Jacques Spitz & Pierre Véry : un vrai plaisir
Un vrai plaisir de recevoir le même jour un livre et une revue des éditions Joseph K. Le premier est d'une rare surprise, puisque c'est un inédit de Jacques Spitz, retrouvé par Clément Pieyre, l'homme qui creuse des tunnels dans les archives de la BnF pour y déposer d'anciennes bombes spéculatives pas encore désamorcées.
Quel intérêt, pensera peut-être un amateur de S.F., d'éditer un rapport sur la Situation culturelle en France pendant l'occupation et depuis la libération ? Parce que la plongée dans cet univers apportera à un vrai lecteur, né après les années cinquante, une telle impression de dépaysement qu'elle surpasse bien des œuvres qui se publient actuellement. Citons, par exemple, ces lignes extraites de son journal intime qui évoquent le démarrage subtil d'un roman postcataclysmique :
On se lève, l'électricité est coupée ; on se lave, le savon ne savonne pas ; on veut se raser, les lames sont infectes ; le cirage des chaussures se refuse à briller ; le papier hygiénique vous crève sous les doigts ; rien à mettre sur un pain noir qu'il faut tremper dans un liquide à peine sucré qu'on baptise café… dehors, les stations de métro qu'on voudrait utiliser sont fermées, les boutiques sordides, à moitié vides, jamais plus repeintes, étalent à la craie ou à la peinture blanche les noms des produits qu'elles ne contiennent plus ; pas de vin, plus d'allumettes, pas de lait, pas de beurre ; des gens tristes et hargneux, ayant perdu jusqu'à la force de se plaindre, se déplacent dans une capitale vide, aux rues trop grandes, traînant leurs galoches de bois et leurs loques usées devant les cinémas qui affichent : représentation unique à sept heures, comme dans le dernier des villages que visitait jadis la lanterne magique… À peine si à la sortie des cinémas, vers neuf heures, un petit troupeau de fantômes porteur de lampes électriques s'éparpille dans les rues voisines. Le rire a disparu, des menaces de mort sont affichées en deux langues sur presque tous les murs. Et je ne parle pas des maisons vides, des monceaux de planches clouées en place des carreaux, des échafaudages déserts, des vitrines rétrécies n'offrant plus que des étalages factices, des grotesques affiches de propagande, des journaux grands comme une feuille de papier à lettres, de la misère des véhicules, sorte de chaudrons ambulants, qui parviennent encore à rouler sans qu'on sache comment.
Nul doute que cette atmosphère délétère de société industrielle en décomposition a dû inspirer Ravage à René Barjavel. Dommage qu'un certain pétainisme préécologique l'ait inoculé.
Très intéressant aussi, le portrait de l'édition après la Libération. D'abord, l'absence de papier qui provoque une vraie difficulté pour les écrivains à publier, pour les lecteurs à acheter en raison d'une hausse des prix de 1 à 4. Un projet d'importation réciproque de livres pour 500 000 dollars entre les États-Unis et la France. Des détails sur la mise au pilori d'écrivains collabos par le Comité d'épuration, etc.
Ce qui m'amène à parler du numéro 13 de la revue Temps noir, consacrée aux littératures policières, où le même Clément Pieyre publie une correspondance de Pierre Véry avec son éditeur et surtout un échange de lettres entre Véry et Jacques Spitz.
Pierre Véry fut un de mes dieux littéraires quand j'avais quinze ans ; quand je me suis mis à ne plus croire en rien, ce devint l'un de mes inspirateurs tutélaires. Alors, de voir qu'il correspondait avec Jacques Spitz, l'un des écrivains qui me fit désirer d'écrire de la Science-Fiction avant la lettre, c'est-à-dire d'en avoir l'esprit, m'excita prodigieusement.
Si vous vous attendez à lire de profondes réflexions sur la littérature spéculative, je crains que vous ne soyez frustré. À part quelques réflexions sur les romans de l'un ou de l'autre, peu de grandes envolées sur la création d'une œuvre. Par contre, si vous voulez savoir ce que fut la condition d'un écrivain après la dernière guerre, vous ne serez pas déçus.
À cette époque, Véry, qui s'aperçoit que ses livres sont quasiment épuisés et ne sont pas réédités, attaque les éditions Gallimard pour leur faire rendre gorge. Le vieux Gaston, qui a plus d'un tour dans son sac — ses descendants ont pieusement conservé son code génétique —, prétend qu'un hangar inondé près de la Seine contient les romans de Véry mouillés, donc inutilisables mais pas épuisés. D'autre part, la crise du papier l'empêche de les réimprimer. La plupart des lecteurs de ce blog ne croiront pas que les mœurs éditoriales des années trente, quarante, cinquante, exigeaient que les auteurs qui publiaient un livre s'engagent sur sept autres et plus par tacite reconduction, sans pouvoir en proposer ailleurs. Véry, piégé, se débattait, sachant qu'après son grand succès du Pays sans étoiles, ses livres se vendraient. Le procès a lieu. Véry gagne. Il réclamait cinq cent mille francs, il en reçoit quarante mille et récupère ses droits.
Spitz, plus rêveur, se débat mollement. Lire ses lettres témoigne du désenchantement douloureux de celui qui, après avoir publié ce chef-d'œuvre qu'est l'Œil du purgatoire, souffre de voir que son nom n'est plus porteur, que le “genre” (c'est dit en toutes lettres) qu'il défend passe aux oubliettes.
Tous deux se plaignent que les lecteurs ne sont plus ce qu'ils étaient.
Quinze ans plus tard, la Science-Fiction naissait en France.
Aujourd'hui, plus de contrats draconiens, une liberté absolue de l'écrivain pour publier où il voudra. Par contre, les droits d'auteur minimums de 10 %, et plus si succès il y a, sont réduits d'un tiers, voire de la moitié. Publiés par milliers, les romans qui se vendaient quelquefois sur dix ou vingt ans, restent un mois à l'étal des libraires.
Les éditeurs sont devenus des industriels, l'écrivain est demeuré celui qui s'abandonne à son plaisir sinon à sa passion, à qui la grâce d'être publié est parfois accordée. Les lecteurs ne sont plus ce qu'ils seront quand le souffle du numérique aura balayé le passé.
Quant à la Science-Fiction qui a totalement imprégné la société, elle hiberne.
Vous pensez que je suis amer. Pas du tout. Comme le disait à peu près Mark Twain : la différence entre la fiction et la réalité, c'est que la fiction doit prouver qu'elle est réelle.
C'est fait ! Mais l'histoire n'est pas terminée.
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