Gérard Klein : préfaces et postfaces
Greg Bear : la Reine des anges
Livre de poche nº 7201, septembre 1997
Le décor initial de la Reine des anges est le Los Angeles de 2047. Un monde de nanotechnologie, d'immeubles résidentiels géants, les Krêtes, un monde d'inégalités et de violence bien qu'une bonne partie de la population — la plus aisée — soit “thérapiée” c'est-à-dire neurologiquement traitée pour échapper à tout désordre psychique, à toute déviance, voire à toute souffrance personnelle et à toute inefficience. Ce monde n'est ni une utopie ni un enfer. C'est peut-être une prospective réaliste d'un avenir possible.
Cette scène ne va pas tarder à s'élargir, au fil du roman. Du côté du Tiers-Monde, avec une visite en Hispaniolia, l'État issu de l'unification de Haïti et de Saint-Domingue, et du côté de l'espace sidéral avec l'exploration du système d'Alpha du Centaure par une intelligence artificielle qui est peut-être sur le point d'accéder à la conscience. Ces différents décors se dévoilent à travers plusieurs intrigues exposées en contrepoint pour constituer progressivement un tableau impressionniste du milieu du siècle prochain.
Le lecteur a sans doute reconnu le modèle, Tous à Zanzibar. Le cadre fait penser aussi à certains aspects sociologiques de l'univers Dickien si somptueusement transcrit à l'écran dans Blade Runner. D'un certain point de vue, la littérature de Science-Fiction se divise en deux catégories. Dans la première, une idée unique est poussée dans ses retranchements ultimes, du moins dans ceux que l'auteur parvient à imaginer ; dans la seconde, un tableau total de l'avenir est esquissé. Total plutôt que global en cela qu'il tient par ses détails plus que par ses grandes lignes théoriques. La Reine des anges appartient manifestement à la seconde catégorie. Mais il serait insuffisant de n'y lire qu'un tableau prospectif.
Le principal occupant de ce décor est l'inconscient. Il exsude de partout. Des œuvres littéraires d'Emmanuel Goldsmith, puis de ses crimes apparemment irrationnels, dictés par une irrésistible pulsion de mort ; du désir de Mary Choy, l'inspecteur de police lancée à ses trousses, de changer littéralement de peau ; plus littéralement encore des travaux de Martin Burke, à l'Institut de Recherches Psychologiques, qui visent à permettre l'exploration du Pays de l'esprit ; des sévices psychiques épouvantables infligés par des fanatiques, les Sélecteurs, qui prétendent régénérer la société en pratiquant la torture mentale au moyen des “couronnes d'enf.”.
Mais la présence de l'inconscient se manifeste encore plus profondément. Les “thérapiés” de cette société ont subi volontairement de véritables excisions de parties de leur inconscient, soit par neurochirurgie nanotechnologique, soit par psychothérapie plus classique, dans une perspective ouvertement adaptative et normalisante. Une telle “thérapie” représente un atout majeur dans cette société pour celui ou celle qui s'y est soumise car elle apparaît comme le garant de son honnêteté, de sa sociabilité et de sa capacité. Difficile de ne pas penser ici au fameux Walden Two du psychologue behavioriste américain B.F. Skinner. Et la grande affaire de l'art, celui d'Ernest, l'ami de Mary Choy, c'est précisément de visualiser les fantasmes issus de l'inconscient, de permettre leur partage, leur socialisation, d'abattre plus ou moins définitivement la frontière qui sépare le rêve de la réalité, le conscient de l'inconscient : en somme la psychose comme nouveau champ de consommation.
Enfin, l'inconscient envahit même le monde machinique, puisque la condition d'accession à la conscience d'une intelligence artificielle semble bien être la présence sous-jacente d'un inconscient. On a pu le lui fabriquer de toutes pièces, ou bien lui en greffer une mosaïque de copies effectuées à partir des psychismes de ses créateurs. L'idée, d'ailleurs, n'est pas tout à fait nouvelle puisqu'elle apparaissait déjà dans le très étrange roman de Frank Herbert, Destination : vide.
Du reste, la place de l'inconscient dans la thématique de la Science-Fiction est loin d'être négligeable, comme en témoigne le volume Histoires de mirages de "la Grande Anthologie de la Science-Fiction", même si elle est rarement aussi obsédante qu'ici.
Cet inconscient n'est certes pas l'inconscient freudien. Il emprunte la plupart de ses traits aux rouages et agents introduits par les cognitivistes dans la théorie de l'esprit à partir des spéculations sur l'intelligence artificielle. Il en puise quelques autres dans la psychologie des profondeurs jungienne, en évoquant au passage les incontournables archétypes conjugués au vaudou.
On peut s'interroger sur cette impasse radicale faite sur le Freudisme. Peut-être n'intéresse-t-il pas Greg Bear qui l'ignore royalement ? Peut-être Bear l'a-t-il considéré comme une doctrine respectable mais irrévocablement préscientifique, tout emplie encore des miasmes puritains du XIXe siècle, et insuffisamment technologique ? Ou peut-être encore sacrifie-t-il à la réaction qui conduit presque à condamner la psychanalyse freudienne aujourd'hui aux États-Unis ?
Je me demande, sans écarter les hypothèses susdites, s'il n'y a pas une raison plus profonde. Ce serait que, dans l'individualisme fondamental de sa conception du patient et de tout être humain, la psychanalyse freudienne ne fournit pas de bons objets de fiction, et en particulier de Science-Fiction. Elle propose certes quelques scénarios familiaux dont on sait tout le parti qu'Hollywood a tiré. Mais ces scénarios ne sont que des ponts-aux-ânes qui ont fort peu à voir avec la constitution irréductiblement particulière d'un inconscient.
L'inconscient freudien, ce serait précisément ce sur quoi il serait dangereux de généraliser, de théoriser, ce qui ne veut pas dire qu'il faille absolument s'en abstenir. Ce serait du Réel irréductible, dont on ne sait jamais grand-chose et qui ne se laisse pas manipuler. On peut certes décrire après-coup une psychanalyse, comme beaucoup d'analystes après Freud s'y sont essayés. Mais je doute qu'on puisse inventer, au titre d'un exercice littéraire, une psychanalyse intéressante.
Au lieu de quoi les rouages, archétypes jungiens et agents cognitivistes, permettent par leur belle immobilité et aussi parce qu'ils seraient communs à tout le monde, en somme des pièces d'un meccano psychique, tout un jeu combinatoire propice à l'élaboration de fictions et de décors. En bon écrivain, Greg Bear a choisi le meccano.
Mais ce faisant, il propose de l'humain, de la conscience et de la société, une définition où l'artifice, les mécanismes célibataires, les machines désirantes, tiennent une place telle que le désespoir existentiel est son corollaire et que les seuls personnages sains, ou du moins humains de son livre, pourraient bien être les artistes criminels, Emmanuel et Richard. Ce faisant, il dirait exactement le contraire de ce qu'il semble dire.
Ce qui, tout compte fait, est assez freudien.