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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires de machines

Livre de poche nº 3768, octobre 1974

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Qu'est-ce qu'une machine ? Quand l'outil disparaît-il pour faire place à la machine ? La question peut sembler purement rhétorique, mais à moins de la poser il paraît difficile de comprendre les [Couverture du volume]relations ambivalentes qui se sont établies au cours des derniers siècles entre les humains et un environnement technologique foisonnant. Ces relations s'expriment, comme on pouvait s'y attendre, avec une particulière netteté dans la littérature de Science-Fiction.

L'outil apparaît comme un prolongement, un complément de l'être humain, un membre supplémentaire. Bien qu'il ne soit pas moins “artificiel” que la machine, il bénéficie d'un préjugé favorable. Il paraît simple, soumis immédiatement à la volonté de son utilisateur. Il n'en va pas de même pour la machine. Trois traits me semblent la caractériser et expliquer la méfiance de l'homme — notamment du technicien — à son endroit. Ce sont l'articulation, la répétition et la présence d'une source de force autonome. L'articulation, cela veut dire que la machine est composée de pièces, qu'elle est capable d'un mouvement interne, à la ressemblance d'un être vivant, cela signifie aussi qu'elle est complexe, que son principe de fonctionnement et de montage ne peut pas être saisi d'un seul coup d'œil ; elle contient une part de mystère. La répétition, cela implique, d'une part, qu'une machine est en elle-même indéfiniment reproductible, qu'on peut aligner des armées de machines semblables, et, d'autre part, qu'une machine est susceptible de répéter les mêmes effets, les mêmes gestes, à l'infini, sous réserve de son usure. La présence d'une source de force — qui peut être alimentée par une énergie venant de l'extérieur, comme l'électricité — anime la machine, la dote d'une sorte d'autonomie et fait en sorte qu'elle peut, “profitant” d'un moment d'inattention de son conducteur, lui échapper, se comporter de manière vicieuse et finalement l'entraîner dans une catastrophe.

L'usage, ou plutôt la déviation littéraire de ces trois traits, fait aussitôt penser à une métaphore : celle de la machine considérée comme un être vivant, comme un animal redoutable et peut-être mal dompté. L'inanité évidente de cette métaphore ne peut empêcher qu'elle soit constamment présente dans la littérature et jusque dans la conscience quotidienne de milliards de gens. Les liens émotionnels qui s'établissent entre un automobiliste et sa machine s'adressent moins de toute évidence à un monceau de métal travaillé qu'à la monture qui se cache derrière. Et lorsque quelqu'un gratifie d'un bon coup de poing un appareil de radio ou de télévision, c'est moins dans l'espoir hasardeux de rétablir un “faux contact” que dans celui de punir un animal indocile et de lui faire entendre raison. L'apparition de machines dotées non plus seulement d'une autonomie de mouvement mais encore d'une certaine capacité d'organisation, grâce au progrès de la cybernétique, n'a fait évidemment qu'aggraver les choses. Ce qui n'était que métaphore paraît devoir entrer dans la réalité, et la machine semble pouvoir devenir un être vivant, voire même un être intelligent, conscient.

Mais la métaphore organiciste de la machine a un revers, social, celui-là. Comme la machine, la société moderne apparaît comme complexe, incompréhensible ou plutôt insaisissable, articulée à l'infini, comme répétitive car ses éléments structuraux paraissent, toujours identiques à eux-mêmes, s'additionner dans le vertige et parce qu'elle exige des hommes qu'ils deviennent des reflets, des copies parfaites d'un modèle unique, et enfin comme autonome, c'est-à-dire comme mue par une force et suivant un dessein qui échappent entièrement à ceux qui prétendent l'habiter. Ce n'est pas par hasard que l'on parle si couramment de la machine sociale ou des rouages de la bureaucratie.

Pris entre ces deux métaphores, coincé entre quelque chose qui lui ressemble du point de vue de son organisation sans lui ressembler dans son image comme fait le robot, et qui lui paraît plus solide, moins fatigable que lui, et la même chose qui le domine et paraît mieux adaptée que lui aux exigences de l'économie, l'homme moderne ressent quelque malaise. Et il est remarquable que l'homo technicus perçoive autant et plus ce malaise que le profane. La plupart des auteurs de Science-Fiction qui disposent d'une réelle culture scientifique ou technique se sont essayés à traiter le thème de la machine. Ils lui ont pour ainsi dire toujours donné une issue pessimiste : l'homme ou la machine sont défaits et, le plus souvent, c'est l'homme. Or ils savent très bien qu'aucune des deux métaphores appliquées à la machine n'a de fondement réel. Ce qui n'est pas moins frappant, c'est que la machine n'a pas ce rôle tragique lorsqu'elle cesse d'apparaître sur le devant de la scène, d'être le thème même de l'histoire. La Science-Fiction est une littérature indissociable de l'âge de la machine. Aucun des exploits qu'elle chante ne serait concevable sans l'aide de machines, sauf peut-être, et encore, le développement de pouvoirs parapsychologiques. Ainsi, tant qu'elle est désignée comme moyen, la machine est une chose bonne et désirable. Mais dès qu'elle devient le sujet d'une histoire, elle devient maléfique et en quelque sorte diabolique. Il y a dans un aussi brusque retournement de quoi donner à réfléchir.

Il n'est pas moins remarquable que le sens du robot, ce “presque homme”, soit tout différent. Les histoires de robots sont d'autant plus sombres que le robot s'apparente davantage à une machine et peuvent s'éclairer d'autant plus qu'il se rapproche de l'humain. Le robot est une machine que son apparence sauve. À endosser la livrée humaine, il finit par absorber les valeurs humaines, quelles qu'elles soient. La machine, elle, n'en a cure. Sa seule valeur est la logique et la logique terrifie les hommes modernes, non parce qu'elle serait destructrice en elle-même, mais parce qu'elle tend à abolir les différences de point de vue, la relativité des vies et des expériences. La généralisation de la logique, c'est la mort, et l'empire des machines préfigure bien l'enfer.

Ces trois traits, articulation, répétition et autonomie motrice suffisent presque à définir toutes les nouvelles du présent recueil. Ainsi, dans "le Réacteur Worp", la machine est-elle insaisissable, incompréhensible presque par définition puisque son créateur ne l'a sans doute pas comprise lui-même, et, comme telle, elle engendre la pire de toutes les frustrations intellectuelles, celle de ne pas pouvoir reproduire. De la même manière, le calculateur électronique de Clarke, dans la nouvelle "Dans la comète", se révèle peu digne de confiance : il abandonne au pire moment ceux dont la vie dépend de son fonctionnement. Sur un autre mode, "la Machine à poésie", de H. Nearing, déçoit l'attente de son créateur. Et comme dans les deux cas précédents, c'est la complexité de la machine qui fait que sa “réponse” n'est ni prévisible ni fiable. Décidément, on ne peut pas s'en remettre aux machines.

Le thème de la répétition est encore plus abondamment illustré. La possibilité de reproduire une machine transforme ses effets dans la société, comme le montre "l'Alternative" d'Algis Budrys : contrairement à ce que pensaient les écrivains du siècle dernier, même un génie ne peut conserver longtemps le monopole d'une machine. Mais c'est aussi la capacité de reproduire mécaniquement l'ouvrage humain qui menace la primauté de l'homme jusque dans sa création : ainsi dans "Portrait de l'artiste par lui-même", de Harry Harrison, et dans "le Procès de la Machine", de Daniel Keyes. La première de ces histoires fait un curieux écho à ce que dut être le désespoir d'un copiste médiéval face aux premières presses à imprimer. En s'emparant des métiers humains les uns après les autres, les machines rendent inutiles, sans objet, les hommes qui ont confondu leurs vies avec leur métier et qui ont donc tendu, dans l'inconscience, à se constituer d'eux-mêmes une image de machine. Redoutable tendance où les précipiteraient volontiers les machines elles-mêmes ; ainsi "le Twonky" où un appareil surgi par accident de l'avenir conditionne à leur rôle de citoyens béats et productifs tous les êtres humains qui lui tombent sous le rouage : la machine fait dès lors l'homme à son image, et l'ouvrier qui a fabriqué le Twonky se range pour dormir sous son atelier. Enfin, Damon Knight dresse, d'une façon peut-être trop saisissante pour être pleinement convaincante, la fresque d'un effondrement de l'économie puis de la civilisation, dû au pouvoir reproducteur presque infini d'une petite machine, le Gizmo. La machine est bien ici, littéralement, ce qui ôte toute valeur à tout objet. Mais la démonstration n'est pas entièrement satisfaisante parce que Damon Knight, qui n'est pas un scientifique, a laissé de côté le problème des biens périssables, c'est-à-dire à long terme de tous les biens. Même si l'on dispose d'un gadget qui permette de dupliquer un œuf ou une pile électrique, encore faut-il que l'œuf d'origine soit frais et la pile chargée. Au bout de quelques semaines, il n'existerait plus dans une société dominée par le Gizmo d'œuf propre à la consommation, ni au bout de quelques mois de piles utilisables. Ou de pneus, ou même de vêtements. L'instantanéité de la reproduction change — et à la limite détruit — le système d'échange, mais elle n'abolit pas le système de production. Il est surprenant que personne ne paraisse s'en aviser dans la nouvelle de Knight. En fait, il est deux domaines où l'invention du Gizmo aurait bien les effets annoncés : celui des signes monétaires, mais une parade serait vite trouvée par exemple sous la forme d'une monnaie électronique, et surtout celui du livre. Il est difficile de ne pas songer à MacLuhan en lisant le texte de Knight et de ne pas voir dans le Gizmo une figuration de la menace qui pèse, selon l'auteur de la Galaxie Gutenberg, sur l'imprimé, ce produit par excellence de la machine, du fait des modes de communication et de reproduction électroniques. L'effondrement que décrit Knight est celui d'une civilisation fondée sur l'imprimé et accessoirement sur les droits de reproduction des œuvres littéraires, comme il l'indique clairement lui-même dans l'épisode de l'amateur de “fanzines”, ces petites revues d'amateurs.

Enfin, l'autonomie de la machine apparaît dans presque toutes les histoires. Simple autonomie énergétique dans "Tout avoir" et dans "le Twonky", autonomie de bête fauve dans "les Autos sauvages" de Roger Zelazny, dans "Escarmouche" de Clifford D. Simak, et dans "le Ruum" d'Arthur Porges. Mais autonomie beaucoup plus poussée, beaucoup plus vicieuse dès que l'on a affaire à des ordinateurs plus ou moins complexes et plus ou moins ambitieux, comme dans "un Logic nommé Joe" de Murray Leinster, "l'Autre jungle" de Brian Aldiss et "la Réponse" de Fredric Brown. Ici se dessine l'exploitation puis l'asservissement de l'homme par la machine. Non satisfaite d'être l'égale de l'homme et de le remplacer, la machine entreprend de devenir son maître. Et son autonomie énergétique et logique est garante de son succès. En d'autres termes, l'homme aurait mis en marche un processus qu'il ne contrôlerait plus, processus dans lequel il est assez aisé d'apercevoir une allégorie de l'histoire. En transformant radicalement les conditions de production au cours des quelques derniers siècles, en remplaçant le produit manufacturé par le produit industriel et la valeur d'usage par la valeur du marché, l'essor technologique a dissipé une illusion de l'histoire-qui-serait-faite par les hommes ou par quelques hommes puissants ou éminents. Mais il en découle que l'histoire paraît être devenue incontrôlable, dénuée de sens, à l'image d'une machine folle ayant perdu son conducteur et errant dans un espace homogène de la répétition et de la quantité. Vision assurément sombre, moins en elle-même qu'aux yeux de ceux qui se sont faits de l'histoire une conception différente, celle d'une locomotive bien domestiquée et filant à fière allure le long d'une voie bien rectiligne. Mais vision corrigée par la présence de deux atouts dans la manche de l'homme.

Le premier, c'est la limite que leur constitution même impose aux machines, ainsi qu'il apparaît dans "Facteur limitatif" de Clifford D. Simak et dans "le Ruum" de Porges. Dans la mesure où il ne prétend pas à l'absolu, l'homme peut toujours faire un pied de nez aux machines qui prétendent à la perfection. Le second, c'est ce vieil allié de l'homme contre tout ce qui le menace dans la nature : l'outil. Dans le conflit qui oppose l'homme aux machines, son rôle devient rapidement déterminant. Dans "Portrait de l'artiste par lui-même", c'est l'homme et sa plume affrontés à la machine à dessiner. C'est "Dans la comète", l'homme et le boulier qui triomphent des incertitudes de l'ordinateur. Et c'est enfin, dans "Escarmouche", l'homme armé d'un simple tuyau de plomb qui attend, confiant, l'assaut des machines rebelles.