, un Animal doué de raison, Malevil et les Hommes protégés, qui furent salués comme tels par les lecteurs de Science-Fiction. Pourtant Merle, craignant peut-être d'être catalogué ou redoutant de s'encanailler, commença par protester. Il était sans doute sincère. Il avait sûrement lu Verne et Wells, et peut-être certains Maurois, Aldous Huxley et George Orwell mais rien d'autre. Puis il finit par accepter l'idée qu'il s'était inscrit, certes de manière classique et peut-être même un peu conventionnelle, dans une tradition honorable. Le cas de Pierre Boulle, l'auteur de la Planète des singes et surtout de nouvelles exceptionnelles de pure Science-Fiction, est plus ambigu puisqu'il connaissait manifestement bien le genre mais qu'il n'aimait guère qu'on le lui rappelle.
On comprend qu'entre la tactique et la stratégie, le cœur puisse balancer. Ce fut le cas pour Bernard Werber et Maurice G. Dantec. Le premier, qui ignorait à ses débuts probablement presque tout de la Science-Fiction, commença par chercher à s'en démarquer, puis découvrant que son jeune public en était friand, se mit à courir les conventions de Science-Fiction et puisa ensuite, certains disent sans vergogne, dans le stock commun d'idées du genre. Le second oscilla entre l'admission de son goût pour la chose et plusieurs tentatives d'évasion, jamais complètement assumées.
Le souci tactique, vite démenti par la stratégie, est beaucoup plus net chez les écrivains de la stature de Kurt Vonnegut, Jr., Vladimir Volkoff et Antoine Volodine. Tous les trois débutent sans ambiguïté dans des collections spécialisées, le premier avec le Pianiste déchaîné, les Sirènes de Titan, le Berceau du chat(3) et dans une large mesure sacrifie au genre dans son chef-d'œuvre, Abattoir 5 ; il fréquente le milieu des fans puis il prend ses distances sans jamais cesser de lui vouer une tendresse qui s'exprime dans ses relations amicales avec un auteur comme Philip José Farmer.(4) Volkoff débuta au "Rayon fantastique"(5) puis il n'aima pas trop qu'on le lui rappelle et, sauf erreur, ne laissa jamais reparaître son roman de jeunesse. Volodine publia quatre titres dans la collection "Présence du futur", sans doute quelque peu marginaux au genre, avant de glisser vers les éditions de Minuit sans vraiment changer d'orientation, en revendiquant la continuité de son univers et en reconnaissant qu'il n'aurait sans doute jamais réussi à publier ailleurs à ses débuts que dans une collection éclectique de Science-Fiction, tout en refusant le terme auquel il substitue celui de “post-exotisme”.
La démarche la plus élégante et la plus lucide serait celle de Jacques Sternberg, de Philippe Curval et de Jean Hougron entre autres, qui ont écrit de la Science-Fiction et de la littérature ordinaire, et qui se sont réclamés ouvertement d'avoir fait l'un et l'autre.(6)
Mais l'exemple le plus emblématique vient d'encore plus haut. Non seulement le tout récent prix Nobel de littérature, Doris Lessing, a écrit de la Science-Fiction, mais elle l'a hautement revendiqué pour son cycle Canopus dans Argos(7) auquel on peut adjoindre Mémoires d'une survivante, tout en disant d'elle-même qu'elle n'est pas aussi bonne dans ce genre qu'elle le devrait, pour avoir commencé trop tard et ne pas le connaître suffisamment bien. Et elle proclame son admiration et sa dette envers Ursula K. Le Guin. Cette modestie, probablement excessive, l'honore.
Je ne connais toujours pas le point de vue d'Élise Fontenaille, mais je lui souhaite de se retrouver, suivant les traces de Doris Lessing, sur la voie du Nobel.
- Le Déjeuner du Lundi est une institution littéraire, amicale et faiblement gastronomique qui se réunit depuis plus de quarante ans dans un restaurant italien proche de la place Saint-Sulpice. Son règlement, fort strict, est de ne pas en avoir. Tout auteur, éditeur, amateur, ou même non-lecteur de Science-Fiction peut y prendre place. Ayant constaté la disparition du Grand Prix de la Science-Fiction française remplacé depuis plusieurs années par un plus hybride Grand Prix de l'imaginaire, ses membres fondateurs ont décidé de rebaptiser ainsi le ci-devant Prix du Lundi de la Science-Fiction. Il a été décerné en 2007 à Catherine Dufour pour son roman le Goût de l'immortalité, publié dans la même collection. Il couronne de nouveau une dame. Je tiens absolument à préciser que non seulement je n'ai participé à aucun de ces votes mais encore que j'étais absent lors de la décision. J'estime en effet qu'un directeur de collection ne peut faire partie d'aucun jury littéraire.↑
- Aucune allusion ici au célèbre cycle d'Iain M. Banks, bien représenté dans la présente collection. La majuscule se veut ici emphatique.↑
- Et cela aussi bien dans leurs éditions américaines que françaises.↑
- Ce dernier donna naissance à un personnage imaginaire et quelque peu ridicule de Vonnegut, Kilgore Trout, en lui prêtant avec l'assentiment de son créateur des œuvres désopilantes qui furent publiées et traduites.↑
- Avec Métro pour l'enfer qui ne fit pas l'unanimité des critiques spécialisés.↑
- Le cas de Jean Hougron est hautement symbolique. Après le succès de sa Nuit indochinoise, cet admirateur véhément de la Science-Fiction publia le Signe du chien (1960) dans "Présence du futur" puis le Naguen (1980), hors collection mais ensuite repris dans une série spécialisée. Ce dernier titre a obtenu en 1981 le prix du festival de Metz, alias Graoully d'or.↑
- Cinq volumes dont seuls le premier et le deuxième, Shikasta et Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, ont été traduits en français. On peut espérer que le Nobel contribuera à faire connaître la suite et rééditer l'introuvable Shikasta [le cycle sera finalement édité en entier par la Volte en 2016-2019 — note de Quarante-Deux]↑