Gérard Klein : préfaces et postfaces
Comme Homère, le poète est aveugle [1] . Cette affliction est souvent associée à des bardes et à des prophètes comme si l'occultation du spectacle du monde, imposée par le destin, favorisait un autre regard, interne, posé sur les deux dimensions inaccessibles du passé héroïque et de l'avenir problématique. Ce poète-ci, aux yeux de longue date menacés, dicte dans son rez-de-jardin ses chants à un ordinateur. Ce qui renvoie son œuvre à une ancienne tradition presque entièrement submergée par les séquelles de Gutenberg, celle de la littérature orale. Et cela à un moment où précisément la littérature imprimée semble à son tour menacée d'être subvertie par l'image et le son.
Ce rapprochement n'est pas arbitraire. Il y a chez ce conteur qu'est Jack Vance comme un écho de la littérature orale aussi bien dans la répétitivité de ses épopées que dans la sonorité de ses noms et de ses mots et l'enchaînement de ses phrases. Il écrit souvent à la vitesse où l'on scande.
J'avouerai n'être pas, contrairement à bien de ses lecteurs, un admirateur fervent de Vance mais seulement un amateur, si bien que je n'ai pas lu, et de loin, l'intégralité de son œuvre, à dire vrai considérable, et que je ne me permettrai que quelques notes marginales.
La première sera que si la lecture de ses romans et nouvelles est rarement bouleversante, elle laisse un souvenir plus intense et persistant que l'impression première. C'est que Vance, né le 28 août 1916 et toujours de ce monde, n'est pas un grand constructeur d'intrigues, un scénariste accompli, mais qu'il excelle à proposer des décors et des situations qui marquent d'une trace durable la mémoire comme autant de paysages, ou même de pays, visités jadis, où rien de vraiment mémorable ne s'est produit, mais dont la splendeur et l'étrangeté continueront de hanter le visiteur. Ainsi, j'ai découvert il y a près de quarante ans, dans les pages de Fiction, la Terre Mourante et le cycle de Cugel l'astucieux, et bien que je sois dans l'incapacité absolue de m'en remémorer les péripéties, le tableau d'un soleil hypertrophié et rougeoyant, ne réchauffant plus que parcimonieusement une terre usée aux os apparents, conserve pour moi une acuité surprenante comme s'il s'agissait d'une toile apocalyptique ou peut-être préraphaélite jadis entrevue furtivement dans la pénombre d'un musée mais désormais inscrite dans le décor des songes.
L'œuvre de Vance est ainsi pour moi une galerie de tableaux ou de croquis de voyages. Et Vance est de fait plus à l'aise dans la strophe que dans le roman bien qu'il affectionne les cycles qui sont chez lui composés d'épisodes, tels des colliers de perles. Ses intrigues sont minimales, répétitives, souvent stéréotypées et ignorent les développements imprévisibles, foisonnants et labyrinthiques. Ses séries elles-mêmes ont quelque peu tendance à s'enliser comme s'il y prenait de moins en moins d'intérêt et comme si leur fil ne servait que de support et de prétexte à autre chose. On voit presque toujours où il veut en venir et l'on s'ennuierait même un brin si, ô miracle, la surprise ne se renouvelait toujours du par où il passe. C'est dans le détail que Vance est le meilleur et peut-être inégalable comme le relève Dan Simmons dans une étude sur ce maître des dragons [2] . Simmons relève finement, citant Robert Frost, que Vance étant un poète, la convention de ses histoires, habituelle dans le genre lyrique, n'a aucune importance au regard de la subtilité de ses évocations et de son écriture. Et Simmons insiste sur le fait qu'il ne faut pas lire Vance pour l'histoire, l'anecdote, les péripéties (je grossis le trait), mais en profondeur, avec intensité, pour le travail sur la langue, comme on lit Homère, dont on connaît par cœur les arguments, pour la splendeur des épithètes et la férocité des interprètes.
Puisque j'ai évoqué Cugel l'astucieux et le cycle de la Terre mourante qui se situe dans un avenir effroyablement éloigné, j'en profiterai pour faire un sort à la boutade d'Arthur C. Clarke selon laquelle « toute technologie suffisamment avancée est impossible à distinguer de la magie » [3] . Du point de vue d'un observateur extérieur et superficiel, Clarke a probablement raison. Mais de celui de praticiens de la science ou de la magie, il ne rend justice ni à l'une ni à l'autre. La magie repose sur trois principes, l'existence de forces occultes dotées de conscience, l'usage efficient de paroles et de figures symboliques, l'analogie.
« Selon la conception rationnelle et classique, la magie est l'art de soumettre à sa volonté des puissances supérieures (esprits, génies, démons), de les évoquer ou de les conjurer par des charmes, des enchantements ou des sortilèges, de changer avec leur aide le cours de la nature, de commander aux éléments, d'opérer des faits extraordinaires tels qu'apparitions, transformations, guérisons subites, maladies nouvelles, sentiments irrésistibles d'amour ou de haine, sorts, etc. Pour opérer ces prodiges, les magiciens emploient des procédés mystérieux : gestes, mots, chants, etc., doués d'un pouvoir secret. [4] »
L'auteur de cette définition insiste ailleurs sur l'usage de “signatures” ou de “correspondances” qui relèvent de l'analogie.
Les principes sur lesquels repose la technique scientifique sont trop connus de nos lecteurs pour que nous y insistions.
Il y a donc une différence fondamentale entre science et magie, qui va au fond des choses. Toutefois, nombreux sont les utilisateurs de machines scientifiques qui ignorent presque totalement comment elles fonctionnent. Peut-être faut-il introduire encore une différence entre les mécaniques dont le fonctionnement demeure relativement intuitif (les leviers, les engrenages, la brouette, la machine à vapeur, le lave-linge) et les appareils dont les prouesses demeurent ésotériques (la radio, le transistor, l'interrupteur à effleurement, l'ordinateur à commande vocale, l'ansible, etc.). Si bien que du point de vue de ces utilisateurs ignorants, l'usage de ces dernières applications de théories scientifiques bien connues apparaît magique. Et si l'on regardait d'un peu plus près même les précédentes, on s'apercevrait que les théories qui les fondent demeurent opaques à la presque totalité de leurs bénéficiaires : ainsi les équations de Boltzmann qui éclairent le second principe de la thermodynamique et justifient le fonctionnement d'une machine à vapeur demeurent-elles pour la grande majorité des humains des incantations propitiatoires. En bref, les scientifiques ne sont pas des magiciens, ils s'en défendent même avec une énergie suspecte, mais pour la plupart des gens, il serait plus simple et en somme rassurant qu'ils le soient. L'animisme est profondément inscrit au cœur de l'âme humaine. Mais comme l'a écrit Bonaventure d'Argonne dans ses Maximes et réflexions de Monsieur de Moncade (1691) « S'il n'y avait point de fourbes au monde, il n'y aurait guère de sorciers. »
Mon cycle préféré de Jack Vance, parmi ceux que j'ai lus, demeure la Geste des Princes-Démons, récemment reprise dans cette collection. Le ressort en est plus ou moins emprunté au Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas dans la mesure où il s'agit d'une vengeance familiale : le héros, Kirth Gersen, va pourchasser et finalement exécuter un à un les coupables de l'assassinat de sa famille. Il y en a cinq, d'où les cinq volumes [5] . L'intérêt du cycle (ou bien de la série, voir plus loin) ne tient donc guère à l'intrigue qui se répète avec plus ou moins de bonheur ni à la personnalité du héros qui n'évolue guère, mais entièrement à la richesse des décors et des sociétés décrites, parfois passablement loufoques et aux particularités assez extrêmes des vilains. Le cadre général est celui de l'Œcumène, une société galactique fort diverse et décentralisée située environ mille cinq cents ans dans notre avenir, qui préfigure l'Aire Gaïanne (donc à partir de la Terre, Gaïa) et qui sert également de décor à de nombreux romans de science-fiction de Vance [6] . L'Au-delà ou l'Extérieur est un espace sans foi ni loi où tâchent de s'enrichir aventuriers et criminels. C'est évidemment là que Gersen ira le plus souvent traquer ses Princes-Démons.
À mes yeux, un des plus grands charmes de la geste tient à son épitexte [7] , c'est-à-dire aux (fausses) citations d'ouvrages savants qui ornent l'ouverture des chapitres. Elles fournissent au touriste d'utiles précisions sur les mœurs et l'état des sociétés de l'Œcumène. Cet épitexte s'inspire sans doute de celui imaginé par Frank Herbert pour Dune qui commença à paraître en 1963 dans Astounding Science Fiction, ce Frank Herbert encore obscur dont Vance est l'ami et qu'il s'amuse manifestement à parodier avec génie (à moins que ce ne soit l'inverse et que Herbert ait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de cette formule).
Le lecteur de la série pourra être dérouté par un surprenant changement d'identité et même de nature entre le premier et le deuxième volume de la série dans notre édition. Le vilain du Prince des étoiles (the Star King), Attel Malagate dit le Monstre, bien qu'occis à la fin de ce volume, a changé d'identité pour devenir (brièvement) Grendel Le Monstre au début du suivant, la Machine à tuer (the Killing machine). Mais il y a plus surprenant : alors que les Princes-Démons sont explicitement des Étrangers non-humains dans le premier volume, ils deviennent plus classiquement des criminels humains dans les quatre autres. C'est que le texte du premier volume correspond à la première version qu'en a donné Jack Vance en 1963 lors de la parution dans le magazine Galaxy, texte qu'il révisa à l'occasion de la publication en volume en 1964, année où fut édité également la Machine à tuer. Le Palais de l'amour (the Palace of Love) sort en 1966, l'année du Monde d'azur. Mais il va falloir attendre treize ans et 1979 pour lire le Visage du démon (the Face), et 1981 pour voir s'achever la série avec le Livre des rêves (the Book of dreams). Ce curieux hiatus demeure sans explication.
Alors la Geste des Princes-Démons, cycle ou série ? La parution récente d'un excellent livre d'Anne Besson, D'Asimov à Tolkien : cycles et séries dans la littérature de genre [8] relance l'intérêt de la question. Elle y étudie le fonctionnement des cycles et séries des points de vue de l'auteur et du lecteur en retenant quelques exemples empruntés à la science-fiction (Asimov, Le Guin, Robinson et Simmons), à la fantasy (Tolkien et King) au roman policier (Frank, Vautrin, Ellroy et Izzo). Elle opère une distinction fine entre séries et cycles, les séries étant fondées sur une discontinuité de l'action dans un même décor et ses épisodes pouvant se lire indépendamment tandis que les cycles reposent sur une certaine continuité de l'action au fil d'un temps prenant une dimension quasiment historique. Les séries font appel au désir du lecteur de retrouver une même situation de départ tandis que les cycles lui permettent de poursuivre une histoire sans fin. Anne Besson montre bien que les fonctionnements des espèces littéraires ne sont pas sans conséquences sur le choix par l'auteur de l'une ou l'autre approche : le policier incline vers la série (les exploits de Sherlock Holmes ou d'Arsène Lupin), tandis que la science-fiction avec son vaste horizon temporel prédispose au cycle (Dune et ses suites, de Frank Herbert). Bien entendu, cela n'exclut pas des transgressions et des positions intermédiaires : par exemple la série des romans d'Iain M. Banks qui ont pour toile de fond galactique la Culture, permet en principe la découverte indépendante ou dans un ordre quelconque de ses épisodes, mais devient bien un cycle si l'on considère que son sujet principal est la découverte progressive des attributs de la Culture et que ses épisodes dessinent, de façon certes assez ténue, une histoire. Les analyses attentives d'Anne Besson qui connaît véritablement les œuvres dont elle traite laissent place à toutes les nuances.
Ce qui nous intéresse ici, c'est que la Geste des Princes-Démons relève à l'évidence à la fois du cycle et de la série selon le regard qu'on porte sur ses volumes. Elle procède du cycle par son cadre galactique, un peu par la progression du héros qui poursuit une tâche jusqu'à son achèvement, et au fond surtout par son épitexte et ses descriptions de planètes et de sociétés étranges (à nos yeux) qui nous font progressivement découvrir à travers une dynamique une partie de l'Œcumène et de l'Extérieur. Mais par sa répétitivité déjà signalée qui résulte en partie de ce que le héros mène chaque fois une enquête policière et doit démasquer le criminel dont il cherche à tirer vengeance mais aussi de la compulsion à la répétition qui s'exprime dans ses aventures sentimentales, la Geste s'apparente à une série. Cependant ses éléments peuvent assez difficilement se lire indépendamment et il est préférable de commencer au moins par le Prince des étoiles qui introduit le ressort de l'ensemble. Au fond, la Geste relève de la science-fiction par son décor et du policier par son action [9] , ce que traduit bien sa construction, vérifiant les conditions exposées par Anne Besson.
La seule réserve que j'émettrai sur le travail d'Anne Besson concerne l'insistance qu'elle met à attribuer au goût du lucre de l'auteur et de l'éditeur la production de séries et de cycles. Elle entame son chapitre II par cette affirmation :
« Le cycle romanesque constitue une réponse à des enjeux commerciaux, dans la lignée de l'apparition de la “littérature industrielle” sur support journalistique et en parallèle aujourd'hui avec des expériences équivalentes dans d'autres médias. »
Elle admet toutefois plus loin que la pression des lecteurs, qui n'est pas exempte de retombées commerciales, constitue un autre vecteur. Les choses me semblent beaucoup plus complexes. Si la pression des amateurs et, en découlant, celle des éditeurs font peu de doute dans les cas de Sherlock Holmes et d'Arsène Lupin dont les créateurs occultés par leurs créatures ont souhaité en vain se débarrasser, et si la motivation financière a joué un rôle dans la rédaction des Enfants de Dune après le succès international de Dune et du Messie de Dune, ces circonstances n'expliquent pas tout et sont loin d'être généralisables. Anne Besson aurait-elle évoqué ce genre de facteurs à propos de la Comédie humaine (alors même que les soucis financiers constants de Balzac lui sont une forte incitation), des Rougon-Macquart d'Émile Zola (vingt titres), du cycle de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust ou des Thibault de Roger Martin du Gard (neuf volumes) : on peut en douter. Et cela la conduit à qualifier de littérature “populaire” les cycles et séries dont elle traite. Malgré les précautions qu'elle prend, le terme introduit une stigmatisation ne serait-ce que par la dichotomie qu'elle établit entre deux catégories de la littérature là où je ne vois pour ma part qu'un continuum [10] . Le Seigneur des anneaux relève-t-il vraiment, en raison de son succès aussi inattendu pour l'auteur que pour l'éditeur, de la littérature “populaire” [11] ? Et les holmesiens qui ont prolongé de pastiches les exploits du fameux détective n'avaient-ils en tête que des enjeux commerciaux ?
La science-fiction parce qu'elle ouvre sur les immensités de l'avenir incite au cycle en dehors même de toute considération commerciale. Écrire une Histoire du Futur est une tentation bien connue : Robert Heinlein, James Blish et Poul Anderson y ont cédé tandis que Michel Demuth en a ébauché une esquisse. Isaac Asimov et Frank Herbert en ont projeté dans l'avenir lointain. Il est difficile de leur prêter une motivation purement commerciale à côté de l'hubris qui peut tout simplement saisir un écrivain à l'idée de survoler siècles et millénaires. Jack Vance n'a sans doute jamais envisagé de brosser une Histoire du futur mais plutôt une cartographie ou une ethnographie d'une Galaxie imaginaire qu'il n'a cessé d'enrichir. La rédaction sur 18 années du cycle des Princes-Démons est peu compatible avec l'hypothèse utilitariste d'Anne Besson sauf dans le cas où les deux premiers volumes auraient connu tardivement un succès extraordinaire, ce qui n'est pas avéré. Il est beaucoup plus vraisemblable que Vance a abandonné la Geste après les trois premiers volumes puis qu'il y est revenu treize ans plus tard ; peut-être pour satisfaire un public fervent mais patient, ou plus simplement pour achever de remplir un contrat moral passé avec son héros [12] .
Ainsi la Geste balance entre deux genres, le space opera et le roman policier. Ce qui nous amène à une autre question fréquemment posée. L'œuvre de Vance relève-t-elle de la science-fiction ou de la fantasy ? La question ne se pose pas pour certains pans comme le cycle de Lyonesse qui se réclame explicitement de la fantasy à travers le mythe arthurien. Mais elle ne peut pas être écartée pour le vaste cycle galactique, fort divers voire disparate, qui ne néglige pas les dragons [13] , fait fort peu référence à des sciences positives et privilégie les conflits et batailles chers aux amateurs de fantasy. Mon sentiment est cependant que toute cette partie de l'œuvre de Vance ne procède pas de la fantasy parce qu'elle ne met pas en scène un monde malade que le sacrifice d'un héros va guérir, c'est-à-dire rétablir dans son état initial, anhistorique [14] . On n'y rencontre pas non plus de manichéisme ontologique.
À mon point de vue, le modèle de Jack Vance est à rechercher du côté des récits de mer, des aventures de corsaires et de pirates. Les étoiles sont des phares, les planètes des îles, les Krakens des Kragens à défaut de serpents de mer, et les méchants tantôt des Cyclopes, tantôt des compagnons de la flibuste. Pendant la seconde guerre mondiale, il a été marin, dans la marine marchande. Cet Ulysse connaît les îles et la variété de leurs mœurs. Ce qui en fait un sociologue ou un ethnologue de l'imaginaire, et pourquoi pas un ethnopoète ? Il affectionne en tout cas le “roman planétaire” (planetary romance), sous-espèce particulière de la science-fiction qui permet à l'auteur de se constituer en petit démiurge et de se créer à chaque roman ou nouvelle un monde inédit à sa fantaisie. En quoi il s'établit dans la lignée d'Edgar Rice Burroughs, voire d'Abraham Merritt et de Clark Ashton Smith.
Vance affecte de mépriser l'exploitation littéraire de la science ou du moins ce qu'il appelle avec dédain le gadget scientifique, qui fonde pourtant la science-fiction. Mais on rencontre dans son œuvre au moins deux exceptions que je tiens pour ses deux plus belles réussites, les Langages de Pao et un Monde d'azur.
Les Langages de Pao [15] (1958) est un hommage rendu à la linguistique, et même à la psycho-socio-linguistique, qui dépasse en pertinence la Ballade de Bêta-deux [16] et Babel 17 [17] de Samuel Delany. C'est probablement le chef-d'œuvre de son auteur et le livre où il exprime aussi le plus rudement son pessimisme à l'endroit de l'espèce humaine et de ses organisations politiques.
Le second, qu'on va lire, publié sous diverses formes entre 1964 et 1966, est une sorte d'hymne à l'ingéniosité humaine. Jetés, sans qu'on sache très bien si c'est à la suite du naufrage d'une astronef-prison ou d'une évasion, sur une planète océan, des repris de justice de toutes disciplines ont fait souche, ce qui évoque les peuplements coloniaux de l'Australie, de la Tasmanie et de la Nouvelle Calédonie. Ils se sont même aménagés un petit paradis n'était un protecteur mafieux assez redoutable, le Roi Kragen, monstre marin semi-intelligent qui exige sa ration d'éponges en attendant de réclamer son Andromède et de trouver son Persée. Mais comment réinventer la technologie nécessaire pour l'affronter, sur un monde où le défaut de terre signifie l'absence de métal ?
Ces deux titres au moins ancrent définitivement Jack Vance aux rivages de la science-fiction.
Mais est-il pour autant un bon écrivain de science-fiction voire tout simplement un bon écrivain ?
Par certains côtés, on peut en douter. Ses romans paraissent souvent écrits au gré quelque peu erratique de l'inspiration. Bien qu'il ait publié assez peu de nouvelles, c'est dans la forme mi-longue de la novella qu'il semble le plus à l'aise et ses romans ressemblent souvent à des assemblages de textes plus courts. John Clute et Malcolm J. Edwards relèvent dans l'article consacré à Vance dans l'Encyclopedia of Science Fiction que son souffle semble s'épuiser au fil de ses cycles, comme s'il s'ennuyait à les poursuivre, et qu'il puise ses intrigues dans les ressorts les plus éculés des pulp magazines. Dan Simmons, dans son panégyrique [18] , reconnaît à Vance des problèmes de construction.
Mais qu'est-ce qu'un bon écrivain ?
Homère est-il un bon écrivain avec ses clichés qui se répètent à longueur de chant, du genre « l'aurore aux doigts de rose » et « la mer couleur de vin » ? Et les références changent avec le temps. Stendhal a mis un bon siècle à passer pour un bon écrivain. Robert Louis Stevenson qui n'est pas sans rapport avec Vance (bien qu'il lui soit à mon jugement fort supérieur) a été d'abord méprisé. Wells fut traité de journaliste, mais on le lit toujours.
Si un bon écrivain est quelqu'un qui respecte la syntaxe comme fait un agrégé de grammaire, et agence ses récits selon une rhétorique éprouvée, observant les canons narratifs des auteurs qu'on étudie dans les classes, alors les bons écrivains pullulent aujourd'hui en France bien que leurs œuvres soient dépourvues du plus mince intérêt.
Un bon écrivain est celui qui assemble des mots, ou raconte avec eux quelque chose, comme personne ne l'a jamais fait auparavant. Certains des plus grands, comme James Joyce dans Ulysse et Finnegans Wake, ou Samuel Beckett, sont allés si loin dans cette voie qu'ils l'ont murée : s'ils ont des thuriféraires, des épigones, voire d'innocents plagiaires, à défaut de disciples, ils ont édifié des impasses plutôt qu'ouvert des perspectives. Peut-être était-ce leur ambition, d'aller où personne ne saurait sérieusement retourner ?
À l'opposé, je tombe par accident au moment où j'écris ces lignes sur une citation surprenante de Conan Doyle [19] qui vise à définir, par exclusion, la bonne littérature :
« Le reproche que je fais aux romans policiers est qu'ils ne font appel qu'à un certain registre de notre imagination — l'invention de l'intrigue — au détriment de la peinture des personnages. Une œuvre littéraire digne de ce nom est celle qui donne le sentiment d'avoir tiré un bénéfice de sa lecture. Et je ne crois pas que quiconque puisse prétendre avoir tiré un quelconque bénéfice, dans le sens noble où je l'entends, de la lecture de Sherlock Holmes, bien qu'on puisse y passer un moment agréable. »
On sait que Doyle est vexé que ses nouvelles policières aient eu plus de succès que par exemple ses romans historiques. Mais qui se souvient vraiment de ces derniers alors que son détective est entré au panthéon des personnages en compagnie d'Achille et de Godot ?
Ainsi la bonne littérature serait, à l'entendre, celle qui nous assure un bénéfice, c'est-à-dire celle qui nous apprend quelque chose. Après quelques siècles de littérature psychologique et même sociologique, il est permis d'en douter. La littérature nous a rarement renseignés explicitement sur les ressorts profonds, inconscients, des êtres humains même si implicitement, comme l'a montré Freud, elle en portait les secrets.
Quel serait donc le bénéfice de la lecture des Sherlock Holmes ? Peut-être bien à côté de leur nouveauté, de l'invention d'un personnage, le bénéfice du plaisir, dont celui de penser, ce qui déjà ne serait pas rien. Et de surcroît, cette constatation déjà soulignée que Sherlock Holmes, on ne l'a pas oublié. Comme pour les héros d'Homère, la valeur suprême, c'est l'éternité de la gloire. Et tant pis pour une vie brève, voire pour une courte qualité.
Ce qui nous ramène à Vance. Car les mondes de Vance on ne les oublie pas non plus. Vite oubliés les agencements quelque peu indigents de ses récits, restent les décors de ses planètes et les mœurs étranges de ses sociétés qu'il décrit — ou construit — avec le détachement amusé d'un entomologiste.
Peut-être bien que notre Homère ironique des confins galactiques est un écrivain si résolument mineur qu'il en devient grand.
NB : Cette nouvelle édition d'un Monde d'azur a fait l'objet d'une traduction entièrement nouvelle, due à Patrick Dusoulier, et conforme au dernier état du texte, établi à l'occasion du projet VIE [20] (Vance Integral Edition) dont Patrick Dusoulier est l'un des organisateurs.
Notes
[1] Caveat lector. Le lecteur qui redouterait de voir dévoiler dans cette préface certains ressorts du roman qui la complète aurait raison et il est prié de la considérer comme une postface et de la lire seulement après ce roman.
[2] In les Univers de Jack Vance, hors-série de la revue Bifrost, septembre 2003.
[3] Cette “troisième loi de Clarke” figure dans son essai de prospective Profiles of the future (1962). Malheureusement, elle a disparu de l'édition française Profil du Futur (Encyclopédie Planète, Retz 1964) tragiquement amputée comme beaucoup d'ouvrages publiés par cet éditeur.
[4] Article "Magie" du Dictionnaire pratique des sciences occultes, Marianne Verneuil, Les Documents d'Art, Monaco, 1950.
[5] Dans l'ordre, le Prince des étoiles, le Livre de poche nº 7262, la Machine à tuer, le Livre de poche nº 7261, le Palais de l'amour, le Livre de poche nº 7297, le Visage du démon, le Livre de poche nº 7268, le Livre des rêves, le Livre de poche nº 7270. J'espère que le lecteur ne nous tiendra pas rigueur de l'inversion des numéros de collection intervenue sur les deux premiers titres.
[6] On trouvera les précisions astronomiques souhaitables sur l'un des nombreux sites consacrés sur la Toile à Jack Vance, notamment celui de Jacques Garin.
[7] Sur la notion d'épitexte et son usage par Frank Herbert, voir ma présentation du Cycle de Dune, dans l'édition "Ailleurs et demain : la Bibliothèque".
[8] CNRS éditions, 2004.
[9] Et l'on sait que Vance a écrit quelques romans exclusivement policiers.
[10] Si l'on tient absolument à une dichotomie, je l'établirai entre une littérature “légitimante” qui correspond à la définition de l'identité et à la diffusion des valeurs de la classe dominante, et les autres littératures “non légitimantes” dont la littérature proprement industrielle, si la chose existe, ne représente qu'une petite partie. On lit les secondes tandis qu'on “relit” toujours la première qu'on est supposé avoir fréquentée si l'on est un tant soit peu éduqué.
[11] Même si, comme l'expose très scrupuleusement Anne Besson, l'éditeur Unwin (alors petite maison très sérieuse voire guindée) a joué son rôle dans l'élaboration du cycle en pressant Tolkien de lui livrer un manuscrit, il ne s'est pas comporté autrement qu'un Gallimard envers nombre de ses auteurs parmi les plus légitimants.
[12] Une autre possibilité qui irait dans le sens d'Anne Besson serait celle d'un changement d'éditeur qui aurait accepté de rééditer la Geste à la condition que l'auteur la complète, ainsi peut-être à l'occasion du passage chez Daw. Je ne dispose là-dessus d'aucune indication certaine.
[13] Malgré son titre, les Maîtres des Dragons, réédité chez Denoël en 2004, un des sommets de l'œuvre vancienne, appartient au méta-cycle galactique.
[14] Je fais référence ici à la théorie de John Clute et John Grant dans leur Encyclopedia of Fantasy, Orbit, 1997. Voir aussi ma préface au roman de Michael Coney, le Gnome.
[15] On le trouvera dans une nouvelle traduction de Brigitte Mariot dans l'excellent recueil les Maîtres des dragons. Ce recueil a pour pendant Emphyrio, non moins excellemment édité (Denoël, 2004).
[16] Le Livre de poche nº 7060.
[17] Le Livre de poche nº 7184.
[18] Dans le hors-série de Bifrost déjà cité.
[19] Le Monde des livres du 24 décembre 2004.
[20] L'objectif du Projet VIE est de réaliser une édition de l'œuvre de Jack Vance corrigée et complète, en 44 volumes, constituant ainsi un archivage physique permanent de ses œuvres en langue anglaise. Les textes en sont corrigés sous l'égide de l'auteur, de son épouse Norma et de son fils John, et constituent la Version Autorisée de l'œuvre de Vance. Elle n'a pu être menée à son terme que grâce à la passion d'amateurs dispersés entre trois ou quatre continents et réunis par la magie de la Toile. Pour une présentation complète du projet, de ses modalités originales de fonctionnement, et de l'acquisition éventuelle de cette édition à tirage très limité, on se reportera au site <vance.jack.free.fr/>.