Gérard Klein : préfaces et postfaces
Qu'est-ce qui nous assure que le passé a bien eu lieu ? [1] Le passé a-t-il vraiment existé ? Il est permis d'en douter. On en a d'indices que des traces incertaines perçues dans le présent et qui peuvent avoir été constituées une seconde auparavant. Voire moins.
Comme, chaque matin avant mon petit-déjeuner, je m'entraîne à croire sept choses invraisemblables dont je vais vous livrer quelques exemples, je n'ai aucune difficulté à admettre que le monde a été créé il y a environ six mille ans, tout équipé avec les indications d'une ancienneté bien plus grande, iguanodons de Bernissart et rayonnement de fond cosmique inclus. L'univers peut avoir une histoire tout aussi illusoire et tout autant bardée de références que celles d'un top model ou d'un politicien. La question de savoir qui l'aurait fait est secondaire et pour ainsi dire superfétatoire.
L'hypothèse du dessein intelligent, pour en rassurer certains, me semble beaucoup plus difficile à accepter. La conception du corps humain laisse beaucoup à désirer, ne serait-ce que du côté de la suspension arrière des organes abdominaux qui prédispose à la ptose. Un bon ingénieur aurait prévu des renforts. L'examen, par des gens bien plus compétents que moi, d'une multitude d'espèces indique que leurs plans laissent tout autant à désirer. Sans négliger que, si même l'on croit au passé, ce dont je m'efforce de vous faire douter, quatre-vingt-dix-neuf pour cent d'entre elles ont disparu, ce qui n'incite pas à une grande confiance envers leur inventeur supposé. Et les traces fossiles auxquelles je faisais allusion plus haut indiquent qu'il y aurait eu une succession, que dis-je ? une théorie de repentirs, ce qui ne laisse pas augurer d'une grande fermeté du dessein ni d'une grande habileté dans l'exécution.
Il y a bien pire quant à la vraisemblance d'un passé. C'est son inconsistance à la suite de celle de ses prétendus indices. De la table de famille à un colloque d'historiens ou de paléontologues, évoquez un souvenir ou une représentation quelconque supposément communs, et les divergences qui se manifesteront aussitôt menaceront vite de virer dans le meilleur des cas à la guerre de religion. Si un passé avait quelque décence, il ne passerait pas son temps à changer au gré des intérêts présents voire immédiats et des idées plus ou moins vagues qu'on s'en fait. Je suis abonné à une excellente revue scientifique hebdomadaire et il ne se passe pas de semaines, depuis au moins vingt-huit ans que je la lis, sans qu'elle annonce une révision profonde de tel ou tel chapitre de l'histoire du monde. Or, comme l'a écrit Aristote dans un texte perdu, la décence conditionne l'existence.
On peut certes attribuer l'indécence de l'inconsistance du passé à l'action de voyageurs temporels étourdis, multipliant les paradoxes et s'efforçant de les effacer tout en laissant des plis dans la trame de la causalité. Mais c'est peut-être pousser le bouchon un peu loin, et d'excellents physiciens refusent d'admettre la possibilité de voyages dans le passé sans qu'ils aient pourtant grand-chose de plus à leur opposer que le fragile sens commun et leur conviction d'un interdit quasi religieux [2].
Il existe précisément, proposée par des physiciens, une preuve plus lourde encore de l'inconsistance du passé, que nous propose la théorie quantique, doctrine ésotérique à laquelle je crois fermement. Tout le monde (ou presque) connaît l'expérience des deux fentes de Young qui permet de décider que la lumière est soit onde soit corpuscule. Voyez mes ailes, je suis oiseau, je suis souris, vive les rats. Si la lumière traverse les deux fentes, elle produit sur un écran disposé après elles des franges d'interférences, donc elle est onde. Mais si l'on obture l'une des deux fentes, elle est corpuscule, ce qu'on appelle un photon. Et si même on laisse ouvertes les deux fentes mais qu'on tâche de savoir si l'onde ou le photon est passé à droite ou à gauche, l'onde s'évanouit et ne laisse que le corpuscule. Tout cela est bien connu et démontré et redémontré à l'aide de dispositifs extrêmement savants aux noms compliqués que je vous épargnerai ici [3]. Il y aurait donc un passé dans lequel de la lumière aurait été émise puis aurait traversé une ou deux fentes avant de venir s'écraser selon une distribution variable sur un écran.
Soit. Mais si, après que la lumière a traversé le plan des deux fentes (le système séparateur), et même bien après, on l'observe à l'aide de télescopes lointains qui permettraient de dire par où elle est passée, elle se fait corpuscule tandis que si on interpose brusquement sur son chemin un écran qui empêche cette observation, elle produit sur cet écran des franges d'interférences. En d'autres termes, bien après que la lumière, voire un seul photon, a dépassé le système séparateur, l'expérimentateur peut décider si elle se manifeste comme onde ou comme particule. Le temps et donc l'idée même du passé sont sérieusement mis à l’épreuve. Jean-Pierre Pharabod va jusqu'à parler de "non-temporalité" comme on dit "non-localité" à propos d'autres expériences [4].
À dire vrai, le passé n'apparaît que quand il devient matière à histoire… ou à histoires. Mais si nous retenons une histoire très particulière, très immédiate, appelons provisoirement son aboutissement un présent, voire le présent. N'y en a-t-il qu'un ? Il est difficile mais pas impossible d'imaginer la coexistence d'une pluralité de présents continuant une pluralité de passés apparents : après tout, chacun de nous vit dans son propre présent et il est souvent délicat de le faire coïncider avec celui d'un ou d'une autre.
Toutefois, si l'on parvient à admettre l'unicité et l'universalité du présent, on peut concevoir qu'une multitude de passés différents y convergent. La généalogie l'illustre à merveille. Chacun a eu deux parents qui en ont eu de même, à l'infini ou presque. Et toute cette immense population définit un seul être. De même un présent unique et commun, aussi invraisemblable qu'en paraisse l'idée, peut être issu d'une profusion de passés inconciliables. Je n'aurais aucune difficulté à imaginer de telles histoires distinctes qui conduisent à mon unique présent, et c'est bien ce que font les historiens et les romanciers historiques dans leurs innombrables divagations. Il n'est pas impossible que Napoléon n'ait été qu'un mythe solaire comme l'affirment certains mais la probabilité n'en est pas considérable.
C'est ce qu'on pourrait appeler, d'un point de vue technique, une diversité polychronique (ne pas confondre avec polychromique). Une superposition de passés possibles, décrits par sa fonction d'onde, décohère au moment de l'intervention d'un observateur et de l'effondrement de la fonction d'onde et se réduit à un présent unique et immuable. Même si on a très envie de changer son présent, on découvre vite que c'est impossible. La succession de ces présents immuables nous laisse sur l'illusion fallacieuse d'un passé linéaire et lui aussi unique.
C'est bien ce que suggère l'expérience quantique évoquée plus haut. La lumière a, à la fois, un passé d'onde et de particule, mais quand elle atteint l'observateur, elle n'est plus que l'une ou que l'autre. CQFD. Les passés sont nombreux et le présent n'en est que la réduction à un état. Cette profusion de passés n'est pas observable puisque l'observation même les fait s'effondrer dans un présent.
À ce point de la réflexion, et pour ceux que je n'ai pas encore largués, une conjecture intéressante se présente. En inversant le dispositif, comme sur un diagramme de Feynman, un présent, dit critique, peut donner naissance à une pluralité d'avenirs. Bien entendu, lorsque nous choisirons de les observer, nous n'en trouverons plus qu'un, sous forme de passé, le nôtre, qui sera devenu notre immuable présent. Mais cela ne signifie pas que les autres ont disparu, qu'ils ne poursuivent pas leur existence indépendante comme dans la théorie des mondes divergents d'Everett [5], Wheeler, Graham et de Witt. Même si nous n'y avons pas pour l'instant, accès, nous pouvons les imaginer. C'est ce qu'on appelle des uchronies.
Chaque présent est ainsi le point de rencontre d'une multitude de passés et le point de départ d'une multitude d'avenirs. Sans négliger toutes les lignes d'univers en nombre transfini qui ne passent même pas par notre présent.
D'après Éric Henriet qui fait autorité [6] et en décrit l'évolution, les variétés et les sous-genres tangents, l'uchronie est un récit qui, à partir de son événement fondateur, diverge de l'Histoire avec un grand "H" que nous connaissons (ou croyons connaître). J'ajouterai qu'il y faut un moment critique où la causalité semble hésiter, comme en suspens, et un événement contingent ou une libre décision humaine qui donne à l'Histoire un autre cours que celui dont nous croyons avoir hérité [7]. Ce moment de l'Histoire correspond généralement, mais pas nécessairement, à une situation et à une date que tout le monde connaît, mais sa criticité, qui correspond à la possibilité de rupture des prospectivistes, est essentielle. L'accident peut être la providentielle chute d'un météore comme celles qui survinrent au cambrien et à la fin du crétacé et qui réorientèrent l'évolution à notre profit [8], ou un phénomène météorologique comme dans Pavane ; la contingence peut porter sur la longueur du nez de Cléopâtre, quoique j'aie quelques raisons de douter de son caractère déterminant dans la politique romaine. La libre décision humaine peut retenir ou non le poignard de Ravaillac et déclencher ou non la Première Guerre mondiale à laquelle, semble-t-il, personne ne tenait vraiment.
Pavane, publié initialement en anglais en 1968 (année riche en divergences uchroniques, et c'est aussi celle où se déroule l'action principale de ce roman), n'est certes pas, comme le montre abondamment Henriet, la première uchronie, ni même la première incursion de la Science-Fiction dans ce vaste champ. Mais c'est l'un des meilleurs représentants de l'exercice dont il est la plus pure expression, et il a tant frappé l'imagination de ses lecteurs qu'il en est devenu emblématique.
Le destin de l'Invincible Armada est, comme le rappelle Éric Henriet, avec l'aventure napoléonienne et la Seconde Guerre mondiale, l'un des terrains de jeu favoris des uchronautes. Dans le roman, en fait une réunion de nouvelles formant chroniques, de Keith Roberts, la flotte espagnole n'est la proie d'aucune tempête et triomphe d'autant plus facilement que la reine Elizabeth vient d'être assassinée. Le papisme ramène l'Angleterre, sous l'égide de l'Inquisition, dans le giron du Vatican. Il s'ensuit une longue période de relatif obscurantisme.
Relatif, car le progrès contrôlé et ralenti, à notre aune, par l'Église, évite au xxe siècle les totalitarismes, la Shoah et le risque de l'apocalypse nucléaire. La réticence de l'Église à l'endroit des sciences diaboliques est un moindre mal calculé.
Il est singulier qu'un Britannique évoque, dans Pavane, le bien-fondé de l'expérience millénaire d'un catholicisme apostolique et romain prudemment progressiste. Paradoxal, n'est-il pas ? Et l'on se prend à se souvenir de l'Immense Gilbert Keith Chesterton, prince du paradoxe, auteur de le Nommé Jeudi (1907), admirable écrivain, commençant par professer un agnosticisme de bon aloi, volontiers anticlérical, puis virant par conversion au papisme catholique militant, catégorie inhabituelle voire choquante pour l'establishment anglican par tradition dont il est issu, polémiquant contre la théorie darwinienne, et finissant en 1913 par s'opposer victorieusement à Winston Churchill sur un projet de loi de ce dernier visant à stériliser les handicapés mentaux. Somme toute, G.K. Chesterton et Keith Roberts avaient plus d'un prénom en commun.
Après Pavane, et sans nécessairement de relation de causalité encore que ce roman ait pu être le point de divergence, l'uchronie fait florès dans la Science-Fiction. Au fil des années 1980 et 1990, elle devient un thème florissant puis dominant qui n'en finit pas de se multiplier. Après l'espace et l'avenir lointain, le passé historique devient la destination préférée des auteurs.
Au point qu'on en vient à s'interroger. Les anticipateurs de jadis ont-ils renoncé à épouser l'avenir pour le meilleur et pour le pire ? À court d'inspiration, redoutant de répéter leurs devanciers, ou bien paniqués devant les futurs qui se présentent à leur imagination, impuissants devant la perspective de la Singularité chère à Vernor Vinge, ne s'enferment-ils pas dans l'exploration de passés divergents au lieu de se lancer à la conquête des étoiles ? Ce qui serait une forme alambiquée de conservatisme, voire de réaction. C'est inquiétant. Somme toute, un mauvais tournant aurait été pris dans le passé et il ne resterait plus à la Science-Fiction qu'à tenter de réécrire sempiternellement une histoire inaboutie ou ratée. Plus de glorieux avenir. Rien que des rebouteux de l'Histoire.
C'est la tendance du steampunk, voire sa tentation. Après la machine à vapeur, et dans le meilleur des cas l'ordinateur à cames, la machine analytique de Charles Babbage et de la merveilleuse Lady Ada Lovelace [9], fille de Byron, la nuit éternelle d'un passé recomposé ? C'est peut-être mieux, ou moins mal que l'enfermement répétitif dans un passé pseudo-médiéval de convention, hanté de dragons, de princesses et de guerriers musclés, mais ce n'est guère rassurant. L'avenir de la littérature tiendrait-il dans la réécriture des passés ?
Une longue réflexion morose sur le sujet me ramène à plus d'optimisme. Après tout, la réflexion sur ces avenirs qui n'ont pas eu lieu [10] conduit à une réflexion critique sur les choix de notre présent. Les uchronies qui examinent les conséquences de ruptures fournissent un modèle pour réfléchir à celles qui hantent notre présent. Avant de s'engager en Irak, le gouvernement américain n'aurait-il pas dû méditer longuement l'ouvrage d'Éric Henriet ? Quelles sont dans notre monde les tendances lourdes qu'il est presque impossible d'infléchir (ainsi les évolutions écologiques caractéristiques de l'anthropocène) ? Comment repérer les zones de criticité où une rupture peut entraîner le développement d'un avenir exécrable ? Ou souhaitable ? La Singularité est-elle inéluctable ? Au bord du gouffre, est-il prudent de faire un grand pas en avant ?
Cultiver l'uchronie et par exemple lire Pavane, c'est se poser d'une autre manière l'éternelle et lancinante question : d'où venons-nous, où allons-nous ? C'est une excellente introduction à la prospective.
Notes
[1] Caveat lector. Le lecteur qui redouterait de voir dévoiler dans cette préface certains ressorts du roman qui la complète aurait raison et il est prié de la considérer comme une postface et de la lire seulement après ce roman.
[2] Pour connaître le point de vue d'un véritable logicien sur la faisabilité du voyage dans le temps, lire Les Démons de Gödel : logique et folie de Pierre Cassou-Noguès, le Seuil, 2007. Il y est parfois question de Science-Fiction.
[3] Vous les trouverez, entre autres bons ouvrages, dans le Cantique des quantiques : le monde existe-t-il ? de Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, la Découverte, 1984, dernière édition mise à jour en 2007.
[4] Je fais ici allusion à l'expérience montée en 2006 par l'équipe de Jean-François Roch, de l'École normale supérieure, et beaucoup mieux décrite dans l'ouvrage cité.
[5] Voir "les Nombreux univers de Hugh Everett" de Peter Byrne dans Pour la science, mars 2008. L'article fondateur d'Everett a été publié dans Revue of modern physics en juillet 1957 sous une forme malheureusement tronquée. L'article cité de Byrne rend à Everett toute la paternité de l'idée des mondes multiples qui correspond à une généralisation du formalisme quantique. Le problème intéressant est que la solution d'Everett est entièrement conforme à la théorie quantique, donc scientifique, mais n'est pas susceptible de réfutation au sens de Karl Popper, donc pour ce dernier n'est pas scientifique.
[6] Grâce à son ouvrage l'Histoire revisitée : panorama de l'uchronie sous toutes ses formes, Encrage, 1999, 2003 pour la nouvelle édition revue et augmentée à laquelle je me référerai dans la présente préface. L'uchronaute sérieux se doit absolument de posséder les deux éditions.
[7] Sur l'uchronie, voir aussi ma préface à la Machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling.
[8] La criticité du moment peut être ici contestée. Après tout, les dinosaures ne demandaient qu'à poursuivre leur paisible existence une bonne centaine de millions d'années de plus. La criticité historique, stricto sensu, n'intervient qu'avec l'humanité. Toutefois même dans la disparition des dinosaures, il y a une criticité cosmique : le météore aurait pu passer au large de la Terre dans une configuration à peine différente du système solaire.
[9] Elle légua son prénom à l'admirable roman Ada ou l'ardeur, 1969, de Vladimir Nabokov, plus connu pour son autre chef-d'œuvre, Lolita, 1955, et à un langage de programmation.
[10] C'est le titre d'un essai de rétroprospective, passionnant encore que controversé, de Jacques Lesourne, éditions Odile Jacob, 2001.