Territoires sans carte
La plupart des gens avertis admettent ce principe : la carte n'est pas le territoire. Cela évite bien des confusions dans le domaine de la pensée. Il est indispensable de séparer clairement dans l'esprit des gens ce qui est symbole de ce qui est réel.
Ce n'est pas, par exemple, parce que notre identité fait l'objet d'une carte que cette carte la représente. Ce n'est pas non plus parce que nous possédons une carte de crédit que nous avons du crédit. Ni une carte de membres parce que tout le monde n'en a pas forcément quatre. Il est possible de posséder un chien robot pourvu de cartes à puces qui ne se gratte pas. Il n'est pas interdit d'écrire des cartes postales sans les poster. On peut être au chômage tout en possédant une carte de travail. Les deux choses sont bien séparées. En fait, ces cartes évoquent le bonneteau, où le joueur, manipulé par un bonneteur, est incapable de deviner laquelle il devrait choisir.
À la limite, on peut même dire : ce n'est pas parce qu'une ville est sur la carte qu'elle existe. J'en ai vu de rasées par les bombes, d'autres d'où la population avait fui pour marasme économique. Sans habitants, une ville est privée de sa définition.
Si l'on examine en profondeur le concept de carte, le nombre d'aberrations dans ce domaine est quasiment illimité. Tout le monde sait qu'une carte de visite sert justement à ne pas visiter la personne à qui on la remet. Par exemple, lorsqu'un écrivain en glisse une dans son nouveau livre en manière de dédicace : hommage de l'auteur absent de Paris, rien n'indique qu'il se trouve ailleurs. Contrairement à la carte blanche où rien n'est écrit, mais qui autorise le possesseur à l'utiliser pour n'importe quel usage.
Quant à la carte de parti, on y souscrit lorsqu'on souhaite y rester, ce qui semble contradictoire. Une carte de transport ne signifie pas systématiquement qu'on est transporté.
Marcel Aymé, en inventant la notion de carte de temps pendant l'occupation allemande avait audacieusement anticipé. Dans son esprit, le rationnement de la durée d'existence quotidienne par un régime totalitaire pouvait s'imposer par l'attribution de tickets donnant droit à un certain nombre d'heures de vie ; de cette manière, les bouches inutiles comme les enfants, les femmes (à l'époque où elles ne votaient pas), les retraités ne grignotaient plus abusivement le temps des actifs, sauf ceux qui l'achetaient au marché noir.
Qu'en est-il à ce sujet de la carte de séjour ? Pourquoi doit-on séjourner avec une carte alors qu'on se trouve déjà sur un territoire. Dans un avenir prochain, le gouvernement français pourrait transformer la notion d'étranger, même la supprimer par une simple modification de la loi.
Jusqu'ici, il y avait cinq sortes d'étrangers, les résidents temporaires, les résidents ordinaires, les résidents privilégiés, les Algériens, jouissant d'un statut particulier puisqu'ils avaient été français mais ne l'étaient plus tout en l'étant encore un peu, les ressortissants de l'Union européenne qui entrent sans carte sur notre territoire, sans compter les étrangers qui ont obtenu leur nationalisation et qui, de ce fait, changent de carte et d'identité, plus les assignés à résidence, les condamnés qui portent un bracelet électronique dont la situation est loin d'être claire.
Quant à la carte de travail dont la durée n'est pas superposable à la carte de séjour, elle introduit des variantes complexes au sein de la jungle administrative. À cause d'un manque de juridiction limpide, l'absence aussi bien que la possession d'une carte implique une réelle insécurité. C'est pourquoi je propose que ces multiples distinctions deviennent obsolètes !
En exigeant un changement radical. Les gouvernements du monde entier n'en attribueraient plus que deux : une carte de séjour tant que vous êtes en vie. Une carte de faire-part lorsque vous ne l'êtes plus. Ainsi, comme il n'y aurait plus de sans-papiers, cela réduirait les frais de reconduite à la frontière des étrangers en situation illégale.
Grâce à la mise en place d'un système informatique international, cette décision répondrait au souhait profond de simplifier les subtiles divergences d'interprétation qui existent entre symbole et réalité. Un individu, enregistré par ordinateur, est résumé à un certain nombre de oui et de non. Ce qui constitue un énorme progrès. Car au temps de la mécanographie, nous n'étions représentés que par des cartes perforées.
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