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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Philip José Farmer : le Monde du fleuve

Livre de poche nº 7151, septembre 1992

Il est déjà difficile d'être immortel. Il est encore plus difficile d'écrire des livres immortels. C'est une ambition qui n'a sans doute jamais durablement effleuré Philip José Farmer bien qu'il [Couverture du volume]continue à écrire à quatre-vingts ans passés et qu'il ait beaucoup joué avec le thème de l'immortalité. Mais il y a peut-être réussi, au moins temporairement, avec celle de ses séries qui a assuré sa gloire, celle du Fleuve de l'éternité qu'ouvre le présent volume et qui a obtenu le Prix Hugo en 1972.

Diable d'homme que ce Farmer qui déjà avait fait scandale dès ses débuts avec son roman les Amants étrangers. Cet ouvrage mémorable, mais qui ne peut plus choquer personne, introduisait la sexualité — et quelle sexualité, entre des êtres issus d'espèces et de mondes différents — dans une littérature, la Science-Fiction, qui était, peut-être par innocence, encore plus puritaine que la société puritaine, américaine, où elle était en train d'exploser.

Après l'amour, la mort. La mort qui est scandale non pas sans doute pour tout ce qui vit, mais certainement pour tout ce qui pense. La mort est proprement un scandale impensable. C'est sans doute pourquoi, depuis que l'humanité se raconte des histoires, depuis l'Épopée de Gilgamesh au moins, elle s'est inventé soit des mythes d'immortalité soit des mythes d'au-delà.

La Science-Fiction, à sa façon obstinée et technicienne, a beaucoup joué avec le thème de l'immortalité physique. Elle a imaginé, longtemps avant que les biologistes ne soient sur le point de le découvrir, que la déchéance des corps puis leur anéantissement ne résultaient pas d'une loi métaphysique mais de mécanismes cellulaires, voire hormonaux, qu'une science suffisante permettrait d'enrayer. Toute machine se répare. Notre corps n'y fait pas exception. Il le fait même très bien avec ses propres moyens et la véritable énigme est celle des raisons pour lesquelles, avec le temps, il le fait de moins en moins bien. Nous ne sommes plus très loin de bousculer le Sphinx, et il se peut, selon l'expression fameuse d'un journaliste scientifique américain, Albert Rosenfeld (1), pratiquement reprise par un biologiste réputé, Roy Walford (2), que certains parmi nous, qui sont déjà nés, ne meurent jamais. Un jour que je bavardais avec Walford, je lui demandai sur le ton de la plaisanterie combien de temps pourraient vivre les humains si les recherches en cours sur la programmation génétique du vieillissement aboutissaient. Il me répondit, le plus sérieusement du monde, avec ce plissement des paupières que connaissent bien ses nombreux amis, six cents ans. Je m'étonnai : pourquoi six cents ans ? Parce que, me répondit-il, les statistiques des compagnies d'assurances indiquent qu'au bout de ce temps là tout le monde a connu un accident mortel. Peut-être, cependant, la perspective de l'immortalité physique rendrait-elle les humains plus prudents, voire trop prudents.

Qui, me direz-vous, a envie de vivre six cents ans ? Eh bien moi, pour commencer, et pas mal d'autres gens, ne serait-ce que par curiosité. Malgré mon âge que je tairai pour ne pas exciter la jalousie, je ne sais presque rien, je n'ai presque rien lu, je n'ai presque rien vu du monde, je n'ai presque rien vécu. Deux ou trois millénaires me semblent un assez bon début pour apprendre un commencement de sagesse. Après, on peut sans doute passer aux choses sérieuses. Bien entendu, il ne s'agit pas, tout racrapoté comme disait Brel, et porté par quelques vieilles, de prolonger à la façon des malheureux décrits par Swift une agonie interminable et amnésique. Mais si l'on sait manipuler la machinerie cellulaire et celle encore plus complexe qui agence l'ensemble des organes, il s'agit de rester ou de redevenir jeune, à presque jamais.

Mais cela, qui est de continuer à vivre tout en sachant changer, n'était pas pour Philip José Farmer une occasion suffisante de scandale. Il lui fallait quelque chose de bien plus audacieux. Laïciser radicalement la conception la plus anciennement ancrée dans la plupart des religions, depuis les Égyptiens jusqu'aux nôtres, celle de la résurrection.

Le jour du grand cri, tous les humains qui ont jamais vécu, ceux du passé et de l'avenir, et qui sont morts, se réveillent, nus et jeunes, sur les deux rives d'un fleuve immense, le Fleuve de l'éternité. Ils ont pour tout viatique une sorte de gamelle qui se remplit à intervalles réguliers de la nourriture et des accessoires qui leur sont indispensables. Jusqu'à quelques cigares. Et ils découvrent rapidement que lorsqu'ils meurent, ils sont automatiquement ressuscités, quelque part ailleurs sur les bords du Fleuve.

Je ne vous en dirai pas plus pour ne pas gâcher votre plaisir et d'abord votre étonnement. Qui a fait cela, pourquoi, comment ? Ce sont aussi les questions que se posent les héros du livre, et dont vous découvrirez les réponses, toutes les réponses au fil des cinq romans qui composent la geste du Fleuve de l'éternité.

Ces héros ont tout de même quelque chose de particulier. Si la plupart ont mené des vies anonymes, certains sont, ont été, célèbres. Du moins leurs noms sont connus du lecteur. N'est-ce pas, Ozymandias ! Et ce n'est pas le moindre tour de force de Farmer que d'avoir prolongé la vie de figures fameuses et d'entremêler avec adresse, force savoir et beaucoup d'intuition historique, leur passé reconnu et leur avenir impossible. Imaginez une encyclopédie biographique qui vous dirait ce que seraient devenus ses héros s'ils avaient recommencé à être. On apprend beaucoup de choses dans la série de Farmer, en particulier sur ce personnage fabuleux que fut Sir Richard Burton, non pas l'acteur mais l'explorateur de l'époque victorienne, le traducteur paillard des Mille et une nuits, le prédécesseur, voire l'inspirateur de Thomas-Edward Lawrence. Si vous ne le connaissez pas encore, je vous laisse la joie de le découvrir. Et si vous le connaissez, vous êtes déjà pris au piège.

On a parfois dit que la Science-Fiction était une sorte d'histoire en miroir, se déroulant dans le futur au lieu de se replier sur le passé. Mais Philip José Farmer les fait s'interpénétrer et bouleverse ici les catégories plus sûrement encore que n'ont fait tous les voyageurs du temps en rendant contemporains des femmes et des hommes dont les destins étaient dispersés au long des cent millénaires et plus que compte l'histoire humaine.

Il soulève ainsi, comme en jouant, une autre vieille question. Quand a commencé l'humanité ? Qui s'est levé homme ?

Sa réponse ? Celui qui ne finira pas.

Notes

(1) Cf. Allonger la vie, Robert Laffont, 1979

(2) Cf. la Vie la plus longue et un Régime de longue vie, Robert Laffont, 1984 et 1987.