Gérard Klein : préfaces et postfaces
Jean-Pierre Dupont : Encyclopædia jeuryalis
l'Académie de l'espace • Orion nº 8, août 1989
Des mots pour l'avenir
Un des paradoxes de la Science-Fiction veut qu'elle use pour décrire l'avenir — ou parfois le passé lointain — des mots du présent. L'anachronisme ou l'anatopisme langagier ne lui est certes pas propre. Le roman historique ou exotique rencontre la même difficulté théorique. Il s'en tire à coup de conventions. Mais dans le cas de la Science-Fiction, il s'agit de définir ou de suggérer des êtres, des situations ou des choses qui n'existent pas encore, qui n'existeront peut-être jamais, qui n'ont, par principe, jamais été nommés. Si l'auteur de Science-Fiction s'y dérobe, il lui manque quelque chose et cela d'autant plus que, familier de la réflexion sur le changement, il sait à quel point le vocabulaire le plus courant a évolué en quelques dizaines d'années.
Un des auteurs français contemporains les plus conscients de cette nécessité fut Daniel Drode, aujourd'hui disparu, qui, dans la lignée de la Novlangue de George Orwell, s'efforça d'inventer une autre langue et jusqu'à une autre syntaxe dans son étonnante Surface de la planète.
À l'autre extrémité du spectre, le prurit langagier a saisi nombre d'auteurs plus populaires qui se sont efforcés de convoyer de l'étrange en concoctant des noms d'espèces ou de héros presque imprononçables, en tout cas étrangers à nos habitudes scripturales et phonétiques. Ils se contentent le plus souvent d'accumuler les lettres d'ordinaire laissées pour compte, les K, X, Z, ou de les associer à quelques voyelles égarées en couples improbables. Et bien que cette onomastique tourne vite à la caricature, il est vrai qu'il y a place pour une sorte de jubilation de l'étrangement dans ces assemblages linguistiquement impies. Parce qu'il n'y a pas de sujet d'étude idiot, je suggérerais volontiers à des linguistes d'en dresser le catalogue et de tenter de repérer les mécanismes, sans doute primaires, de ces fabrications. Il y a là quelque chose qui évoque l'exploration lexicale, également jubilatoire, des enfants et le souci de certains de s'inventer des langues ou des codes, soit pour dire et n'être pas compris, soit pour ne rien dire d'intelligible dans l'espoir d'être entendu.
J'ai tenté de montrer, ou du moins de suggérer, dans mon essai "Trames et moirés" (in Science-fiction et psychanalyse, Dunod 1986) que les mots relevaient, pour les subjectivités collectives, du rituel de l'obsessionnel et que c'était même par là, en se coupant des variations aussi subtiles qu'infinies du réel, qu'ils acquerraient du sens, un sens échangeable. J'ajouterai aujourd'hui, faute de l'avoir fait à l'époque, au moins explicitement, qu'ils ont tout autant une dimension fétichiste, la jouissance du mot supplantant celle de l'objet, ce qui est bien l'affaire de toute la littérature et plus spécialement de Science-Fiction, qu'elle en use par la sacralisation d'un mot, par son détournement ou par son invention.
Celui que le retour du terme distorseur (Van Vogt) dans un contexte à la fois imprécis et répétitif ne conduit pas à la représentation de la chose et de ses effets et qui n'en jouit pas comme le pervers de son fétiche n'a ni l'usage ni la compréhension de la Science-Fiction, ni probablement la capacité de jouer. Toutefois, au contraire du fétichiste ordinaire, le lecteur ne s'accordera ce plaisir que dans un contexte particulier, celui de la lecture de tel livre et donc de la formation de cette subjectivité collective particulière constituée par la rencontre de l'auteur et de ses lecteurs. Il restera disponible pour d'autres aventures du même genre. En quelque sorte, il pourra fétichiser un mot le temps de sa suspension volontaire d'incrédulité, l'admettre dans sa réalité subjective puis l'en faire ressortir et par là-même, faire l'expérience d'un doute excellemment subversif sur la portée de tout mot. L'amateur de Science-Fiction qui a été au bout de son expérience en vient peut-être à considérer tout terme, courant ou néologique, comme renvoyant à une émotion, intellectuelle, affective ou esthétique, et non pas à une catégorie ou à un segment du réel. Son état provisoire de crédulité acceptée devrait le rendre capable de supporter sans dommage le doute le plus extrême et donc contribuer à le libérer de la tyrannie inaperçue des vocabulaires qu'entretiennent les dictionnaires, ces cimetières alphabétiques d'idées.
Ce serait là une démarche qui s'établirait à l'opposé et même à l'encontre de la magie et de tous les fanatismes qui enferment dans les mots, les formules, les prières, une toute-puissance insurmontable autant qu'éternelle. Dans une de ses propositions les plus contestables, Roland Barthes stigmatisait le langage (tout langage) comme totalitaire. C'était privilégier à l'excès une limite du langage, celle où il se trouve confondu à force d'univocité avec une réalité collectivement subjective qui se fait passer pour le seul réel, celle où il devient un code. Tentation de philosophe qui voudrait éliminer de la langue sa condition de richesse et d'évolution, le flou, l'incertain, l'irréductible à la définition.
Souvenons-nous aussi de la charge fournie par Theodore Sturgeon au terme à la fois étranger et savant de Gestalt dans ses Plus qu'humains. On peut douter qu'un terme plus familier comme ensemble ou structure eût pu la supporter poétiquement. On saisit peut-être ici quelque chose qui s'établit entre nom propre et nom commun aux sens habituels de la grammaire. Cela semble être nom commun puisque cela prétend renvoyer à une réalité conventionnelle ou consensuelle, mais cela reflète en même temps l'indéfinition du nom propre qui sert à désigner un être ou un lieu irréductible à toute autre définition : on ne définit en effet pas plus le nom Paul que le nom Himalaya ou que le nom Shayol. Et il me paraît caractéristique que les auteurs de Science-Fiction soient du même mouvement créateurs de noms et de mots inédits plus que ceux d'aucune autre forme littéraire. Ce sont des familiers du jeu de mots, qui se balance sur cette arête où quelque chose est nommé sans que l'on soit sûr de ce qui est nommé ni même que quelque chose le soit. Ce qui me semble intéressant — et c'est presque déjà un thème de Science-Fiction — c'est qu'on ne puisse guère imaginer une langue humaine qui ne soit composée que de noms propres, ou à l'inverse que de noms communs. Les soi-disant langages machiniques, par contre, ne supportent pas cette différence sauf à la coder ce qui revient à l'annuler, ce sur quoi pourraient réfléchir les tenants de l'Intelligence Artificielle. Ce que l'on appelle de nos jours la communication et qui est le remplacement sournois du langage par une collection de clichés et de stéréotypes, tend précisément selon une réflexion inédite de Gilles Deleuze à nous transformer subrepticement en machines codées tout justes bonnes à être informées (c'est-à-dire mises en conformité), à obéir et à consommer.
Il y a, au contraire, dans l'exaltation de l'incertitude et de l'invention, me semble-t-il, comme un retour à une expérience semi-archaïque structurante, celle du jeune enfant qui découvre et manie à profusion des noms et des mots dont il ne comprend pas véritablement l'attribution ou le sens, sens qu'il ne découvrira que par l'expérience, l'essai et l'erreur, mots qui lui apparaissent chargés de la magie de la toute-puissance des adultes, supposés savoir sans flou ni jeu. C'est là une expérience que les plus heureux d'entre nous retrouvent toute leur vie durant lorsqu'ils sont confrontés aux mots nouveaux de la science, par exemple, ou à ceux d'une autre langue et qu'ils doivent faire l'effort de les comprendre, devinant qu'ils n'y parviendront jamais tout à fait. Chaque mot à demi entendu leur est alors une porte entrouverte sur un nouvel univers mystérieux et apparemment illimité. En un sens, la maîtrise parfaite d'un vocabulaire, pour illusoire qu'elle soit, signe une désillusion. Le rafraîchissement poétique des mots leur rend opacité, polysémie et mystère. Ainsi, l'usager des mots, qui en est aussi le porteur vivant, passe par trois phases, celle de leur adoration, celle de l'asservissement à leur référent présumé, et enfin celle de l'émerveillement lorsqu'il atteint à la reconnaissance de leur statut d'errants dans un réseau infini et qu'il se remet à douter du sens de chacun qui, pris isolément, n'en a aucun.
Plus que chez la plupart des auteurs, l'invention lexicale et onomastique chez Michel Jeury exprime une dimension explicitement sociale, au-delà de la jouissance individuelle. Je ne me fie, ce disant, qu'à ma mémoire, n'ayant pas eu le loisir de le relire comme il aurait fallu et n'ayant pas encore eu le bonheur de découvrir le lexique que j'ai l'honneur de préfacer avec conviction à défaut de compétence. Dès le Temps incertain, son bonheur à créer termes, sigles et acronymes, éclatait dans toute son ampleur. Il suggérait par là un monde inquiétant et révélateur, à la fois éloigné et proche par son opacité de celui que nous étions en train de découvrir. Un terme comme celui de chronolyse, linguistiquement incontestable, est en lui-même un pur joyau.
Cette invention faisait, et fait toujours, écho révélateur à ce que nous découvrons quotidiennement dans la presse et qui s'y donne pour objet de foi. Une légende dont je ne saurais préjuger de l'exactitude veut que Michel Jeury ait utilisé comme source de documentation une collection de France-Observateur, ou du Nouvel Observateur. Ce qui est remarquable en tout cas, c'est qu'il nous ait donné et qu'il nous donne toujours l'impression de lire ce qu'on risque de trouver dans les pages d'un magazine du millénaire prochain. En nous en prévenant, il nous arme.
Je tiens ce don pour une manifestation aiguë d'intelligence prospective et, mieux encore, de poétique sociale, que cela convoie l'angoisse, l'effroi ou l'émerveillement. Il me semble légitime d'y voir la réédition de la découverte par l'enfant sauvage Michel Jeury de l'univers moderne et urbain au travers de ses premières lectures. Il se trouvait en porte-à-faux entre son environnement immédiat, rural et sensuel, et le monde distant qu'il apprenait et déchiffrait à travers des mots écrits ou entendus à la radio, en quelque sorte étrangers. Parce que Michel n'a jamais cessé de commencer à pénétrer dans la modernité et qu'il est en quelque sorte toujours, méfiant et surpris, demeuré sur son seuil, il est mieux que la plupart à même de nous introduire à son extrême pointe, en tout émerveillement et lucidité.
Le risque évident est que le lecteur, de nos jours de moins en moins aventureux à mesure qu'il se croit mieux informé, de plus en plus crédule tandis qu'il se pense revenu de tout, ne s'y perde. Et je dois confesser ici un crime d'éditeur. C'est qu'il m'est arrivé de demander à Michel de réfréner son enthousiasme sémantique. Ainsi pour l'Orbe et la roue. Mais comme tout se crée et que rien ne se perd, je gage qu'il a replacé ailleurs les créations que ma prudence trop connue l'incitait à écarter. S'il ne l'a pas fait, il me reste à souhaiter que le présent lexique, ou un autre à venir, réunisse dans une perspective borgésienne ceux de ses mots inventés qu'il n'a placés dans aucune œuvre.
Les mots sont un écran du monde. Au double sens du mot écran. Quelque chose sur quoi le monde vient se représenter et quelque chose qui fait obstacle à la perception directe du monde. De même que nos yeux nous permettent de voir de la réalité et nous retranchent du réel. Mais qui s'arracherait les yeux pour mieux le percevoir ? Qui, sinon Michel Jeury, dont la dernière phrase des Yeux géants souligne mieux que tout commentaire que l'avenir essentiel demeure au-delà du langage. L'humanité est ainsi faite par son origine et par son histoire qu'elle se déploie non pas dans un seul monde mais dans une profusion de mondes qui tiennent tous dans la limite des langages actuels ou possibles. Le monde de l'homme, c'est celui des mots. Vaste pour chaque homme, petit pour l'univers. Ceux qui l'élargissent sont des conquérants.
Je voudrais pour illustrer ce propos citer deux anecdotes personnelles. La première, que Michel Jeury connaît bien, renvoie à ma nouvelle "Jonas". Lorsque je commençai de l'écrire, un néologisme s'imposa à mon esprit, absurde dans son opacité, sans que je puisse lui donner de véritable sens : ubionaste. Et quelques pages plus loin, sans aucun effort particulier, il se décomposa pour se trouver un sens : unité biologique de navigation stellaire. Je n'ai jamais cessé de m'interroger sur sa genèse. Venait-il de l'avenir ? De l'inconscient ? Le temps de son invention s'est-il inversé par un processus chronolytique ? J'ai en tout cas mesuré ce jour-là que l'écrivain ne sait pas ce qu'il fait et que c'est quand il ne le sait pas qu'il atteint — peut-être — au bonheur de l'invention.
La seconde anecdote est toute récente. J'ai organisé avec Jackie Paternoster en 1988 une exposition d'œuvres d'art créées sur ordinateurs. Le terme classique d'infographie ne nous plaisait pas. Dominique Martel venait de forger celui de pixelliste, autrement plus heureux et plus simple. Et j'ai pu constater que le seul emploi de ce mot nouveau, chargé de merveilleux, nous ouvrait comme par magie toutes les portes dans un moment où nous risquions d'être confrontés à l'échec. Les œuvres des artistes n'avaient pas changé, mais qu'ils fussent baptisés pixellistes balaya tout scepticisme et enchanta nos commanditaires. Un mot avait fait basculer le virtuel dans le réel.
Les humains sont donc nominalistes pour le meilleur et pour le pire. Les créateurs de mots suscitent donc de l'humanité au-delà de ce que, en un temps donné, il paraissait possible de dire avec des mots humains. Ils étendent un réseau qui n'a ni origine ni fin, qui ne leur appartient pas mais qu'ils habitent avec tous les autres humains et qui est l'âme de notre espèce. Ils défient la répétition qui est pourtant leur arme secrète.
En vérité — mais ceci ne doit pas être divulgué — on ne nomme vraiment que ce qui n'existe pas encore. Ce qui suit le démontre.