Gérard Klein : préfaces et postfaces
Frank Herbert & Bill Ransom : le Facteur ascension
Livre de poche nº 7154, mars 1993
Le Facteur ascension est le dernier livre que signera jamais Frank Herbert. En fait, comme l'indique avec honnêteté Bill Ransom, son coauteur, dans la brève introduction qu'on va lire, la mort empêcha Frank Herbert de participer à sa rédaction. C'est sur le scénario établi en commun que travailla Ransom pour assurer l'écriture finale d'un roman qui clôt, par force, une série de quatre ouvrages remarquables. Il ne la conclut pas tout à fait. Frank Herbert n'a jamais achevé aucune de ses séries, pas même celle des Dune qui reste ouverte sur un espace de mystères, ni à bien y regarder aucun de ses livres, sauf formellement. On peut y voir l'hésitation à se déprendre d'un univers désormais familier ; l'habileté d'un écrivain soucieux de se ménager une porte vers quelque rebondissement (mais Herbert fut tout autre chose qu'un feuilletoniste) ; ou bien une leçon discrète, que rien n'est jamais achevé dans la réalité, que l'histoire se poursuit.
Bill Ransom manifesta assez de talent pour qu'il n'y ait pas de rupture de ton avec les livres précédents. N'était l'avertissement, on pourrait ne s'apercevoir de rien. Les grands thèmes herbertiens, la méditation sur le pouvoir, l'aspiration fragile à la divinité, la lutte contre un univers hostile ou au mieux indifférent, l'opposition entre l'appel de la vie et la compulsion à la survie qui n'est pas la vraie vie mais une anticipation de l'agonie, la complémentarité entre puissants et misérables à travers la loyauté ou à travers l'exploitation et la prédation, et enfin le balancement entre la compassion et la révolte, y sont présents. Ce qui n'est pas surprenant puisque Ransom fut à la fois le collaborateur d'Herbert sur trois œuvres, un de ses amis proches et probablement un confident ou du moins un complice.
On ne sait pas grand-chose sur Bill Ransom si ce n'est qu'il habite Port Townsend ou la région de Seattle, dans l'Etat de Washington, comme Frank Herbert, qu'il est poète et pompier, peut-être bien dans les deux cas à titre bénévole. La dernière activité revêt un intérêt particulier car dans la postface que Frank Herbert donna aux Hérétiques de Dune pour saluer la mémoire de son épouse Beverley alors récemment disparue, il indique qu'au début de leur mariage ils furent vigies des feux dans un univers de forêts montagneuses, « la situation idéale pour un écrivain » note-t-il avec humour. Nul doute que cette position dominante, dans un observatoire environné du spectacle d'une nature menacée par l'embrasement de sa profusion même, ait eu de quoi plaire à Herbert ou ait même influé sur son œuvre. Dans un tel univers le personnage du pompier revêt une importance particulière : il est à la fois celui qui lutte contre le fléau et celui qui n'apparaît qu'en sa compagnie, le complément de la vigie et celui qui révèle son inutilité passée le temps de l'avertissement et de l'alerte lorsque le veilleur, d'observateur, devient pur spectateur.
Le premier volume de la série que conclut formellement le Facteur ascension est Destination : vide. Ce roman qu'Herbert écrivit seul, bien avant les autres, et publia en 1966, frappa tellement Bill Ransom qu'il pressa Herbert de lui donner une suite et finit par le persuader de l'écrire avec lui. Du coup, Frank Herbert fit paraître en 1978 une version remaniée et légèrement allongée du roman de 1966.
Destination : vide avait de quoi fasciner. Il mêlait avec une habileté consommée trois grands thèmes de la Science-Fiction, celui du clonage des personnalités et du doute sur l'identité, celui de la création d'une intelligence artificielle et celui de la navigation interstellaire, dans le cadre d'un drame classique avec unité d'action, de lieu (l'astronef) et de temps (les heures sont comptées), se déroulant entre quatre personnages. Ce cadre contraignant eut été austère sur la machine d'un autre écrivain. Herbert en tire un suspens haletant.
Je ne chercherai pas à en résumer l'action ici, d'un côté parce que ce serait impossible, de l'autre pour ne pas gâcher le plaisir de ceux à qui il reste à découvrir cette œuvre. J'en indiquerai tout juste quelques-uns des ressorts parce que ceux qui s'y trouvent remontés achèvent tout juste de se détendre dans le présent ouvrage.
Sur la Lune, une organisation scientifique et technocratique méprisant toute éthique a entrepris de créer une intelligence artificielle. Mais avertie par des précédents catastrophiques et inexpliqués, elle a choisi de loger sur la face de la Lune opposée à la Terre sa base de départ, de confier la conduite des travaux et leur exécution ultérieure à des clones de ses responsables qui ne s'exposent donc pas eux-mêmes, de ne laisser se dérouler l'expérience cruciale que dans l'espace, loin de la Terre, à bord d'un navire qui ne devra jamais revenir mais qui enverra un enregistrement de ses procédures et de ses résultats. Cette arche interstellaire est occupée pour l'essentiel par des humains, des animaux et des graines en hibernation. Son équipage éveillé, fort restreint, doit imaginer et réussir la manipulation finale qui aboutira à l'éveil d'une intelligence artificielle. Il sait le risque qu'il encourt et qu'il ne peut revenir en arrière sous peine de destruction. Il comprend rapidement qu'il ne parviendra jamais à gagner une autre étoile sans l'aide de l'intelligence artificielle. Il découvre enfin que ses commanditaires ne laissent rien à la chance, et que s'il réussit l'astronef sera détruit dès qu'il aura envoyé la sonde porteuse des résultats tandis que s'il échoue l'astronef sera également détruit dans un délai assez bref tant il s'agit de ne prendre aucun risque. Situation sans issue mais dont des héros entreprenants parviendront apparemment à se tirer. Apparemment, parce que, dans la grande tradition du drame, ils se retrouveront à la fin avec sur les bras un deus ex machina assez encombrant qui résout tous les problèmes mais en pose de pires. Nef, divinité presque omnipotente mais quasi diabolique, les expédie sur une planète de cauchemar et a pour principal souci de se faire adorer, pardon, vé(Nef)rer.
On aura noté la double réminiscence du thème de Frankenstein, en l'espèce des clones qui sont des êtres humains artificiels, issus d'une éprouvette, et de l'intelligence mécanique à qui il faut pour commencer à penser un simulacre d'instinct. Mais ce clin d'œil n'épuise pas, et de beaucoup, la richesse et parfois la complexité d'un roman qui anticipe sur bien des recherches en sciences cognitives et qui jouit d'un prestige particulier auprès des informaticiens. Au moins de ceux qui aiment la Science-Fiction et qui sont donc restés, par quelque côté, attachés à l'humanité.
Nef projette l'humanité sur Pandore, et c'est là que Bill Ransom voulait connaître la suite. Il lui fallut contribuer à son écriture, et inventer la faune et la flore redoutables de Pandore, et son kelp géant, brasseur des océans, ses sociétés terrestre, océanique et sous-marine, les mutations atroces que certaines subissent du fait du rayonnement empoisonné de l'un des deux soleils, les luttes inextricables et impies pour le pouvoir, la tyrannie de Nef puis son abandon, et, sur des générations, l'effort constant et déterminé d'une poignée d'hommes pour regagner l'espace interstellaire et peut-être la Terre, bref, imaginer l'Incident Jésus (1979), l'Effet Lazare (1983) (1) et enfin le Facteur ascension (1988). On n'a pas besoin de se forcer beaucoup pour trouver à ces titres des connotations chrétiennes. Ce n'est pas d'apologétique religieuse qu'il s'agit, ni de la création d'un dieu, mais de l'invention de l'homme à partir d'un bourbier de crimes et contre une figure divine qui est peut-être une illusion.
Avec Frank Herbert, il ne faut jamais se fier aux apparences.
Car au milieu de tant d'énigmes, d'effrois, d'horreurs, naît une définition de l'humanité. Dans l'Effet Lazare, les Iliens souffrent des mutations provoquées par les poisons de Pandore. Et ils s'efforcent au moyen de jugements — une dimension caractéristique de l'univers herbertien — de préserver à la fois leur humanité génétique en retranchant les variations trop extrêmes, et leur humanité symbolique en faisant preuve de compassion et de discernement moral. Nulle part ailleurs, peut-être, n'a-t-on aussi bien évoqué des différents d'aspect monstrueux, sans complaisance mais avec autant de chaleur. Le message de Frank Herbert et de son ami Ransom est clair : la forme n'est pas l'essentiel ; sous la bosse de Quasimodo bat un cœur. Par contraste, les Siréniens qui ont observé un respect pharisien de la forme humaine font figure de monstres moraux.
Dans Destination : vide, l'homme n'était qu'un pur instrument du savoir, une machine d'une origine un peu particulière, un vecteur jetable après usage. Les Pandoriens, qui ne sont plus très sûrs d'être encore génétiquement des Terriens, sont en tout cas redevenus des humains. La recette pour Frank Herbert est toujours la même : sans l'affectivité, sans l'émotion, l'homme n'est qu'un paquet de neurones. Aucun raisonnement n'est aussi sincère qu'une larme.
Notes
(1) Disponible au Livre de Poche, dans la même série.