Anthologie virtuelle
Au tout début des années quatre-vingt, les animateurs du fanzine français Fantascienza, déjà désireux en quelque sorte de s'affranchir des onéreuses notions d'éditeur, d'imprimeur et de papier, avaient tenté de susciter quelques anthologies virtuelles. Il s'agissait, pour l'amateur ayant un thème SF à cœur, de rédiger une courte préface pour faire les présentations, simplement suivie d'une liste de références indiquant où aller lire tel ou tel texte déjà publié qui ferait honneur au sujet. Fantascienza se chargerait alors de diffuser les deux sous forme de simple fiche ou autre méthode qui restait à déterminer.
Une circulaire expliquant le processus fut largement distribuée parmi les spécialistes du genre, à qui l'on donnait ce faisant une liberté de choix qu'ils n'avaient pas dans un contexte plus pécuniaire, eux qui ne gagnaient de plus pas grand-chose quand ils arrivaient à caser enfin et par hasard un sommaire dans la collection "les Trésors de la Science-Fiction" chez Galligrasseuil.
Bilan de l'opération : néant. Pas une réponse, pas même un accusé de réception. À part Marc Michalet qui suggéra oralement qu'il aurait bien aimé faire quelque chose sur SF & solipsisme s'il avait le temps — luxe qu'il n'a manifestement pas eu —, personne ne proposa quoi que ce soit, n'envisagea même de réfléchir à l'éventualité.
Un quart de siècle plus tard, et avec l'aide de l'internet — qui est justement la méthode qui restait à déterminer —, la proposition tient toujours. Supprimons simplement l'obligation de préface parce que, quand même, oh, c'est du boulot, pour voir si les choses prennent mieux ainsi, et donnons ci-dessous en exemple quelques parcours de lecture qu'on pourrait un instant envisager dans ce cadre.
Ces mois-ci nous suggèrent un omnibus contemporain qui rassemblerait trois romans récents dont les auteurs ne savent sans doute pas qu'ils font dans la Science-Fiction, puisque leur intention est manifestement sociale et politique, mais qui pourraient être lus autrement et surtout convenablement par les amateurs du genre :
- Nicoléon, roman, de Serge Sautreau, situé en 2034, est le journal du Héros libéral dans toute son essence, de l'homme du Travail et de la Grande Concurrence. Il a totalement privatisé l'économie et le monde lui doit ses bénéfices, qui aurait coulé sans lui dans la fainéantise ;
- l'Inversion de Hieronymus Bosch de Camille de Toledo, retrace la résistible ascension d'un pionnier dans l'industrie du plaisir, qui déclenche, malgré lui, une insurrection d'abstinence et de chasteté, fresque onirique, satirique et cruelle d'une régression capitaliste dans un monde rétréci, à l'américaine ;
- les Enfants du plastique de Thomas Clément, nous présente le puissant PDG d'Unique Musique France, à qui tout semble réussir, qui décide pourtant, à la surprise générale, de lancer Intestin, un groupe de punk-rock déjanté et incontrôlable, véritable pavé dans l'univers culturel aseptisé de l'année 2010.
- L'excellentissime Ted Chiang n'a d'égal que Greg Egan, c'est dire. On n'a pas lu grand-chose de lui en français, ces dernières années, mais on le retrouve avec joie dans le numéro 41 de Bifrost avec un extrait du recueil la Tour de Babylone que Denoël nous promet depuis des arns. Au sommaire dudit recueil : "Division by zero" ;
- L'excellentissime Robert Charles Wilson n'a d'égal que Ted Chiang, c'est dire. On a surtout lu en français ses romans Darwinia, les Chronolithes, Blind Lake ou bientôt Spin, mais ses nouvelles sont tout aussi percutantes, rassemblées dans le recueil the Perseids qu'on aimerait voir traduit au Bélial’. Au sommaire dudit recueil : "Divided by infinity".
On se surprend à imaginer un petit volume qui rassemblerait ces divisions aux formes indéterminées qui nous font entrevoir ce qu'il advient en SF lorsque l'on passe à la limite (curvalisme).
- "Nulle part à Liverion", au sommaire de l'anthologie les Passeurs de millénaires, nous décrit l'insupportable selon Serge Lehman : un monde rendu aux multinationales qui le régentent sans retenues, dans l'horreur du consommable. Pour fuir, un seul lieu qui échappe au GPS et à Google Earth avant la lettre (le texte date de 1996) ;
- "la Cité du Soleil", au sommaire du recueil homonyme, nous décrit le désirable selon Ugo Bellagamba : un monde rendu aux multinationales qui le régentent sans retenues, dans le bonheur du consommable. Pour fuir, un seul lieu qui échappe au GPS et à Google Earth pendant la lettre (le texte date de 2003).
Découverts simultanément, ces univers absolument semblables suscitent le même rejet chez le lecteur mais pour des raisons diamétralement opposées : souffrance de l'exclusion ou ignominie de l'intégration.
Quoi d'autre ?
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.