Gérard Klein : préfaces et postfaces
Une vue sur l'Histoire
Qu'on n'aille pas chercher derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes toute la théorie.
Monsieur et cher collègue,
Jacques Goimard, en ouvrant aux auteurs français la collection des Livres d'or, l'a constituée en une sorte d'académie où ne manque pas même le rituel des discours croisés. Dans sa sagesse, il a élevé à la hauteur d'une institution les services que l'estime, l'amitié et parfois l'admiration sincère incitent les gens de lettres à se délivrer réciproquement. À l'ère du soupçon, il a substitué celle de la certitude sereine.
Cette invention géniale me vaut l'honneur, cher Michel, de t'accueillir dans une compagnie où j'ai déjà eu le plaisir d'être intronisé par tes soins. Honneur et plaisir à peine inférieurs à ceux que j'ai ressentis naguère en faisant la découverte du Temps incertain. Si j'avais besoin de trouver à mon existence une justification, il se pourrait que je te la doive. Je me présenterai sans trop de crainte devant le peseur d'âmes car je sais que ton œuvre pèsera plus que mes médiocres iniquités. J'ai certes édité des écrivains éminents, mais, déjà connus, ils avaient peut-être moins besoin qu'on les encourageât. Et j'éprouve une joie naïve en réfléchissant rétrospectivement à l'influence que j'ai peut-être exercée, d'abord sans m'en rendre compte, sur le cours de ton œuvre, voire de ta vie.
Le Temps incertain m'arriva par la poste aux éditions Robert Laffont en juillet 1972. J'avais dès 1970 commencé à introduire des auteurs français dans "Ailleurs et demain", d'abord sous la couverture dorée des "classiques" (Wul, Bruss) puis sous celle, aluminium, des inédits (Sternberg, Léourier et mon roman les Seigneurs de la guerre). Mon intention explicite, en créant cette collection, était du reste de proposer un débouché sur un strict plan d'égalité avec les meilleurs écrivains anglo-saxons à des auteurs français, et de remédier par là à la triste situation qui avait prévalu durant la fin des années 1960.
En fait, dès le début, je reçus une montagne de manuscrits sans que rien de vraiment publiable s'en dégageât. Le cap des trois cents était passé lorsque me parvint le tien. Je dois cependant préciser que quelques textes m'avaient semblé prometteurs. Je me suis dès lors efforcé d'entretenir avec leurs auteurs une correspondance qui a peut-être eu quelque effet sur la suite de leur œuvre. À l'endroit des débutants, j'étais devenu prudent depuis l'accueil réservé par la critique spécialisée au livre de Christian Léourier, les Montagnes du Soleil. Cet accueil mitigé avait nui quelque temps au moral de l'auteur et à la vente de son livre (qui est devenue par la suite très satisfaisante). Il aurait sans doute été beaucoup plus enthousiaste si ce livre avait paru dans une autre collection. Dans la mienne, il était aussitôt comparé aux œuvres majeures d'écrivains comme Leiber, Heinlein, Dick ou Herbert, ce qui ne lui rendait pas justice. Ce risque, au demeurant, n'était pas nouveau. Du temps du "Rayon fantastique" déjà, d'acerbes polémiques opposaient dans Fiction les tenants des autochtones et les admirateurs inconditionnels des Anglo-saxons. Ainsi, Surface de la planète, livre difficile mais l'un des plus importants des années 50, avait-il été assassiné par un certain Intérim dans le numéro de décembre 1959. Et un peu plus tard, en octobre 1963, je dus prendre la défense d'un Vladimir Volkoff dont le Métro pour l'enfer ne faisait pas l'unanimité dans la louange. Je reste très reconnaissant à Vladimir Volkoff d'avoir tenu à prouver par la suite, comme je le pressentais, qu'il était un authentique écrivain.
Donc en 1972, l'expérience des manuscrits reçus et celle du sort fait à Léourier m'avaient conduit à privilégier une démarche insistante auprès d'écrivains confirmés mais qui trop longtemps s'étaient tus, au premier rang desquels Philippe Curval et André Ruellan. J'ai la vanité de croire que mon action, point toujours aisée, a eu des effets positifs au-delà de mon modeste champ.
Ce préambule — qui pourrait ressembler à un plaidoyer pro domo — est destiné à indiquer dans quel esprit je lus le Temps incertain. Je le lus vite et, dès les premières pages, avec enthousiasme. Je ne pus pas répondre tout de suite à son auteur dont le nom m'était tout à fait inconnu, car en ce temps-là, je parcourais l'Europe pour le compte d'une grande institution financière. Et ces voyages colorèrent ma lecture du Temps incertain. Je faisais alors partie d'une petite équipe qui s'efforçait d'établir des relations entre les établissements financiers à but non lucratif (les caisses d'épargne, par exemple) de plusieurs pays européens, dans l'espoir de les amener à long terme à s'entendre pour constituer un contre-pouvoir aux multinationales et moraliser les marchés financiers internationaux. J'avais le sentiment diffus de la montée de pouvoirs inquiétants, d'un avenir difficile, d'une ombre à conjurer, de l'émergence d'une néo-féodalité. (Mais je dois à la vérité de dire que je n'avais pas idée que cette crise prendrait la forme d'un relèvement substantiel du prix du pétrole et d'un quasi-blocus énergétique). Cette mission fut interrompue quelques mois plus tard quand un service des Finances en prit ombrage. Cette vicissitude me conduisit à désirer rompre avec mon travail d'économiste et à me tourner vers l'édition, ce qui n'advint que quelques années après.
Ainsi, entre deux séjours à Vienne ou à Francfort, à Bruxelles ou à Londres, j'avais découvert ce Temps incertain qui était comme l'écho de mes préoccupations. Je tenais là enfin, d'un auteur français de moi inconnu, une œuvre achevée qui introduisait une idée originale, la chronolyse, à partir d'un thème qui m'était familier, le procès du temps, et sur lequel j'essayais depuis 1970 d'écrire un nouveau roman “possibiliste” un peu à la façon de Jeury : c’est-à-dire que les séquences n'y étaient pas liées par une conception close de la causalité et qu'il devait être composé en l'absence de tout souci de cohérence locale, “durant les vacances de la script-girl” si je puis m'expliquer ainsi. Les Seigneurs de la guerre avaient été une première expérience dans cette direction, mais le roman en chantier — qui devait s'appeler Numera et qui ne sera sans doute jamais terminé — me permettait de mieux comprendre l'ambition, les difficultés et la réussite du projet jeuryen. D'autre part, le Temps incertain se situait au point de rencontre de la Science-Fiction et du Nouveau Roman, là où j'étais persuadé, notamment depuis la Maison de rendez-vous d'Alain Robbe-Grillet, que pouvaient se passer des choses signifiantes. Comme je l'avais espéré — et comme je le recherchais moi-même —, le Temps incertain renouvelait le récit en s'enrichissant des recherches formelles du N.R. mais il échappait en même temps à la gratuité esthétisante de ce dernier en faisant une large place à un avenir concret, c’est-à-dire à un avenir social. Car, enfin, ce livre introduisait comme possible des tyrannies industrielles de l'avenir en désignant explicitement leurs vecteurs : les multinationales. En 1972, cette problématique n'était certes pas inconnue en France, mais elle n'était guère répandue. On se montrait plus soucieux de discuter de l'universalité des idées de 68 que de s'inquiéter de la prolifération des marchés des euro-monnaies. Un peu plus tard, le roman de René-Victor Pilhes, l'Imprécateur, qui obtint en 1974 le prix Fémina, vint mettre à la mode le cadre supérieur de multinationale. Mais en l'enfermant dans un contexte étroitement national et en l'acheminant vers une conclusion rocambolesque inspirée de Belphégor, Pilhes rapetissait son propos. Le véritable roman sur les multinationales, sur leur colonisation de l'avenir, sur la mondialisation de l'univers économique et le totalitarisme qui pouvait en résulter, demeurait celui de Jeury et je ressens aujourd'hui encore comme une injustice l'obscurité (relative) où il est demeuré alors que l'Imprécateur a brillé des feux parisiens — et certes vite éteints — d'une consécration littéraire. Il y a là une sorte d'anomalie que le temps réparera. Le prophétique pèse tout de même plus lourd que l'anecdotique.
Ainsi, au travers de son livre, je pensais me faire une idée précise de ce mystérieux Jeury dont j'ignorais tout. C'était sans doute un homme jeune mais dont l'écriture soulignait la maturité, cultivé, au fait des récents courants littéraires, connaissant bien la Science-Fiction puisqu'il citait en exergue Philip K. Dick mais dédaignant la quincaillerie ordinaire du genre, et qui manifestait une sensibilité informée aux vrais problèmes de l'heure. Il devait avoir une certaine pratique de l'économie et me paraissait manifester une connaissance particulière des appétits des trusts pharmaceutiques et chimiques que devait dénoncer Charles Levison. Il me semblait très proche. Je pouvais même le connaître. Son nom était sans doute un pseudonyme et le caractère évasif de sa lettre autant que l'adresse à l'en-tête, Issigeac, Dordogne, pouvait être destinée à m'empêcher de reconnaître immédiatement un haut fonctionnaire peut-être énarque, parisien ou bruxellois, que j'aurais pu rencontrer et qui ne souhaitait pas baisser le masque. Issigeac devait être un détour, une adresse de vacances, destinée à prévenir tout court-circuit prématuré. Une demi-douzaine de noms me venaient à l'esprit sans qu'aucun s'imposât. Durant plusieurs mois et alors même que son livre était paru, les réticences épistolaires de Jeury devant mes demandes de précisions sur sa vie, sa formation, ses origines, me confirmèrent dans mes hypothèses. Je me trompais sur toute la ligne. Dangereuses théories.
Je ne sais plus exactement quand j'ai découvert la vérité, à savoir que Jeury n'était pas un familier du Plan ou du Marché commun, un prospectiviste brillant du boulevard Saint-Germain, mais seulement quelqu'un de génial, paysan sans terre, fils d'ouvrier agricole et en passe de le devenir lui-même, qui n'avait guère quitté la Dordogne et qui, avec une intelligence fulgurante appuyée sur de petits faits, avait compris l'essence de ce monde complexe et dangereux de la fin du xxe siècle. La vérité avait filtré peu à peu au travers des lettres où Jeury, tout en me distillant la réalité de sa situation, me demanda longtemps, avec une pudeur timide, de n'en rien révéler, comme si au lieu de le grandir elle devait lui ôter quelque chose de son prestige naissant. J'avais même eu peine à croire les relations pourtant fidèles que me firent les convertis de la première heure, Boris Eizykman et Richard Pinhas, qui entreprirent le pèlerinage d'Issigeac. Je ne touchai le réel du doigt que lorsque je me rendis à Issigeac, l'été 1974, pour rencontrer pour la première fois le Maître Inconnu. C'était donc dans cette cuisine modeste, pièce à tout faire, où il ne disposait que de deux mètres carrés, sur une vieille machine posée sur une table rustique, et sous l'œil de ses vieux parents, que Michel avait écrit l'apocalypse du xxe siècle, commencé une œuvre que je tiens pour l'une des plus remarquables de la littérature contemporaine. J'ai bien conscience, en l'écrivant, que cela tient du mauvais cliché : l'auteur pauvre et obscur, besognant nuit après nuit sous la lumière crue d'une ampoule nue et arrachant à son esprit, dans le doute, une histoire prophétique qui lui vaut soudain une célébrité de bon aloi. Telle est pourtant la vérité. Et une anecdote que me raconta Claudia, la mère de Michel, avant qu'il revienne des champs, l'illustre bien. Le jour où il reçut ma lettre d'acceptation, il était rentré sombre et déprimé parce que, taillant les vignes, il avait perdu son couteau. Il ouvrit le pli, le lut, son visage s'éclaira et il dit à sa mère : « Tu sais, Maman, je crois que je vais pouvoir m'acheter un autre couteau. ».
Je n'ai jamais vu la “chambre” qu'il occupait sous les combles de cette dépendance du château de Plaisance. Il ne souhaitait pas me la montrer. Mais je ne crois pas qu'elle était chauffée l'hiver. Il devait faire froid, en février, sous un ciel de lauzes.
Je n'ai pas de penchant pour le misérabilisme. Je crois que la pauvreté écrase plus qu'elle ne purifie. Je ne suis pas certain que les épreuves grandissent ni qu'une vocation triomphe de toutes les embûches. Il y a le cas Michel Jeury, un cas qui à chaque nouvelle œuvre majeure — et du Temps incertain aux Yeux géants (en attendant la suite) son talent n'a fait que s'épanouir — me semble un peu énigmatique : il y a là un mystère que la modestie de l'homme semble vouloir encore épaissir. On dirait qu'il s'excuse de ses livres, de ses accomplissements, comme si c'étaient là de petites choses dont certains, sans doute mal informés, feraient grand cas à la suite d'une sorte de malentendu. D'une longue errance immobile, il est resté l'inquiétude ou plutôt la certitude anxieuse de voir le rêve s'achever comme il a commencé, quand ces messieurs de la ville, éditeurs, critiques et admirateurs confondus, retourneront à leurs futilités et se désigneront d'autres espaces de jeu. C'est la seule erreur que commette Jeury. Non seulement son œuvre ne risque pas l'oubli mais elle n'a pas encore vraiment commencé d'être reconnue. Elle est trop complexe, trop riche, trop difficile — osons le dire — pour le lecteur commun de Science-Fiction. Et elle est trop marquée de son rattachement à cette littérature pour ne pas souffrir des préjugés qui, hélas, en limitent encore l'audience. Elle n'a encore, quantitativement, que le public d'un Faulkner de l'âge mûr. Peut-être un peu plus. Bref, elle appartient pour l'essentiel à l'avenir.
L'énigme de l'œuvre de Jeury — je veux dire de son importance — je l'ai sondée il y a quelques années au travers d'un mot d'une de ses lettres. Le mot "presque". Il faisait gentiment allusion à mon essai Malaise dans la Science-Fiction, où je me suis efforcé de montrer que le groupe des auteurs et des amateurs de Science-Fiction se recrute presque exclusivement à la lisière de la moyenne et de la petite bourgeoisie. « Et moi, » disait ce "presque", « serais-je exclu de ce recrutement ? »
Ce n'est pas une question qu'on puisse rapidement éluder ni à laquelle il soit aisé de répondre. Certes on peut songer à expédier l'hypothèse aux orties. Mais outre qu'elle correspond assez bien à ce qu'on peut constater, elle joue un rôle important dans une théorie que j'ai esquissée dans plusieurs essais et qui fonctionne assez bien. Selon cette théorie, la Science-Fiction constitue une subculture, distincte de la culture dominante, et qui émane par conséquent d'un autre groupe social que le groupe dominant et ses séides. Cela explique qu'elle suscite de la part des représentants de la culture dominante des réactions singulières : l'ignorance, l'enfermement et finalement le procès en dissolution. D'autre part, cette subculture est issue d'un groupe social particulier en ce qu'il fonde sur l'acquisition et la maîtrise d'un savoir scientifique et technique, son espoir de voir reconnues son identité et son aspiration à un certain pouvoir ; ou, à l'inverse qu'il impute son sentiment d'aliénation à l'usage pervers qui serait fait de la science et de la technique, dont, croit-il, il userait mieux lui-même si la possibilité lui en était donnée. (Certes, il faut faire ici la part du fantasme et de l'idéologie, et c'est même la plus intéressante puisqu'il s'agit d'une littérature.) Cette deuxième condition exclut pratiquement de ce groupe le prolétariat ouvrier et agricole qui a un rapport beaucoup plus concret à la réalité et qui en tout cas ne compte pas sur la science et la technique pour assurer en tant que groupe sa revendication au pouvoir. Bien entendu, je schématise ici à outrance ce que je me suis efforcé de nuancer ailleurs.
Reste Michel Jeury. D'un côté, le choix effectué par Jeury prioritairement de la Science-Fiction comme mode d'expression et l'acceptation de son œuvre par le groupe de lecteurs de SF, et pratiquement par eux seuls, conforte un aspect de ma théorie : que les auteurs et lecteurs de SF appartiennent à un autre groupe social que le dominant et manifestent une autre orientation culturelle qui leur donne une certaine cohésion. De l'autre, Michel Jeury ne provient pas, de son propre avis, de la petite ou moyenne bourgeoisie. « Vers 1937-38, mon père » écrit-il, « a trouvé un emploi de domestique agricole logé, dans une ferme où il y avait aussi une carrière de pierre… Ma mère allait travailler dans une usine de conserves. »
Et pourtant les divers métiers qu'exerce Jeury selon ses notes autobiographiques : auxiliaire de perception, instituteur, représentant, comptable, agent technique commercial et précepteur d'occasion, l'introduisent bien dans la (toute) petite bourgeoisie. Mais il ne parvient jamais à s'y installer. Et ce rattachement d'infortune suffirait-il à expliquer qu'il devienne écrivain et surtout écrivain de Science-Fiction ? Ce début toujours recommencé d'ascension sociale pourrait au contraire l'en empêcher. Et je vais pour un temps abandonner mon hypothèse sociologique pour souligner une autre dimension de l'énigme.
On a l'impression que dans cette vie professionnelle quelque peu trébuchante, deux facteurs se contrarient : d'une part l'intelligence et la culture du jeune Michel, culture sans doute hétéroclite et nourrie par une curiosité dévorante, tous thèmes qui renvoient à la mythologie des “dons” si importante dans les représentations de l'ascension sociale ; d'autre part, au moins aussi forte, une incapacité viscérale — au point qu'elle s'affirme jusque dans la maladie — à s'installer, à s'établir et à progresser — d'aucuns diraient à réussir — ailleurs que dans le cheminement d'une dérive personnelle. L'aurait-il vraiment voulu que Michel Jeury était pratiquement incapable de se conformer. Le tente-t-il par nécessité ou pour rassurer ses parents qu'il déprime, tombe malade. Derrière ce qu'il décrirait volontiers lui-même comme de la faiblesse, il y a quelque chose qui manifeste une volonté de fer, qui détruirait plutôt Michel Jeury que de se laisser détourner d'un but : celui qui, superficiellement, prend la forme de ses œuvres. Jeury est quelqu'un qui refuse avec une énergie prodigieuse son statut social d'origine et aussi d'en changer selon la norme sociale. Il ne s'agit pas pour autant de rompre avec une incertaine solidarité de classe, mais de ne pas accepter la répétition, l'écrasement, le destin.
Imaginons un instant que Jeury, après ses percées littéraires post-adolescentes [1], se soit “installé”. Auxiliaire à la perception d'Eymet, cité du foie gras, il aurait réussi un concours d'administration. Avec un peu de chance, sa belle écriture et la fermeté de son style aidant, il serait devenu receveur. Ou bien, comme il fut un temps instituteur vacataire, il aurait été, avec des protections, titularisé, et il aurait fini par traîner sous un préau sa casquette, dans la peau d'un directeur d'école, s'efforçant d'ignorer les singeries de ses garnements pour ne pas avoir à sévir. Il aurait écrit un peu. Et au soir d'une vie digne et bien remplie, à l'orée du xxie siècle, rattrapé par la retraite, il aurait rédigé ses mémoires en y glissant un peu des souvenirs de ses parents pour qu'on apprenne, sur la Lune ou sur Mars, ou dans les cités spatiales d'O'Neill, comment en Périgord on chassait la truffe à la mouche. Ç'aurait été une vie d'homme, une vie simple.
Mais voilà, il y a au fond de Michel Jeury quelque chose qui est lui et qui est pourtant sans pitié pour lui ; quelque chose qui décide qu'il tombera malade, malade de l'esprit — et chacun sait que le corps ne s'en porte pas mieux — s'il s'écarte de la voie. Et comme il est malade, pendant près de dix ans, à peu près de 1960 à 1970, il en fait de moins en moins, il glande pour employer un beau mot vulgaire qui évoque le chêne truffier : visiteur médical, comptable, agent technique commercial, précepteur aux Milandes des enfants adoptés par Joséphine Baker. Vers 67, écrit-il, il cesse même toute activité régulière, il aide son père à assurer un gardiennage, il fait des “journées” à la campagne et donne quelques leçons de maths à des enfants du voisinage. Il croit qu'il est en train de se perdre. Ou du moins, nous, si nous l'avions rencontré à cette époque, nous l'aurions pensé. En fait, il est en train de s'épargner.
En dessous, ça n'a pas renoncé. Au contraire. Ça travaille. Ça bourgeonne et ça mûrit. Ça pousse Michel vers la Science-Fiction et non vers les ressassements psychologiques à la mode de chez nous — bien qu'il persiste en lui un désir de devenir aussi un romancier “traditionnel” qu'il assouvira bien un jour et sur le sens duquel je reviendrai. Ça le force à écrire des milliers de pages. À se recentrer.
Puisque dans sa préface à mon Livre d'or, Michel Jeury m'a traité de gnostique moderne, je peux bien livrer ici une de mes convictions les plus bizarres qui fait froncer le sourcil de mon démon rationaliste intime. Je suis persuadé, avec une certitude quasi physique, qu'au fond de l'inconscient de tout humain, pas tout au fond peut-être mais à un niveau très reculé, il est un être très particulier que j'appelle le moi profond. Dans la représentation que je m'en fais, le moi profond ressemble à une sphère ou plutôt à une bille. Cette sphère s'efforce d'émerger dans notre réalité. Elle est prisonnière de notre être qui est en même temps son véhicule. Elle est terriblement puissante et formidablement habile, savante même. Mais elle est en même temps absolument ignorante de son point de chute. Lorsqu'elle naît à notre réalité, elle est comme un infirme, aveugle, sourd, muet, logé dans une cave désespérément obscure. Elle s'efforce de nouer des liens avec l'extérieur, la périphérie, en se servant d'un terminal que nous avons tendance à considérer comme notre véritable personnalité : c'est notre moi superficiel qui, lui, est programmé à toute vitesse par l'information génétique, l'environnement familial et les acquis de l'éducation, et qui est chargé d'assurer, par l'adaptation au réel, la survie du support de la sphère.
Mais cette dernière (le moi profond) n'a aucun sens moral, aucune pitié, ne connaît même aucune valeur que nous admettions comme telle, et elle est en particulier impitoyable pour le moi superficiel. Son but est de vivre une expérience, d'éprouver selon ses voies et valeurs l'extérieur et peut-être de communiquer si cela se peut avec ses semblables. (Peut-être sommes-nous les espions de Dieu dans le monde phénoménal.) Le corps et l'esprit lui sont un véhicule qu'elle n'hésite pas à malmener. Elle peut aller jusqu'à les tuer. Peut-être dispose-t-elle d'une sorte d'immortalité ? Peut-être peut-elle recommencer ailleurs ce qu'elle a échoué ici ? Je n'en sais rien. Mais la vie de la plupart des humains est hantée par une lutte à mort entre les commandements du moi profond et les demandes, les représentations raisonnables ou puériles — qui en décidera ? — du moi superficiel. Ceux que la société (cette coalition de mois superficiels en vue de la survie par l'affrontement généralisé) considère comme tout à fait satisfaisants, réussis, sont probablement ceux qui sont précocement parvenus à enkyster la sphère, à la boucler, à la décourager, à l'endormir, à l'assommer. Le terminal l'a emporté sur l'unité centrale. Il en devient tout fier, le terminal. Il prend ses petits sous-programmes pour le canon de l'existence adulte, le silence de l'en-dedans pour la signature de son autonomie. De temps en temps, il ressent comme un vide. De temps en temps, il apparaît comme un peu creux, stéréotypé. On dit qu'il existe des programmes d'ordinateur qui donnent l'impression de soutenir une véritable conversation. Rien d'étonnant puisqu'un terminal cause avec un autre terminal.
Quant à ceux en qui la sphère ne se laisse pas exclure, occire ou enkyster, en qui elle se ménage, à force, des voies de communication avec l'extérieur via le moi superficiel, ils deviennent souvent des emmerdeurs ou bien en sont bien malheureux la plupart du temps. Ils ont l'air habités. Ils font des choses indécentes, inattendues, barbouiller des tableaux sur des draps de lit ou sur le plafond mal fichu d'une église. Ils quittent une belle situation pour aller peindre dans une case du Pacifique. Ils aiment à en crever une femme qui en choisit un autre en sachant qu'elle se trompe, et s'en vident et le cœur et la tête. Ou bien ils écrivent après dix ans de silence des romans de Science-Fiction tout à fait imprévus. Ils deviennent quelquefois tout à fait fous, faute de comprendre ce qui se passe en eux ou parce que la programmation du terminal est si déficiente que la sphère ne réussit jamais à lui faire proférer quelque chose de sensé. Ils se tuent ; j'en ai connu. Il en est peut-être quelques-uns en qui la sphère parvient, dans le temps d'une vie, à établir des rapports tout à fait harmonieux avec son terminal et le monde environnant. Ce sont certainement des êtres très remarquables, nullement dupes des langages et des codes que les mois superficiels prennent d'ordinaire pour la réalité elle-même. Je n'en ai jamais rencontré, mais la tradition en signale quelques-uns. C'est peut-être en ce sens que l'Homme serait quelque chose qui doit être dépassé.
Selon moi, la sphère, le moi profond de Michel Jeury, ne l'a jamais laissé en repos. Ah, tu veux te reposer mollement dans un emploi de fonctionnaire. Pas question, mon lascar. Essaie et tu seras malade. Ne croyez pas pour autant que la sphère soit sadique. Elle n'a pas de raison a priori de ménager sa monture. Vous ne vous considérez pas comme sadique lorsque, faute de savoir, vous donnez un coup-de-poing au vieux poste de radio qui crachote. Vous savez par expérience que ça marche — quelquefois.
Je ne suggère pas pour autant que la sphère (le moi profond) a écrit ses livres. Les sphères n'ont pas de telles ambitions et elles ne savent probablement pas écrire. Je soutiens que la sphère personnelle de Michel Jeury ne lui a pas laissé de repos qu'il n'ait accompli quelque chose d'original, qui le signale. Et encore ne le laisse-t-elle sans doute pas dormir pour autant. Pour elle, cela constitue une partie de l'expérience qui l'intéresse. Peut-être cherche-t-elle à communiquer quelque chose à ces autres sphères qui nous habitent et y a-t-il dans ces romans — dans toute œuvre — un contenu latent bien différent du contenu manifeste qui nous retient — et différent même des contenus latents relativement superficiels que la psychanalyse nous enseigne à décoder. Quelque chose qui ait trait à notre situation et à notre expérience de l'univers, la musique des sphères, quoi.
Les sphères ne s'intéressent certainement pas aux théories sociales. Celles-ci concernent les terminaux, socialisés par nécessité. De la métaphore de la sphère, je ne retiendrai donc que ceci, sans y risquer ma tête sur le billot : c'est que Michel Jeury était en mesure de devenir un honorable petit-bourgeois quand sa sphère ne l'a pas laissé faire et l'a obligé à devenir un écrivain en lui refusant les gratifications champêtres des distributions de prix.
Cependant Jeury aurait pu devenir un bon écrivain paysan ou populiste comme on dit dans l'édition, et produire des romans “réalistes” ou historiques, imprégnés de souvenirs personnels, et traditionnels voire passéistes dans leur forme. Il a été tenté — et il l'est toujours, mais dans un contexte différent — d'emprunter cette voie. Son Diable souriant est une intéressante chronique de l'après-guerre qui m'a fait penser à l'Histoire de Georges Guersant de Jean Hougron, cet autre grand écrivain tenté par la Science-Fiction.
Cependant encore, Jeury a sans doute écrit de la Science-Fiction parce que ce genre lui permettait de quitter la condition paysanne et d'investir celle de la petite bourgeoisie dans la mesure où, comme je le pense, le désir de la science apparaît à certains ressortissants de ce groupe comme la condition de l'identité et de l'ascension (si je sais, je suis et donc je peux) [2] ; mais il aurait pu alors, comme son estimable collègue Paul Bérato, se borner à en moduler les modèles canoniques, s'inscrivant ainsi dans la tradition populaire du genre comme il fait, non sans mal [3], lorsqu'il écrit pour le Fleuve noir "Anticipation" ou pour d'autres collections de poche.
Mais s'il avait suivi l'une ou l'autre de ces pentes — et y avait réussi d'emblée — quelque chose de l'originalité profonde de son expérience se serait perdu. Je suis persuadé que son moi profond ne l'a pas laissé s'engager, et peut-être s'embourber prématurément, dans ces voies qui auraient été au fond celles de la répétition ou, pour parler comme Eizykman, de la reduplication.
Toutefois, la métaphore de la sphère, si elle souligne le mystère d'une vocation insistante, ne nous explique pas vraiment pourquoi Jeury a choisi la Science-Fiction, et elle rend encore moins compte de l'originalité de son œuvre dans l'univers de la Science-Fiction. Car non seulement Michel Jeury transgresse les frontières sociales en écrivant de la SF, mais encore à l'intérieur de la SF, il s'inscrit dans les rangs des novateurs, de l'avant-garde, ce fief ordinaire des créateurs culturellement bien nés. Il est pourtant bien difficile de lui trouver, littérairement parlant, une intention révolutionnaire ou même contestataire.
De cette bizarrerie, Jeury nous suggère lui-même, innocemment, une fausse explication dont se sont emparés des critiques superficiels qui, pressés de classifier, voient en lui un disciple, voire un épigone, de Philip K. Dick. La solution du problème se ramènerait à une admiration et à une influence. Ce malentendu procède de deux données. D'abord, Jeury lui-même s'est placé sous l'égide de Dick en faisant figurer en exergue du Temps incertain une phrase du grand Américain :
« J'ai le sentiment profond qu'à un certain degré il y a presque autant d'univers qu'il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création : c'est un produit de son être, une œuvre personnelle dont peut-être il pourrait être fier. »
Dans cette proposition, fidèle à son œuvre, Dick introduit à une objectivation de la subjectivité. Il affirme, avec force et dignité, le droit à une perception différente. Mais il exclut presque entièrement par là, non moins fidèle à son exploration schizoïde, l'interaction entre les subjectivités, ce qui n'est pas le cas de Jeury. Le développement de l'œuvre de Dick — dont j'ai tenté jadis de donner une interprétation sociologique et dont Marcel Thaon a proposé de façon plus complémentaire que contradictoire une très riche approche psychanalytique — le détourne de plus en plus de la problématique interpersonnelle et, en dernière instance, historique. Ses personnages sont des fragmentations. Les référents culturels et historiques, fréquents chez Dick sont des adresses, jamais des processus. Dans un de ses derniers livres, Siva, cette perspective est poussée à son comble puisque l'histoire est tout simplement réputée pour n'avoir pas existé (être une illusion) entre une certaine date de l'Empire romain et une certaine date de l'Empire américain. L'œuvre de Jeury ne manifeste aucune négation comparable de l'histoire, bien au contraire.
La seconde donnée est que Jeury, comme Dick au moins superficiellement, décrit des univers où aucun déroulement événementiel n'est assuré de sa continuité selon les normes classiques du romanesque. Le lecteur est apparemment dérouté de la même manière par les deux auteurs. Il jouit — s'il accepte le péril, et tous ne le supportent pas — du balancement entre le probable et l'inattendu, inattendu qui va ici jusqu'à la destruction du paradigme du réel ordinairement figuré dans le roman. Je m'explique : dans un roman classique, une malheureuse héritière est poursuivie par un horrible usurier qui détient le moyen de détourner l'héritage de la belle si elle ne s'offre pas à lui. L'inattendu acceptable dans le paradigme du réel ordinairement figuré dans le roman survient sous les traits du fils de l'usurier qui découvre au-dessus du pubis de la jeune personne un tatouage l'authentifiant comme sa demi-sœur. Rien de vraisemblable, on le voit. Dans un roman de Dick, l'usurier serait transformé en réverbère au moment où le policier éclate en sanglots parce qu'il a découvert que l'héroïne était un mannequin robot ; ce qui ne se produit pas couramment dans un feuilleton télévisé — et nous n'ignorerions rien des sentiments du réverbère.
Dans un roman de Jeury, l'héritière pourrait être précipitée dans la Perte en Ruaba à l'instant où elle dévoile son genou gauche ; et dans la Perte, l'ignoble individu est devenu pirate borgne et chevaleresque. En d'autres termes, Dick et Jeury décrivent avec des mots des situations dont nous sentons que nous ne pourrions pas les rencontrer dans la vie courante. Mais nous n'y rencontrons pas davantage les héros de Mazo de la Roche, non plus que ceux d'A.E. van Vogt ou d'Arthur C. Clarke. Nous admettons toutefois qu'un même paradigme relie ces derniers : celui d'une causalité permanente sous certaines conditions initialement définies. C'est à l'intérieur de ces conditions que l'auteur est supposé nous surprendre. Dick et Jeury — et avec ou avant eux Boris Vian et Robbe-Grillet notamment — font éclater ce paradigme. Les univers imaginaires de Guy des Cars, de Van Vogt et de Clarke ont en commun au moins la prétention à une cohérence formelle interne tandis que ceux de Dick et de Jeury l'ont abandonnée.
Mais cet abandon s'effectue, du moins à mon sens, dans des directions tout à fait différentes. Chez Dick, il introduit à un éclatement de la perception personnelle qui traduit soit une dislocation de la société, soit une fragmentation du psychisme.
Chez Jeury, il introduit à une perception des lacunes du paradigme historique, ce qui est tout à fait différent. Le sujet véritable des romans et nouvelles de Michel Jeury, c'est une définition introuvable de l'histoire.
Aux deux sens du terme. L'histoire comme narration, l'Histoire comme processus collectif interprété par un narrateur. (Ce qui ne va pas sans lui jouer des tours, à Jeury.)
Il me reste à le mettre en évidence et à expliquer pourquoi.
Du Temps incertain aux Yeux géants, tous les romans ambitieux de Jeury content la course d'un petit homme non pas tant entre des forces et des événements qui demeurent peu intelligibles qu'entre des interprétations de l'Histoire qu'on tente de lui faire avaler et qu'il récuse obstinément. Daniel Diersant subit les persuasions d'HKH, l'empire multinational fasciste d'un futur fantôme, et celles des Phords de Garichankar. On devine bien sûr, ou mieux on sait, que l'un des deux pouvoirs est noir et que l'autre est sinon angélique, du moins porteur d'espoir et d'ouverture. Mais le désir de Daniel n'est pas de devenir le soldat d'une cause, c’est-à-dire d'une interprétation de l'histoire. Il est d'y résister et de n'être le militant d'aucune cause, parce que pour ce qu'il est aucune cause ne vaut rien. Les grands savoirs, les vastes interprétations, les organisations mentales qui introduisent ou feignent d'introduire de la transparence dans le désordre des phénomènes ne sont pas pour lui qui en détecte presque aussitôt, non sans souffrance, l'illusion. Les théories, ce sont des gens comme moi qui les produisent et qui découvrent — au mieux — que ce sont des contes, et alors ils renoncent, s'ils peuvent, à agir. Mais le petit homme s'en méfie ou les ignore. Il devine ou apprend que ces vastes fresques sont d'abord des moyens de pouvoir, des méthodes de contrainte, des religions qui visent à mettre en rangs les troupeaux au service de joueurs subtils, paranoïaques, mégalomanes et bornés. Son aspiration, son but, peut-être son destin, c'est la Perte en Ruaba où s'éclate le désir et qui n'est accessible (comme la fin de Soleil chaud) que par la mort des systèmes, bons ou mauvais, par leur destruction réciproque, et que par l'entrée dans l'éternité subjective, c’est-à-dire par la sortie de l'histoire.
La fin de l'histoire est un mythe commun dans les sociétés occidentales, souvent présenté comme l'achèvement d'un paradis. Mais ce que dit Jeury, c'est que si on regarde les choses avec les yeux du petit homme, de l'humble authentique, l'histoire n'a jamais commencé, sinon comme fiction. Dans "la Fête du changement", le renversement est total : c'est la fin de l'utopie, l'apocalypse du paradis, qui va peut-être infester l'histoire de ses valeurs dissolvantes.
Voilà qui s'établit au-delà même de l'anarchisme qui est encore une théorie, une répartition systématique du pouvoir. Le petit homme n'en a cure. Il court, il court comme un dératé, le furet toujours victime — à moins qu'il ne se planque dans un terrier ou dans une discontinuité. Alors, un temps, il retrouve :
« l'état de grâce que les ancêtres ont perdu par le péché originel [à savoir l'histoire]. Adam et Ève vivaient sans doute dans l'univers chronolytique. Comme ils étaient innocents, ils n'avaient pas de cauchemars, rien que des rêves agréables qui faisaient de l'Indéterminé un paradis… »
le Temps incertain, p. 123
C'est un point de vue de paysan. Pour un paysan qui se trouve par état sur ces marches de l'humanité qui côtoient la réalité abhumaine de la terre, l'humanité est en guerre depuis l'origine des temps, et la guerre passe sur son dos et sur ses champs, la guerre qui laboure sans semer. Et les princes, les prêtres, les généraux, les présidents, les philosophes et jusqu'aux historiens, disent à ce paysan qui les écoute à peine mais ne les croit pas, le sens de ces guerres et qu'elles sont conduites pour son bien. S'il souffre, c'est pour son bien, s'il meurt, de même. S'il doit changer de camp, c'est pour son bien. Il n'en croit rien, alors on le dit bête. Il regarde tout ça, le paysan, avec ces yeux géants qui sont le titre du dernier grand livre de Jeury (à ce jour), et d'autres yeux géants, porteurs d'une logique à lui étrangère, le fixent à son tour, le poursuivent et le transpercent. Il sait le paysan, à la fin, que rien de ce qui vaut ne pourra être écrit avec des mots humains.
Par ailleurs, le scepticisme paysan — ou païen, c'est le même mot — s'alimente du combat incertain avec les manifestations de la nature. Il sait bien, le paysan, que la terre et le temps, ce n'est pas simple, et que les discours carrés, simplificateurs, ronronnants et intellectuellement séduisants s'adressent du côté du langage — ou, plus généralement, du côté du symbolique — à l'espace humanisé, social, mais qu'ils restent sans force, pour ainsi dire sans voix, devant les entêtements obscurs des plantes et des animaux, devant l'espoir noir et indompté des forêts et des étoiles. On comprend qu'il soit prudent, le paysan, parce qu'un discours, même le mieux tourné du monde, ça n'a jamais rien fait pousser. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit fermé à la méthode, mais sa méthode s'enracine dans la pratique volontiers avare de paroles. Plutôt des gestes que des mots. Et peu importe que les gestes apparaissent décousus entre eux, voire incohérents au regard du rhéteur des villes, s'ils portent fruit. De ce point de vue, le paganisme, c'est une collection de pratiques, voire de recettes, qui trouvent leur cohérence originelle dans l'expérience (au double sens d'essai et capital de savoir) par opposition à une conception centrée et unificatrice de l'univers. Dans sa pratique, le paysan éprouve un pouvoir et vérifie un savoir qui le dispensent des synthèses encyclopédiques et des efforts théoriques. La théorie est née de la théologie qui est elle-même issue du système des empires, des villes, du besoin d'unir, de hiérarchiser, d'expliquer et de convaincre. Mais la création d'espèces, l'assolement sont des inventions remarquables qui ont ceci de surprenant pour un scientifique moderne qu'elles n'ont pas pour être faites, attendu d'explications théoriques et détaillées de leurs mécanismes, sinon celles, rustiques des mythes. En quoi, du reste, le physicien quantique rejoint d'une certaine manière, son ancêtre paysan. Il constate que sa pratique (la mécanique quantique) marche sans se sentir contraint d'en donner pour de pures raisons intellectuelles — voire théologiques — une théorie complète.
Curieux titre, non ? Le Temps incertain — que Michel Jeury dit avoir choisi au dernier moment, presque par hasard. Titre de paysan. Pour qui en dépend, le temps est toujours incertain. Mais le temps incertain, c'est aussi en clair, la négation de l'histoire comme certitude, et la méfiance envers sa narration toujours intéressée. Les économistes qui ne sont pas tous aveugles, affectionnent une expression du même genre : en avenir incertain. Ce qui est une façon de dire : le réel est inarticulable. Savoir ça, c'est vivre sans savoir, selon la sagesse du maître zen. Comme débute le Temps incertain :
« Robert Holzach se leva et le décor de la chambre commença à vivre, pareil à un tranquille paysage d'autrefois. Une vache rousse paissait éternellement dans un pré vert. Au-dessus, on lisait un koan zen : après quatre mille jours de marche, la vache arrive au bout de l'univers, que fait-elle ? »
Et voici peut-être que se dessine une solution au paradoxe introduit dans ma théorie de la Science-Fiction par l'œuvre de Michel Jeury. Car il faut bien que je la défende, ma théorie, même si Jeury m'a presque convaincu de l'inanité des théories. C'est mon sillon, mon sentier, ma course éperdue de petit homme et, pourquoi pas, ma Perte en Ruaba. Et c'est là qu'après tout vous m'attendez, vous qui me lisez. Il faut bien que je vous conte ma version de l'histoire, même si avant personne je la sais bancale.
Il était une fois un enfant paysan, fils d'ouvriers agricoles, de paysans sans terres [4]. En des circonstances sur lesquelles je reviendrai brièvement, il choisit — ou plutôt ça choisit — de s'élever socialement comme on dit, de devenir au moins un petit-bourgeois. Autant que possible par l'écriture, on verra pourquoi. On pourrait dire aussi qu'il choisit de ne pas être paysan parce qu'il avait sous les yeux toutes les raisons de savoir qu'il n'y avait guère d'avenir là-dedans. Et pour qui n'avait guère plus que son imagination, seul le fabuleux pouvoir des mots pouvait le tirer de la glèbe. Notre héros est dès lors suspendu entre deux classes sociales, celle à laquelle il va appartenir, à laquelle il appartient déjà à moitié par sa formation secondaire, et celle dont il provient. Parce qu'il est — presque — un petit-bourgeois, en mouvement social, et donc qu'il ne participe pas de la culture dominante et que la science lui apparaît comme le moyen de la réalisation d'un désir, et peut-être comme un facteur de transformation sociale, il élit d'écrire — conformément à ma théorie — de la Science-Fiction [5]. Qui est plus, le futur peut devenir lieu d'enracinement à qui n'a pas d'ancêtres illustres [6]. En d'autres termes, ce qu'il n'avait aucune raison, voire aucune possibilité, d'écrire en tant que paysan fils d'ouvrier agricole, il a quelques raisons de l'écrire en fonction de sa classe de rattachement. Qu'on ne me taxe pas trop vite d'acrobatie théorique. Je ne promène pas mon héros d'une case à l'autre du jeu de l'oie social pour les beautés de la taxonomie, mais, comme on va le voir, parce que les pièces du puzzle tombent ainsi bien en place. Au demeurant, s'il a des raisons psychosociales d'écrire de la SF, il en est d'autres plus concrètes. Lorsque, sous le pseudonyme d'Albert Higon, il propose deux romans de Science-Fiction à Stephen Spriel pour "le Rayon fantastique", il devient d'emblée un espoir du genre, publié et consacré en 1960 par un prix Jules-Verne pour la Machine du pouvoir. Lorsque, quelques années plus tard, devenu auxiliaire de perception puis instituteur, autant dire petit bourgeois en cours d'institutionnalisation, il cherche à brûler les étapes — ou revient à une démarche traditionnelle, celle du modèle culturel — et écrit deux romans de littérature dite générale, le premier est refusé et le second qui paraît chez Julliard en 1957, le Diable souriant, n'a aucun succès. Les dates de parution pourraient donner à croire que la tentative du côté de la littérature générale est antérieure à l'essai transformé du côté de la SF, mais c'est bien chronologiquement dans l'ordre inverse que Jeury a écrit ses premiers livres. Un troisième roman de littérature générale est refusé après la parution des deux "Rayon fantastique". C'est qu'il n'est pas facile, d'Eymet ou d'Issigeac, de s'imposer au monde complexe et codifié de la littérature générale où la concurrence est écrasante, alors que la Science-Fiction, parce que marginale et peu valorisante, se manifeste ouverte et accueillante.
Déprimé par ses échecs dans la littérature générale et aussi sans doute par ses efforts assez infructueux pour s'établir dans le sein de la petite bourgeoisie, notre héros s'arrête d'écrire. Ce n'est qu'après 1967, alors qu'il a cessé, de son propre aveu, à peu près toute activité régulière et qu'il régresse lentement mais sûrement vers le statut d'ouvrier agricole, de “journalier”, qu'il se remet à écrire, d'abord péniblement. Cela donnera le Temps incertain.
Et voilà le deuxième volet de ma démonstration : pauvre paysan, notre homme n'avait guère de raisons d'écrire de la SF ; petit bourgeois, il en avait plus d'une. Mais où se situe-t-il vraiment ? Comme la chauve-souris de la fable, est-il oiseau ou bien rongeur ? Si la Science-Fiction est bien une littérature furieusement éprise de théories (éventuellement à quatre sous) dans lesquelles la classe moyenne voit un motif d'espérer, un remède à son manque de pouvoir social et un moyen (ou l'illusion d'un moyen) d'en conquérir, comment le paysan sceptique peut-il s'y adonner ? Et s'il y parvient, sous quelle forme ?
Eh bien, la solution du paradoxe se trouve tout entière dans l'œuvre de Jeury. Elle surgit de son originalité même, qui résulte de son origine différente : à contre-courant de la Science-Fiction traditionnelle qui pousse parfois la passion de la théorie explicative jusqu'au délire paranoïaque, et qui livre à tout bout de champ les secrets de l'univers, du temps, de l'histoire et de l'humanité, l'œuvre science-fictionnelle de Jeury esquive, comme je l'ai déjà souligné, jusque dans sa construction formelle, toute structure générale, toute explication globale, au point de dérouter les amateurs ordinaires du genre. Sous le vêtement du petit-bourgeois, c'est un paysan qui s'exprime. Et la traduction dans son œuvre de cette contradiction profonde a permis à Michel Jeury de faire accéder la Science-Fiction à un niveau rarement atteint avant lui, de maturité.
Ici transparaît une des fonctions essentielles de la littérature qui est de faire dialoguer, parfois à l'intérieur même d'une personne et à son insu, des groupes sociaux. Le sujet de la littérature n'est jamais un individu, car ce n'est pas tout lui (il ne saurait se dire entièrement) et ce n'est pas que lui (car il est référé à une multiplicité de groupes sociaux dont les permanences sont au demeurant très inégales). En ce sens, l'ego de l'écrivain n'est qu'une illusion. Subsiste cependant le lieu, entrecroisement unique de déterminations en leur totalité indescriptibles, d'où il parle, ou, si l'on préfère, son point de vue.
Peut-être dois-je tenter ici de préciser ce que j'entends, au plus général, par théorie, et la place des théories dans le fonctionnement socio-culturel des classes moyennes. Ce que faisant, je prends le risque de produire une pure fiction. Mais pas si pure qu'elle ne touche un peu à la vérité.
Selon moi, la théorie ne prend pas son essor à partir d'une curiosité angélique servie par un logicisme intemporel, mais découle d'un désarroi, d'une impuissance. La théorie est toujours l'expression d'un désir auquel le réel impose sa censure. Lorsqu'en effet une pratique cesse de donner des résultats satisfaisants dans le réel, ou lorsque le réel impose des conditions auxquelles aucune pratique ne répond, l'humain commence par en éprouver une certaine surprise puis un déplaisir certain et cède à la dépression. Ce moment dépressif — qui s'étend des personnes aux groupes puisque les pratiques sont aussi bien collectives qu'individuelles — lui permet de régresser vers un stade psychique relativement indifférencié à partir duquel une autre représentation du réel puisse s'élaborer qui permette son ressaisissement. Il faut cependant, pour que la nouvelle théorie puisse se constituer, que l'anticipation de son efficacité possible soit présente dès la position dépressive. À défaut de quoi le moment dépressif perdurerait. Autrement dit, il faut que l'être humain concerné ait déjà fait l'expérience, même de façon très primitive, de la régression subie et angoissante vers le moins différencié (l'échec, la mort) puis d'une démarche heureuse, progrédiente, vers une maîtrise jubilatoire. (L'échec dans le réel disloque l'image du monde et en miroir désorganise le moi ; la réorganisation du moi vise, toujours en miroir, une reconstruction de la représentation du réel.) Le tout premier aller et retour de ce type, l'humain l'a fait et répété avec sa mère : de sa qualité dépend sans doute la plus ou moins grande aptitude ultérieure à “théoriser”. La théorie ainsi constituée a donc toujours statut d'illusion puisque pour une part elle répète une expérience révolue et que pour une autre part elle n'a pas encore, au moment où elle surgit, voire s'impose à l'esprit, été soumise à l'épreuve du réel ; et même cette épreuve ne saurait lui ôter ce statut. Le rêve est le prototype de la pensée. Ou encore, la théorie est un cas particulier du rêve. (Faites passer le mot).
La théorie est symbolique et langagière même si elle fait intervenir un langage aussi abstrait que celui des mathématiques. La distance qui la sépare du réel qu'elle prétend réduire est donc infranchissable. Au risque de faire grincer quelques dents, je dirais que toute théorie, du mythe à la théorie scientifique, conserve ce caractère d'illusion car son statut ontologique par rapport au réel demeure, quoi qu'il en sorte, complètement indéterminé du point de vue de qui la produit. Ce n'est pas parce qu'une théorie corrèle l'expérience qu'elle est vraie. On peut tout juste en dire qu'elle est l'histoire, inventée à partir des ruines des théories précédentes, qui provisoirement corrèle le mieux l'expérience récente.
Dans cette perspective, le mythe, le conte, l'histoire, l'idéologie et la théorie scientifique ont la même origine et le même statut. Ce sont leurs effets qui, de certains points de vue, les différencient. Ainsi, l'idéologie est une théorie qui n'atteint pas à la pratique qu'elle prétend fonder mais à une autre pratique, ignorée ou délibérément masquée, qui vise le contrôle de la production des théories notamment sociales : en bref, une censure.
Il n'y a ni vérité définitive, ni même progression vers la réalité, mais une extraordinaire capacité de l'être humain à produire des modèles explicatifs, en usant d'analogies et de métaphores, pour répondre à des situations d'impuissance, et une non moins extraordinaire confiance de cette espèce en son aptitude à continuer d'y parvenir. Au demeurant, toute diminution de cette confiance, qui accompagne par exemple l'épuisement d'un paradigme, introduit à la position dépressive qui prélude au surgissement, souvent difficultueux, d'un nouveau paradigme. On comprend que les philosophes soient capables de produire des systèmes à perte de vue.
En ce sens précis, l'humanité ne peut pas s'assigner de limite même s'il est possible qu'elle en présente du point de vue d'êtres plus vastes. Mais pour autant que nous sachions, elle est la seule espèce qui manifeste, individuellement et collectivement, cette capacité et cette confiance.
Si l'on applique maintenant à la problématique sociale cette approche fort générale, on rencontre enfin et le pouvoir et la production idéologique. Schématiquement, celui qui (tyran ou classe dominante) exerce un pouvoir à peu près sans frein est très peu susceptible de le théoriser sauf s'il rencontre à cette pratique une limite ou un adversaire (ou s'il lui faut conquérir une nouvelle aire de pouvoir). À l'autre extrémité du spectre, celui qui, dans un domaine donné, est persuadé qu'il ne peut obtenir aucune fraction de pouvoir, si minime soit-elle, demeure dans la position dépressive et se trouve empêché de théoriser même sa situation : il la subit.
Entre les deux s'étend un vaste domaine où dans un réel nuancé, des groupes sociaux détiennent des parcelles de pouvoir, rencontrent des obstacles à s'en assurer davantage, mais peuvent espérer y parvenir. Là se constitue un terreau fertile pour toutes les théorisations, entre autres sociales, et toutes les démarches idéologiques : les unes les autres font figure de substitut au pouvoir refusé et portent l'espoir, voire le moyen de parvenir, par un détour parfois immense (d'où peut-être la science ?) à le conquérir et à consolider sa conquête.
Ce ne serait donc ni hasard, ni simplement affaire de statut et de culture, si les classes moyennes produisent souvent non seulement les théories politiques et sociales mais jusqu'aux théories scientifiques novatrices. L'illusion de la maîtrise du réel que convoie l'effort théorique remédie à la frustration partielle relative à la maîtrise de son destin. Darwin, Marx et Freud appartiennent à des groupes sociaux qui, à quelque degré, se sont vus refuser l'accès direct au pouvoir tout en contemplant l'exercice d'assez près. Souterrainement et parfois sereinement, leurs théories minent les pouvoirs établis qui ne s'y trompent pas ; elles s'élaborent au fil d'une longue hésitation qui porte la marque de périodes dépressives.
En bref, la théorisation est à des niveaux divers le moyen d'une réappropriation — éventuellement mégalomaniaque — de la maîtrise du réel social. Être impuissant quant à son propre devenir, c'est subir — ou croire subir — son incompréhension des mécanismes du monde et en particulier du monde social. Comprendre, ou croire comprendre, c'est s'assurer le contrôle de l'avenir.
La séduction du nazisme (et d'autres doctrines plus ou moins frelatées) sur laquelle on s'interroge tant, vient peut-être d'abord du caractère “explicatif”, simplificateur, lumineux pour l'adepte et au total sublimatoire à petit prix du discours théorique hitlérien qui part d'une situation collective à la fois intolérable et incompréhensible. Enfin on comprend pourquoi on est vaincu, pauvre, chômeur et malheureux. Le converti fait ainsi l'économie d'un difficile travail de deuil (celui de son statut social) et de l'élaboration d'une pensée originale, en bref d'une sublimation.
Même lorsque les choses ne vont pas à cette extrémité, vient le moment où la production théorique — au sens large — se substitue comme source de jouissance à l'exercice du pouvoir. À ce dernier, elle renonce, soi-disant par sagesse, mais d'abord parce que son nombre même oblige à penser ce pouvoir divisé. Du coup, savoir et penser et parler (ou écrire) de politique et d'histoire se trouvent survalorisés, faute de mieux.
Dans cet immense processus, la fiction (le roman) joue son rôle au point que la frontière peut devenir indiscernable entre le conte et la science, en particulier dans le domaine de l'Histoire. La théorie de l'histoire devient une façon de se réapproprier le pouvoir, au moins dans le possible, ou par la morale, et de conférer à son groupe un rôle privilégié. La fiction représente le moyen d'y parvenir, sans presque s'imposer de restrictions, cognitives ou logiques.
La classe moyenne est une prodigieuse productrice et consommatrice d'histoire(s) parce qu'elle y trouve les moyens d'y constituer ses identités présentes et futures en dépit de sa castration politico-économique. D'où l'extraordinaire fortune du roman — genre sans règles bien définies — qui coïncide avec le développement de la bourgeoisie puis d'une classe moyenne de masse. Tout roman contient de la théorie, à la fois théorie du roman et théorie du réel — et l'on est tenté d'ajouter, un peu vite : toute théorie est un roman. Chacun peut choisir ou élaborer la sienne [7].
Mais ce n'est pas ici de n'importe quel champ théorique qu'il s'agit. Celui du roman est d'abord relatif à la position du sujet dans la société. Et par là, j'y insiste, il introduit sans fin à des théories de l'Histoire. Non que cette dernière discipline jouisse d'un mystérieux privilège par rapport aux autres, mais parce qu'elle est, en dernière instance, le récit toujours recommencé, en creux et en relief, de l'évolution des rapports entre groupes sociaux [8].
Le roman de Science-Fiction — au moins dans sa forme principielle — redouble cette démarche. Comme roman, il est déjà un peu théorie ; en tant qu'il s'autorise de la science, il accuse son caractère théorique. Mais se désignant comme fiction — et s'excluant par là de la science — il peut apparaître comme théorie sans frein ni limite. Le roman ordinaire qui prétend s'autoriser du réel (l'expérience, l'observation, la subjectivité) au point que parfois, de manière naïve et roublarde, il s'exhibe comme photographie du réel, puis comme le réel lui-même, a des timidités que la Science-Fiction ignore.
Tout est matière à spéculation pour cette dernière. Parce qu'elle affirme, « ne me prenez pas au sérieux », comme fait le clown qui de son maquillage abolit son tragique, elle peut traiter avec un sérieux d'airain (et avec le sourire) du temps et de l'espace, de l'avenir de la société et de l'espèce et autres babioles. Elle commente, explique, démontre, justifie. En cela elle est peut-être le stade ultime du roman avant le délire. Ce qui peut paraître exclure le privilège dont je parlais plus haut du champ théorique social et sociologique.
Mais qu'on ne s'y trompe pas. Dans la Science-Fiction, une fraction de la classe moyenne se réapproprie allégrement l'univers entier ou du moins l'image qu'elle s'en fait. Et il lui faut bien, pour qu'elle s'autorise pareille prétention, le détour lourdement souligné de la fiction. Le pouvoir de l'écrivain et du lecteur de Science-Fiction est sans autre limite que celle de leur capacité à concevoir, articuler, énoncer et admettre. Mégalomanie du nourrisson, dira-t-on. Pas si sûr, puisque l'amateur de Science-Fiction admettra sans fard qu'il galèje, mais du même mouvement soulignera l'importance et la pertinence des sujets qu'il agite — oh ! sans prétentions — et donc sa propre clairvoyance. Il y a là quelque chose qui rend la Science-Fiction et son milieu si impénétrable au profane qu'il s'en irrite souvent — et qui est pourtant au cœur de toute fiction. Comment les amateurs de SF peuvent-ils passer si aisément — et impunément — du canular jubilatoire à la discussion passionnée, sans retenue, de thèmes aussi bizarroïdes que le voyage dans le temps, l'immortalité physique ou les intelligences étrangères ?
Lorsque cet équilibre fragile est rompu, on sombre dans la fausse science, l'idéologie, le culte, l'adoration des soucoupes volantes et l'explication de l'histoire par les cosmonautes du néolithique. Et alors, de nouveau, on retrouve l'“explication” primaire et frelatée qui permet de faire l'économie d'une pensée, la tentation du court-circuit. D'où la réaction énergique des amateurs lucides de SF contre des œuvres comme le Matin des magiciens et ses épigones qu'ils considèrent comme des perversions, c’est-à-dire comme l'abolition de la distance entre l'imaginaire et le réel, comme des mises en scène de l'imaginaire sur une prétendue scène du réel, bloquées et répétitives, ce qui renvoie bien au comportement du pervers sexuel.
En résumé, la Science-Fiction n'échappe pas, contre les apparences, au projet général du roman et convoie toujours, implicitement et parfois explicitement, une théorie (incomplète, fumeuse, mais ce n'est pas le problème) de l'histoire qui vise à la réappropriation la plus complète possible du réel par le sujet, de la maîtrise à l'apocalypse. Elle accorde une place particulière à la science et à la technique parce que le groupe social qui l'écrit et en jouit y voit un moyen privilégié de cette réappropriation. Mais cet élément est secondaire à la démarche théorique qui l'enrobe et selon laquelle le sujet est assuré de contrôler (fantasmatiquement) l'avenir puisque l'avenir, c'est lui qui le construit en le décrivant. Une des croyances, les plus fortes des amateurs de SF, même s'ils s'en défendent parfois, est que ce qu'ils font a un rapport avec l'avenir dans le réel, n'est pas simple jeu.
La Science-Fiction, née dans un groupe social dont le pouvoir est théorique — ce qui ne signifie pas inexistant — est l'apothéose du théorique. Elle se nourrit de théories (scientifiques) ; elle s'enivre de théories de l'histoire. Tout roman recèle une théorie de l'histoire, mais la Science-Fiction, le plus souvent, raconte l'histoire problématique d'une théorie. Elle cherche à englober ce qui englobe. La seule chose qui la sauve du dérisoire, du ridicule absolu, son cache-sexe, c'est son statut romanesque, c’est-à-dire d'illusion reconnue. En quoi son destin rejoint celui de tout art. Toute création est une illusion.
Trêve de théories. Revenons à Michel Jeury, avec toutefois notre botte d'idées générales. Ainsi, il s'investit à fond, mais non exclusivement (ses tentatives en littérature générale) dans un genre qui fait de la théorie le matériau de l'art. Et en même temps, il répugne à célébrer une quelconque théorie de l'histoire, voire au-delà toute théorie un peu globale. Autrement dit, d'une part il renonce à la prétention de résoudre tout à fait les difficultés rencontrées dans le présent par sa pratique (il ne croit pas à l'efficacité de son pouvoir) et d'autre part il reste relativement proche de la position dépressive (poisson des profondeurs). Dans ses romans les plus personnels — qui sont aussi les plus élaborés —, cette position peu confortable est assumée grâce à la maîtrise de ce que l'on pourrait appeler le principe d'incertitude de Jeury. Une œuvre d'art est la solution esthétique d'un problème insoluble par d'autres moyens.
Mais ce problème est beaucoup moins bien résolu dans ses romans plus populaires, qui étaient pourtant par hypothèse plus simples à composer et à écrire : ce n'est pas faire injure à Michel Jeury que de constater que son métier d'écrivain, éclatant dans ses œuvres ambitieuses, parait jusqu'ici trébucher quelquefois dans la construction de ses œuvres mineures. Qui peut le plus peut le moins, selon le dicton populaire. Pourquoi Jeury le met-il en défaut ? Et s'il s'agissait précisément d'une pièce supplémentaire du puzzle ? Le refus de toute théorie de l'histoire peut entraîner une certaine incapacité à élaborer la construction d'une histoire.
Au moins d'une histoire close, continue, linéaire, séquentielle et conclue, car écrire une histoire ainsi construite, c'est postuler un certain ordre de l'univers et de la société. C'est un fait que les nouvelles de Jeury (excellentes, rassurez-vous) ressemblent souvent à des fragments (de romans) et que dans ses romans d'aventure ses personnages paraissent parfois saisis d'une agitation maniaque qui les apparente soudain à des personnages de dessins animés dans leur phase frénétique. On perd le fil. Et pourtant l'idée d'ensemble est là : elle est simple, parfois géniale (comme dans les Colmateurs, l'utilisation des fractales) mais tout se passe comme si, dans le détail, la nécessité, cette ficelle essentielle du roman bien ordonné faisait défaut ; et tout se brouille. C'est que cette nécessité, fil à coudre des histoires et non le reflet de la structure du réel, est aussi étrangère au principe d'incertitude de Jeury que la causalité absolue à la physique quantique. L'une et l'autre suggèrent avec insistance que : « ça se pourrait bien… mais ce n'est pas sûr ». Le réel n'est pas connaissable. L'ordre de son reflet n'est qu'une mise en rangs et non la découverte d'un ordre caché. En bref, la difficulté que rencontre Michel Jeury à écrire des histoires simples est comme un écho de la méfiance du paysan à l'endroit des explications trop limpides, des belles théories.
Incidemment, si Michel Jeury accepte cette hypothèse, il peut s'en trouver rassuré : cette difficulté n'est guère après tout que circonstancielle à ses origines, et le métier acquis lui permettra de la dépasser s'il accepte cette forme d'écriture comme un jeu, conscient et sans conséquences. Il n'est pas besoin de cerner le vrai du monde pour écrire une histoire.
Mais la signature insistante du groupe social d'origine introduit un problème massif, sinon inattendu. Il nous manque une médiation. Comment Jeury, issu d'un groupe social particulièrement mal placé, parvient-il à faire le saut non seulement jusqu'à un autre groupe social mais à y réussir par le truchement du statut d'écrivain de Science-Fiction ? C’est-à-dire à faire sienne non seulement les aspirations mais encore les valeurs et représentations idéologiques d'un autre groupe social ? On a vu qu'il n'y est parvenu qu'incomplètement, d'où son originalité. Mais il y est tout de même parvenu assez bien pour faire figure de chef de file dans la Science-Fiction française.
Certes, les exemples ne manquent pas de paysans et d'ouvriers devenus écrivains. La parole et l'écrit sont humains, universellement. On peut toutefois noter en général dans ces œuvres qu'elles se veulent témoignages, qu'elles innovent peu, qu'elles sont attachées au réalisme et qu'elles reproduisent en somme, parfois en négatif (la révolte en plus), les valeurs de la classe dominante telles qu'elles ont été transmises et transformées par l'enseignement. On relèvera qu'une partie de l'œuvre passée (et sans doute à venir) de Jeury correspond à cette orientation. Mais non la Science-Fiction.
Certes encore, on peut beaucoup prêter aux dons personnels et accepter d'en rabattre sur la détermination sociale. Mais il est des limites au-delà desquelles il faudrait jeter la théorie aux orties. D'où ma perplexité. Certains verront à tort dans cette longue préface l'expression d'une conception rigide de la différenciation sociale en groupes et me la reprocheront sans doute. Je suis convaincu de la grande plasticité des humains et des groupes sociaux, mais cette plasticité ne peut s'exercer que dans des conditions concrètes. On peut sans doute devenir bien des choses, mais on n'adopte pas tous les rôles, ni n'importe quel rôle.
Pour ne pas avoir à abandonner la théorie (une fois de plus), je me risquai, non sans hésitation à faire l'hypothèse d'un médiateur, d'un personnage qui aurait orienté et facilité le voyage social de Michel Jeury. Rien dans ce que je savais de sa biographie ne m'y autorisait, n'était cette faille de la théorie : comment un petit paysan en était-il venu à élaborer des jugements pertinents sur la société globale de la fin du xxe siècle et à élire la Science-Fiction pour les communiquer ?
Au fil de conversations avec Michel Jeury, en août 1981, ce ne fut pas un médiateur, mais trois qui apparurent et, dont la combinaison permettait de combler au-delà de mes espérances la lacune suggérée par mon hypothèse. Je ne ferai ici qu'en esquisser la description, par discrétion et faute de place.
Une des difficultés rencontrées par tout voyageur social est d'ordre psychologique. Comment dépasser la pensée d'origine, celle des parents ? Le plus souvent, on le sait, cela se borne au meurtre symbolique du père, qui conduit plus ou moins à réaffirmer, en les inversant, ses valeurs. Une solution plus subtile consiste à emprunter au père le moyen du dépassement. Or, l'un des médiateurs de Jeury fut un écrivain, Marcel E. Grancher, qui eut son heure de gloire entre l'entre-deux guerres et jusqu'aux années 50 et qui avait été, la Première Guerre mondiale, un compagnon de tranchée de Joseph Jeury [9]. Lorsque la velléité d'écrire s'affirma en Michel, il n'eut de cesse — et on peut supposer que sa mère joua dans cette affaire un certain rôle — que son père reprenne contact avec son ancien camarade, ce qui se révéla plus facile qu'on l'avait pensé. Marcel E. Grancher fit irruption dans la vie des Jeury. Non seulement il apporta à Michel une image précise et valorisante de l'écrivain (par sa notoriété, ses succès financiers et féminins), mais encore il l'aida concrètement, par exemple en l'introduisant auprès de Maurice Renault, le fondateur de Fiction.
Un autre médiateur fut, plus classiquement, un enseignant opiniâtre qui orienta Michel vers et dans le secondaire et l'y maintint. Enfin, un troisième médiateur, capitaine de services secrets et héros de la Résistance, introduisit Michel à une intelligence ouverte du monde et lui prêta sa bibliothèque. Je me demande si ce n'est pas à ce dernier personnage que Michel Jeury doit, en particulier, sa curiosité à l'endroit des petits faits porteurs d'avenir et sa capacité à entrevoir, à partir de détails, de vastes systèmes.
Ces interrogations et ces découvertes me conduisirent à risquer une idée générale de plus : c'est la différenciation sociale et le jeu des interférences qu'elle permet dans le psychisme de chaque jeune humain, qui expliquent le mieux l'énorme accélération de la fécondité de notre espèce en idées et en conduite innovantes depuis une époque somme toute récente (géologiquement parlant). Une société peu ou pas différenciée tend à se répéter d'une génération à l'autre, tandis qu'une société très différenciée produit, non seulement par combinatoire culturelle [10] mais aussi par réactions psychologiques, de l'inattendu, de l'inédit.
Ainsi l'on comprend mieux comment Michel Jeury a pu échapper à son groupe social d'origine, dans et par la littérature, en empruntant successivement deux voies : d'abord celle de la Science-Fiction qui l'introduisait à la petite bourgeoisie et à sa passion théorisante, et qui soulignait par là une rupture secrète mais profonde avec son milieu ; ensuite celle de la littérature traditionnelle qui renouait par le témoignage réaliste avec le milieu d'origine (mais en quelque sorte vu d'en haut) et qui témoignait d'une ambition impossible à satisfaire par le truchement d'un genre minoré, celle d'attirer l'attention des tenants de la culture dominante. Pour les raisons que j'ai dites, la seconde voie conduisit à un échec. Un long épisode dépressif ramena Michel Jeury à la première et au succès — dans les limites propres à la Science-Fiction. Il me paraît très vraisemblable que, de cette nouvelle position, Michel Jeury entreprenne de revenir à son ancienne ambition et parvienne de la sorte à renouer avec son milieu social d'origine en lui donnant une voix, réconciliant enfin en lui le paysan et l'écrivain. L'ouvrage qu'il a consacré aux souvenirs de ses parents et ses projets le donnent à penser. Il n'abandonnera sans doute pas la Science-Fiction, mais il ne s'y cantonnera pas non plus. Le fils d'ouvriers agricoles devenu écrivain peut s'accepter et se faire accepter comme paysan. Désormais, sans crainte, il peut apparaître petit bourgeois et paysan, puisqu'il n'est plus tout à fait ni l'un ni l'autre.
Je ne peux pas, sincèrement, regretter l'échec temporaire de Jeury sur la seconde voie. Dans le meilleur des cas, s'il avait réussi, il se serait sans doute trouvé enfermé dans le roman traditionnel qui ne porte pas de “théories” nouvelles mais qui convoie des théories antérieures intériorisées et prises pour le réel, bref, la répétition. Aujourd'hui, tout est différent. Jeury ne peut pas ne pas avoir triomphé du “temps incertain”, c’est-à-dire de sa contradiction sociale. Tout ce qu'il écrira en est changé.
Ainsi, grâce à son cas, peut-être exceptionnel, ai-je cru entrevoir les fonctionnements idéologiques de groupes sociaux différents entre lesquels il n'y a guère, contrairement au sens commun, de continuité. Bien entendu, et je dois y insister, il ne s'agit pas de prétendre que par un mécanisme mystérieux se transmettait une sorte de fond culturel commun à tous les membres d'un groupe social. Mais il s'agit simplement de dire que la position dans le groupe et celle du groupe dans la société globale définissait les limites d'un sujet, une perspective singulière qui, dès le plus jeune âge, pénètre l'inconscient et colore en quelque sorte, de façon quasiment irréversible, toute la perception de la réalité : c'est toujours d'un point déterminé, souvent situé dans son propre passé, qu'on considère le réel.
Ce qui tend à masquer, hélas, l'uniformisation à la Procuste introduite non seulement par l'enseignement (officiellement dans un louable but de démocratisation) mais encore de nos jours par une culture de masse mutilante, précisément issue de l'interaction entre classe dominante et classes moyennes. Le folklore (façon "Fêtes & Territoires" dans l'œuvre de Jeury) est la forme abâtardie, passée au moule commun sous prétexte de préservation, des différentes formes de cette perspective que Lucien Goldmann avait baptisée la conscience possible. Le jour, s'il vient jamais, où il n'y aurait plus de perspectives différentes, l'humanité serait ossifiée non seulement culturellement mais psychologiquement dans une forme unique, et personne, ni homme ni groupe, ne parlerait plus à personne.
Il me reste à développer une conjecture : l'œuvre de Michel Jeury appartient à l'avenir plus qu'à notre présent. Elle réunit deux démarches qui pouvaient sembler irréconciliables, le scepticisme et le mysticisme, sans s'égarer tout à fait dans aucune. C'est le sens des Yeux géants. Le culte de l'objectivité recule parce que l'objet se révèle dur à saisir. Quelqu'un décide (de ce) qu'il est, l'objet, au lieu que l'objet attende l'attention de qui voudra. Nous vivons la réintroduction en force de la subjectivité à la suite de l'usure des grands systèmes qui l'avaient mise hors-la-loi — et aussi, plus subtilement, du développement foudroyant de vastes structures sociales sans système explicite ; ça pousse sans qu'on sache comment. L'intelligible (du social) s'est réfugié dans le sujet, ou y a été refoulé. Ce qui ne signifie pas qu'il s'y borne.
Nous entrons dans un temps où le scepticisme généralisé à l'endroit des théories globales et des grands systèmes explicites de régulation se répand et s'accompagne d'une propension à privilégier les approches supposées immédiates du réel, approches dites intuitives, sensibles, à l'extrême limite proprement mystiques, au risque de la mystification. Je dirai que les mystiques apparaissent, et leur ineffable, quand branle l'intelligence du monde, et que le chemin qu'ils sauvegardent à l'échelle d'une civilisation est celui de l'indifférencié dont je parlais plus haut. Le mystique suit de près le sceptique assez radical pour secouer l'arbre quand les concepts sont blets.
Il s'agit en somme d'une sorte de retour au point de vue du paysan, à des valeurs païennes, plurielles et lacunaires. J'y vois pour ma part, et on ne s'en étonnera pas, en partie un effet de la régression des classes moyennes dans la maîtrise de leur destin, la cause la plus visible en étant la mondialisation des structures économiques, voire politiques. Qui a pour effet un monde plus urbanisé qu'il a jamais été et dont la plupart des habitants se découvrent sans terre et même sans territoire symbolique (dont l'emploi est avatar) : réduites en somme à la condition d'ouvriers agricoles, de journaliers, incertains du lendemain, de leur travail, de la compréhensibilité de l'univers social. Voyant sur ce qui furent leurs terres déferler les ouragans indéchiffrables de guerres abstraites et meurtrières, par exemple monétaires. De ce processus, la “crise” est à la fois le vecteur et la manifestation. Par une trop remarquable coïncidence, l'œuvre de Michel Jeury répond à cette situation durable. La plupart des lecteurs lisant dans le passé : les lecteurs de Jeury se trouvent donc dans l'avenir.
Et pareille situation est grosse d'un nouveau paradigme épistémologique que rejoint également cette œuvre. L'art de Michel Jeury expose notre incapacité à penser et à nous exprimer autrement qu'en symboles, schémas et mots. Alors que la réalité est au-delà, derrière, hors du monde humain que définissent, délimitent, construisent, ruinent et rebâtissent sans cesse les langages. La réalité est au-delà du langage. C'est l'enseignement du zen (à l'audience soudain surprenante), du mystique (fût-il agnostique, car cela existe) et du physicien quantique (à la recherche de la réalité). C'est l'expérience que les Yeux géants nous font entrevoir aussi loin que les mots puissent la porter. Car…
« La suite de ce récit ne pourra jamais être écrite avec des mots humains ».
Il se pourrait que Jeury, soucieux des mots et des choses, propose là une perspective authentique de l'aventure humaine. Nombreux sont les philosophes qui chuchotent, de Popper à Morin, que nous approchons des limites de l'exploitation du paradigme mécaniste. Le paradigme cybernético-biologique — cher aux technocraties planétaires — semble s'user vite. Le paradigme suivant pourrait bien être emprunté à la psychanalyse et construit sur le modèle prodigieusement plastique du processus primaire dont la logique ne constitue qu'un cas particulier (et dont on ne risque pas de savoir grand-chose avant longtemps). Il nous permettrait d'atteindre — non pas enfin la réalité car rien ne peut en être dit — mais un autre règne de l'humanité. La plasticité jeuryenne qui résulte peut-être de son appartenance simultanée à deux niveaux sociaux — sans méconnaître ce qu'elle doit à son génie propre (la sphère) — nous introduirait aux portes de ce nouveau domaine de l'expérience. Nouveau ? À vous d'en décider.
L'hypothèse qui traverse cette préface aurait pu — aurait dû — être autrement dite. En termes jeuryens, elle n'a pas valeur de représentation ou d'explication de la réalité, car la réalité, je ne la connais pas. Mettons que je vous ai raconté une histoire. Du point que j'occupe — et dont vous n'êtes pas si éloigné —, elle m'a semblé la moins mauvaise manière de mettre en perspective les constituants d'expérience qu'elle me suggère, de les organiser pour leur donner un sens aux yeux mentaux de l'être infime qui signe cette préface. C'est là que se tient sa vérité. Battez les cartes autrement et voyez si votre réussite est meilleure. Mais souvenez-vous, rien de ce que je dis n'est la chose. Ni de ce que vous pensez. Il fallait pourtant le faire. Car…
« Écrire était le seul moyen. Et Vincent savait que celui-là aussi lui serait bientôt interdit. Le geste deviendrait de plus en plus difficile. Les signes s'évanouiraient dans sa mémoire, les mots eux-mêmes lui échapperaient. En s'enfonçant dans un monde non-humain, il perdrait peu à peu tous les mots humains. Écrire était donc urgent. »
les Yeux géants, p. 324
Notes
[1] Ses deux romans de SF publiés sous le pseudonyme d'Albert Higon dans la collection "le Rayon fantastique" (1960) et son roman “réaliste” le Diable souriant, paru sous son nom chez Julliard en 1958 mais écrit après les précédents.
[2] Je rejoins ici dans une certaine mesure les prémisses de Boris Eizykman (Science-Fiction et capitalisme, 1973)
[3] Je reviendrai sur ces difficultés qui revêtent un intérêt a priori inattendu.
[4] Sur les origines sociales de Michel Jeury, on lira le livre qu'il a tiré des souvenirs de ses parents, Claudia et Joseph, le Crêt de Fonbelle : les gents du mont Pilat, 1981.
[5] Notons pour la petite histoire qu'il paie sa scolarité en math élem en remplaçant le prof de physique de 3e. Ainsi, c'est la science qui lui fournit la matière d'une expérience précoce, sinon du pouvoir, du moins d'une certaine autorité.
[6] L'anticipation serait alors une variante du thème des “vrais” parents inconnus, fréquents dans les contes (thème du bâtard, de l'enfant abandonné, du “fils de roi”).
[7] La parenté entre le roman et les jeux de rôles (Donjons et dragons, etc.) qui font fureur aux États-Unis, est à cet égard évidente. Le jeu de rôles, c'est le roman sans l'écriture, où l'abondance du règlement cache à peine la presque totale dissolution des règles.
[8] C'est exactement ce à quoi le roman, en tant qu'art, tente, de Flaubert au Nouveau Roman, d'échapper. Tentative nécessaire et sans espoir qui cherche à sortir de l'illusion par l'illusion.
[9] Ainsi le projet a-t-il pu se nourrir des récits de guerre du père Jeury.
[10] Je fais ici évidemment allusion aux idées de Lévi-Strauss telles qu'il les résume dans Race et Histoire.
Note de Quarante-Deux : l'Orbe et la Roue a été dédié en octobre 1982 par Michel Jeury à Gérard Klein en remerciement de la présente préface à son Livre d'or.