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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Michael G. Coney : Charisme

Livre de poche nº 7192, mars 1997

Il y a peu de concepts scientifiques qui aient été imaginés ou même préfigurés par la Science-Fiction avant la science. Des machines, voire des technologies, oui. Des concepts, non. Pourtant il en [Couverture du volume]est un qui semble faire exception, c'est celui des mondes parallèles.

Apparus dès la fin du siècle dernier dans les imaginations fertiles de Wells et de Rosny aîné, puis abondamment repris par les romanciers populaires américains des années 1930 dans les pulps, les mondes parallèles répondirent d'abord à des objectifs conjecturaux : comment décrire des univers différents du nôtre, que permettait l'imagination, où par exemple les lois physiques soient substantiellement étranges, en maintenant une apparence de vraisemblance au delà même de ce qu'autorisaient des déplacements interplanétaires voire interstellaires ? Les spéculations sur la quatrième dimension et les dimensions supérieures dont le XIXe siècle finissant fut friand, vinrent nourrir cet appétit de mondes empilés les uns sur les autres comme les feuillets d'un cahier. Plus prosaïquement, des romanciers plus soucieux de se retrouver tout de suite dans les décors de leurs rêves que d'inventer des technologies débridées pour franchir l'espace, s'empressèrent d'exploiter ce filon. En moins de deux coups de la fameuse cuiller à pot, on se retrouvait au pays des licornes, ou dans celui des cubes pensants et musicaux où les angles n'étaient jamais tout à fait droits mais obscènement obtus.

Dans l'Univers en folie, en 1948, roman aussi génial que jubilatoire, Fredric Brown devait exploiter toutes les licences du thème pour tourner en ridicule les poncifs de la Science-Fiction elle-même. Philip K. Dick lui donna une tournure subjectiviste dans l'Œil dans le ciel  (1) (1957) où chacun a droit un univers qui lui ressemble. Avec Chaîne autour du soleil, en 1953, Clifford Simak ferma pratiquement le ban de façon somptueuse en rouvrant pour toujours la frontière de l'Ouest légendaire et en imaginant une infinité de Terres vierges et dépourvues de population destinées à accueillir de nouveaux pionniers. Robert Reed devait réanimer la tradition en 1993 avec la Voie terrestre, mais en racontant une tout autre histoire.

Non que le thème ait cessé d'être traité. Mais il s'était trouvé une autre légitimité, issue des voyages dans le temps, des paradoxes temporels et des uchronies, c'est-à-dire des mondes où l'histoire a suivi un autre cours que dans le nôtre, le nez de Cléopâtre ayant subi quelque déformation.

La Science-Fiction avait fini par développer, à défaut d'une technologie, une sorte de logique, voire de physique, des univers parallèles.

Or, en 1957, l'année où Dick publia son roman, un étudiant de Princeton, Hugh Everett III, développa dans un mémoire de doctorat une interprétation de la physique quantique qu'il avait peut-être tirée d'hypothétiques lectures de Science-Fiction. Il s'agit de l'interprétation des mondes divergents (many-worlds interpretation) qui a eu beaucoup de succès même s'il est tout à fait impossible, à ce jour, non seulement de réaliser mais même d'imaginer un dispositif expérimental qui permette de la confirmer ou de la réfuter. De nombreux théoriciens de la physique quantique considèrent qu'elle est formellement conforme à la théorie quantique mais qu'elle n'est pas scientifique puisqu'on ne peut pas la mettre à l'épreuve. L'un des plus grands théoriciens du siècle, J.-S. Bell qui définit les inégalités qui portent son nom et liquidèrent le paradoxe d'Einstein, Podolski et Rosen, la qualifia ainsi : Si une « telle théorie était prise au sérieux, il deviendrait presque impossible de prendre au sérieux quoi que ce soit d'autre. » (2) John Wheeler, célèbre cosmologiste, lui accorda sa sympathie puis la lui retira, la trouvant à la réflexion métaphysiquement un peu tirée par les cheveux. DeWitt, un autre physicien dont le nom est souvent associé à la théorie, estime qu'elle n'est pas facile à réconcilier avec le sens commun.

Quoi qu'il en soit, la théorie d'Everett est à peu près la suivante. Lors de l'effondrement de la fonction d'onde de probabilité d'un système quantique, une possibilité, et une seule, est mesurée et se trouve actualisée entre toutes celles que comprenait la fonction d'onde. Où sont passées les autres ? Everett propose que l'univers se divise instantanément, au moment de l'effondrement, entre autant de versions qu'il y avait de possibilités. Il est à noter que du point de vue de la physique quantique, le nombre de ces possibilités peut être grand, voire très grand, mais, puisque les grandeurs ne sont pas continues, qu'il n'est jamais infini, ce qui soulèverait d'autres difficultés. Il est souvent petit. En d'autres termes, l'univers ne cesse pas de se diviser entre d'innombrables mondes divergents dont chacun représente une de ses possibilités actualisées. Il faut bien comprendre que par définition ces univers ne peuvent pas communiquer entre eux, ce qui rend la théorie d'Everett impossible à vérifier.

Pour mesurer la portée et l'intérêt de la théorie, il faut bien saisir que pour un physicien quantique, un système quantique, une particule par exemple, occupe “réellement” (ou peut-être faudrait-il écrire virtuellement) tous les états, c'est-à-dire toutes les positions et tous les niveaux d'énergie, qui lui sont assignés par la fonction d'onde. L'effondrement de la fonction d'onde ne correspond pas à l'élimination d'une ignorance et à la découverte de l'unique état réel de la particule, mais bien à l'évanouissement de toutes les autres possibilités affectées chacune d'une probabilité. Là dessus, des milliers d'expériences convergent et tous les théoriciens sont d'accord. C'est un peu comme si vous aviez, dans une salle obscure, plusieurs expressions simultanées d'une personne et qu'au moment où le flash s'allume et la photo est prise, une seule expression subsiste sur la pellicule. Où sont passées les autres ?

La plupart des profanes pensent que la particule a suivi, hors de toute observation, une trajectoire unique, comme le visage dans la salle obscure, et que c'est le résultat de cette trajectoire inconnue que l'on découvre au moment de la mesure, de l'observation, de la photo. En bref, que si l'on pouvait “voir” la particule dans la chambre close, on s'apercevrait qu'elle suit un chemin bien particulier qui la mène au résultat. Mais ce n'est pas exact. La particule a bel et bien été distribuée entre toutes les possibilités prévues par la fonction d'onde de probabilité, et une succession de particules identiques, dans des expériences identiques, vont révéler tous les états possibles avec une fréquence conforme aux probabilités, et ceci avec une précision extrêmement grande, jusqu'à plus de six décimales, sans commune mesure avec celles que l'on rencontre en macrophysique, celle du monde ordinaire, où l'on dépasse rarement deux ou trois décimales. Si les différences de trajectoire (pour simplifier) étaient dues aux conditions particulières rencontrées par une particule, il y aurait ce qu'on appelle des “variables cachées”, c'est-à-dire des facteurs explicatifs qu'on ne connaît pas, ce qui ne les empêcherait pas d'exister. Mais toutes les expériences conduites depuis plus d'un demi-siècle ont toujours montré de façon consistante qu'il n'y avait pas de telles variables cachées et ont même conduit à de très spectaculaires percées rendant la physique quantique de plus en plus étrange au regard de l'expérience courante et du sens dit commun.

Beaucoup de gens pensent également que l'ignorance sur la position de l'objet quantique, ou sur sa quantité d'énergie, est liée à un effet de boule de billard, l'objet observé étant délogé de sa position ou de sa trajectoire par la particule plus ou moins massive qui a permis de le détecter. Mais un tel effet, parfaitement calculable, relèverait de la physique la plus classique et c'est encore une erreur de conception que de lui attribuer cette ignorance. Tant que cette collision n'a pas eu lieu, on ne peut pas dire du tout où se trouve l'objet, parce qu'il “existe” de façon distribuée entre toutes ses localisations possibles dont chacune, d'après Everett, donnera naissance à un univers très légèrement différent de tous les autres. L'ignorance est exprimée par le principe d'incertitude.

Soit dit en passant, il n'y a pas la moindre place pour l'incertitude dans la physique quantique, contrairement à ce que croient de bonne foi beaucoup de littérateurs, et non des moindres, qui voient dans cette prétendue incertitude un argument contre les exigences de la causalité et parfois la rationalité. Le monde de la physique quantique est complètement rationnel et presque parfaitement causal, au-delà de tout ce que pouvait rêver le plus rigoureux des systématiciens. Rien n'est incertain dans cette incertitude. Le principe d'incertitude énoncé par Werner Heisenberg et Max Planck aurait dû être baptisé principe d'équivalence (ou d'interchangeabilité) entre la mesure de la position et celle de la quantité d'énergie (ou de mouvement). Si vous mesurez de façon très précise la quantité d'énergie (ou de mouvement), vous n'avez qu'une mesure très approximative de la position, selon une relation stricte. Et inversement. Mais si ce principe s'était appelé quelque chose comme cela, il aurait eu beaucoup moins de succès.

Il est très aisé de se représenter la chose. Imaginez une courbe en forme de cloche, une courbe de Gauss, qui caractérise beaucoup de distributions de probabilité, par exemple celle des tailles des militaires : il y en a peu qui sont très petits, il y en a peu qui sont très grands ; le groupe le plus nombreux est celui qui a une taille moyenne.

Faites tourner cette courbe sur son axe vertical et vous obtiendrez une espèce de cloche de jardinier très évasée à la base, qui contient tous les éléments d'une distribution selon leur probabilité. Imaginez maintenant que tous les états possibles d'un objet quantique soient contenus dans cette cloche. La position de la cloche dans l'espace nous renseigne sur la position de la particule qui est quelque part à l'intérieur. Supposons que le rayon d'une section horizontale de la cloche (un cercle) nous indique la quantité d'énergie possible, proportionnelle à la surface de cette section. Nous pouvons opérer une mesure près du sommet de la cloche, où la section sera très étroite, ou près de sa base, où la section sera très large. Si vous pratiquez une coupe très près du sommet de la cloche, vous aurez une très bonne idée de la position moyenne de l'objet quantique puisque la surface sera petite, mais presque aucune de son étendue possible, et donc par hypothèse de sa quantité d'énergie (vous ne savez pas si la cloche est très effilée, ou si elle est très évasée). Si vous pratiquez une coupe très près de la base, vous aurez un plus grand cercle et donc une bonne idée de la quantité d'énergie que la cloche contient, mais une très mauvaise de la position la plus probable puisque l'objet quantique peut se trouver absolument n'importe où dans ce cercle. (Oui, je vois votre objection, il n'y a qu'à prendre le centre du cercle. Mais malheureusement, ce n'est pas possible parce qu'il n'existe plus, et vous ne disposez que d'une grandeur, la surface de la section, bien que les physiciens quantiques soient très malins et s'efforcent de parvenir indirectement à préciser le centre.) Vous pouvez opérer votre coupe plus ou moins haut sur la cloche en y consacrant plus ou moins d'énergie, et donc choisir de privilégier la mesure de la position ou celle de la quantité d'énergie.

Ah, j'oubliais l'essentiel : à chaque fois que vous pratiquez une coupe et donc une mesure, vous êtes obligé de casser la cloche et vous ne pouvez donc pas pratiquer plusieurs mesures sur la même. C'est justement l'effondrement de la fonction, que certains appellent collapse, on se demande pourquoi.

Et si vous ne me croyez pas, vous avez en un sens raison parce que ce que je viens de décrire n'est qu'une image, assez éloignée de ce qu'est réellement le formalisme quantique. Mais j'ai fait ce que j'ai pu, et tant pis pour vous. Quant à Everett, il pensait donc que toutes les possibilités qui se sont évanouies dans cet univers au profit d'une seule, ont chacune créé un univers où s'épanouir. Et ce qui est vrai au niveau microphysique d'une particule doit le demeurer au niveau macroscopique d'un ensemble de particules. Vous ou moi. Tout ce qui est possible a été, est ou sera. Ce qui fait vraiment beaucoup d'univers. Mais cela qui fournit l'argument d'une bonne thèse et de débats passionnés n'est peut-être plus de la science.

La plupart de mes lecteurs trouveront probablement que je me suis égaré bien loin du sujet de Charisme. Mais outre que j'estime que ça en valait la peine, ce n'est pas exact. Le roman de Michael Coney est une merveilleuse illustration poétique du thème des mondes parallèles, de la théorie des mondes divergents, avec en prime une théorie du voyage dans le temps, la fatalité, l'amour et le crime. Coney a fait la synthèse de presque tout ce qui l'a précédé. Et il est pratiquement le seul à avoir tenté d'en proposer, dès 1975, une expression littéraire, si littéraire même et si émouvante, qu'elle semble destinée à tous ceux qui croient ne pas aimer la Science-Fiction parce qu'ils pensent que la science les rebute (et en particulier les exposés comme celui qu'on vient de lire, ou de sauter). Il est frappant que pour illustrer une théorie très abstraite, sinon abstruse, il ait fait appel à des émotions humaines puissantes, l'amour, le sexe, l'envie, le goût du pouvoir, la jalousie, l'intrigue, le meurtre.

Mais il n'est pas tout à fait le premier. Dix ans auparavant, dès 1965, Alain Robbe-Grillet avait appliqué à l'art du roman la physique quantique, ou tout au moins le principe d'incertitude à un crime. La structure du roman pivote, comme un instrument d'observation, autour de quelques observables, un crime, des images érotiques, qui se transforment de page en page, mais qui conservent en quelque sorte leur état d'étant. Que l'assassinat ait été commis avec un pistolet, un couteau, une lanière d'étrangleur, un objet contondant ne change rien à son irréversibilité. Que la fille soit blonde ou brune, mince ou ronde, pâle ou bistrée, japonaise ou européenne, ne change rien à son caractère d'objet de désir. La Maison de rendez-vous (3) est le lieu de papier où se rencontrent les éventualités possibles et multiples d'un même événement. Au bout du rouleau, on ne peut pas dire exactement ce qui s'est passé, mais on sait, sans conteste possible, qu'il s'est agi d'une histoire d'intérêts, de sexe, de drogue et de mort, tournoyant autour des reflets diffractés de ce que Michael Coney dénomme, précisément, un charisme, « une moyenne de tous les mondes », le lieu, pour l'observateur, de l'effondrement de la fonction d'onde.

Je ne sais pas, et je ne saurai sans doute jamais, si Michael Coney avait lu la Maison de rendez-vous avant d'écrire Charisme. Les deux livres sont si différents que cela n'a sans doute pas d'importance. Ils représentent deux états, assez voisins par leur exotisme, de l'ensemble des possibles du roman. Quand vous aurez fini l'un, vous pourrez aborder l'autre. Histoire d'opérer deux mesures préparées par deux expérimentateurs raffinés.

Notes

(1) Le Livre de Poche.

(2) Cité par Paul J. Nahin dans son ouvrage fondamental, Time machines, American Institute of Physics, 1993.

(3) Les Éditions de Minuit, 1965.