Gérard Klein : préfaces et postfaces
Samuel R. Delany : Babel 17
Livre de poche nº 7184, avril 1996
À vingt ans, en 1962, Samuel Delany fait figure d'enfant prodige de la Science-Fiction, d'Orphée noir du space opera. Il vient de publier son premier roman, les Joyaux d'Aptor. Issu d'une famille de la bonne bourgeoisie noire de Harlem où son père est propriétaire d'une entreprise de pompes funèbres florissante, il a reçu une excellente éducation et commencé des études dans une institution prestigieuse qu'il a certes quittée au bout d'un an, pour écrire. Pour mieux ressembler aussi au personnage qui revient régulièrement dans ses œuvres et auquel il s'identifie, celui du poète musicien, synthétiseur au bout des doigts, artiste un peu aventurier, navigateur au long cours stellaire, rebelle assez mauvais garçon porté sur le couteau mais tendre à souhait, adepte des modifications de la conscience et des substances idoines, entre Villon, Rimbaud et Jean Genet, bref un marginal parfaitement respectable de ces années 1960 où bourgeonne le pouvoir des fleurs.
Une fois au moins, dans Babel 17 précisément, il confie ce rôle à une femme, la poétesse Rydra Wong qui exerce un pouvoir spécial sur les mots. Sans doute pense-t-il alors à sa femme Marylin Hacker, en effet poétesse, et dont il reproduit certains textes dans Babel 17. Mais peut-être exprime-t-il aussi un désir plus profond. Car une dizaine d'années plus tard, au travers de quelques remarquables nouvelles et dans quelques romans érotiques fort violents sans aucun rapport avec la Science-Fiction, il exposera sans fard sa bisexualité. C'est un tel plaisir que de parvenir à choquer !
Cela n'empêchera pas Samuel Delany de se retrouver, quelques livres plus tard, hôte d'universités comme écrivain, puis d'en profiter pour devenir à partir de 1988 professeur de littérature comparée à l'Université du Massachusetts. Aujourd'hui replet, auréolé d'une somptueuse barbe grise et d'une chevelure de même abondance et nuance, il s'est mis à ressembler un peu à un hobbit, Bilbo revenu de son périple passer le reste de son âge entre sa cheminée et ses livres.
Samuel Delany, "Chip" pour ses intimes, est un écrivain brillant, attachant et irritant. Mais de quel Delany s'agit-il ? De l'auteur d'histoires de Science-Fiction au fond classiques malgré une verve et une invention poétique qui apportèrent un air nouveau, comme sa trilogie baroque de la Chute des tours, comme Babel 17 (1966) et l'Intersection Einstein, son œuvre la plus surprenante (1967), qui obtinrent tous deux le Prix Nebula, comme Nova (1) (1968) qui est peut-être son roman le plus abouti ? Ou bien de l'écrivain expérimental qui tente, parfois laborieusement et non sans un brin de complaisance, de se donner une autre stature, esthétiquement révolutionnaire, dans Dhalgren (1975), demeuré inédit en français, et à un moindre degré dans Triton (1976) ? Ou enfin de l'universitaire flamboyant, encombré d'honneurs, parfois plus lyrique que méthodique mais souvent pénétrant, qui traite dans ses essais aussi bien de Science-Fiction que d'Antonin Artaud ? Autant de périodes, autant de publics, autant de visages. Ou bien de masques ?
Ce qu'il y a d'irritant chez Delany, c'est que tant de dons, tant de talent, tant de versatilité au double sens, français et anglais du terme, récompensés par une réussite sociale sans équivalent dans l'univers de la Science-Fiction qui s'est manifestée à travers une notoriété quasi immédiate — deux prix Nebula puis un prix Hugo en moins de sept ans —, un best-seller au moins — Dhalgren se vendit aux États-Unis à plus d'un million d'exemplaires — et une chaire de professeur titulaire — ce qui est plutôt rare dans les universités américaines — laissent sur une impression d'inaccomplissement. Il y a toujours un peu de pose dans les incarnations successives de Delany, de cette pose après tout attendue de l'acteur sur la scène, du poète déclamateur, du jongleur inspiré, dont on attend le geste sublime, et qui finit par mimer le geste sublime. Il lui arrivera même de rater ses tours lors d'une excursion prévisible mais peu convaincante dans les marais de la Fantasy.
Le Delany que je préfère, le plus sincère, le plus enflammé, le plus roublard aussi parfois mais avec quelle candeur, et quelquefois maladroit mais avant tant de subtilité, c'est le jeune Delany, entre ses débuts et 1969, l'année où sa nouvelle "Du temps considéré comme une hélice de pierres semi-précieuses" lui valut le prix Hugo.
Babel 17, qui parut en 1966 et qui obtint le prix Nebula, surgit comme une révélation. Samuel Delany était déjà connu, mais il prenait là une autre stature. Dans une collection populaire, un rien bas de gamme et assez décriée (mais qui avait découvert Dick et publié van Vogt, entre autres), "Ace novels", il faisait entrer les sciences humaines dans le space opera sous la forme de la linguistique. Imaginez en somme Derrida au Fleuve Noir.
Il ne renonçait à aucun des délicieux poncifs du genre, mais il les détournait avec bonheur. Et il introduisait avec volupté une réflexion sur la puissance du langage comme objet technologique. Bien avant Roland Barthes et de façon bien plus distrayante, il proclamait que le langage est insidieusement totalitaire, qu'il informe à notre insu nos perceptions et nos conceptions du monde au lieu de se borner à les traduire, que celui qui tient le langage n'est pas loin de détenir le pouvoir. Et enfin que la seule réplique que l'on puisse opposer à cette arme est l'intuition des poètes et leur génie dans le maniement de la langue. La poétesse Rydra Wong est la générale en chef de cette guerre des mots.
Delany n'était pas tout à fait un innovateur en ce domaine. Avant lui, Jack Vance dans les Langages de Pao (2) (1958) avait déjà proposé que la différence entre des espèces étrangères pouvait tenir plus à leurs langues qu'à leurs apparences. Et l'année même de la parution de Babel 17, Ian Watson, dans l'Enchâssement, allait traiter différemment, sans doute de façon plus austère, de la problématique du langage. Sans parler de Georges Orwell (1984 , 1948) et de maints autres.
Mais Delany était le premier à mêler batailles d'astronefs et guerres de mots, à viser et à atteindre deux publics de la même flèche, celui du space opera et celui des intellectuels. Par là, il contribuait à faire rebondir la Science-Fiction vers son véritable âge d'or, celui de la fin des années 1960 et des années 1970, celui de l'innovation jubilante.
Aujourd'hui, Babel 17 est tout simplement devenu un classique sans lequel on ne peut pas bien comprendre l'évolution de la Science-Fiction récente.
Notes
(1) Le Livre de Poche.
(2) Denoël.