Roma fugitiva
Dans "la Fin du big bang" de Claude Ecken, repris au sommaire des Passeurs de millénaires, le sixième volume de l'anthologie francophone du Livre de poche, certains personnages passent périodiquement et involontairement au cours de leur vie d'un univers parallèle à un autre sans jamais revenir à leur environnement de départ. On les repère parfois, parce qu'ils n'ont pas entièrement actualisé leurs connaissances historiques, en remarquant par exemple qu'ils sont persuadés que Charles Martel a repoussé les Arabes à Poitiers en 732 alors que le reste du monde sait bien qu'il s'agit des Sarrasins.
On peut s'interroger sur sa propre appartenance à ce groupe de voyageurs malgré eux lorsque pour une raison ou une autre on évoque les dernières paroles de Caius Julius Cæsar telles qu'habituellement rapportées : « Tu quoque, fili. ». C'est ce qu'il aurait dit à Marcus Junius Brutus aux Ides de mars 44 en le reconnaissant parmi les assaillants venus l'assassiner, ce qui est confirmé par Aperto libro, par les Mots du latin du français et par le module Locutions latines de Myriade, version moderne et électronique des pages rousses du Petit Larose. En effet, de vagues souvenirs d'une éducation classique nous reviennent pour nous dire qu'en fait, c'est plutôt par « Tu quoque, mi fili. » qu'il aurait conclu, ce qui est quand même foncièrement différent !
Une grande enquête s'imposait donc et, comme la Camver de Lumière des jours enfuis ne sera disponible qu'en 2033, c'est, bien qu'il ne soit né qu'entre 63 et 74 et n'ait donc pas vu l'ours, vers Caius Suetonius Tranquillus qu'il faut se tourner pour consulter le paragraphe LXXXII de Vita Diui Iuli dans son texte original latin : « si tradiderunt quidam Marco Bruto irruenti dixisse: καὶ σύ τέκνον »
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Kai su teknon, mais c'est du grec ! Cela veut bien dire « toi aussi enfant » et la traduction latine qui nous est parvenue est supportable, mais cela nous apprend surtout que, dans cet univers-ci, le latin n'a été utilisé que tardivement, à l'époque des cuisines uniquement, et que tous les hauts faits d'armes de la Rome éternelle et de ses douze Césars reviennent à la civilisation hellénique et non aux descendants de Remulus et Romus.
Houps, voilà une connaissance précieuse qui nous permettra de continuer à passer inaperçu mais qui nous fait cependant jeter un regard indécis sur De peur que les ténèbres, Roma æterna ou même l'Empreinte des dieux. À un niveau plus large, elle nous fait nous interroger sur la société actuelle et son soi-disant culte de l'à-peu-près : toutes ces erreurs, ces approximations, ces galimatias, ces travaux de gougnafiers, ce refus généralisé d'accorder la moindre importance à la compétence, ne s'agirait-il pas plutôt là de la manifestation obligée d'un melting pot d'un genre nouveau ? L'immigration de provenance parallèle est peut-être si importante que le savoir ne peut plus être reconnu en tant que tel puisqu'il varie presque d'un individu à l'autre et qu'il ne peut donc absolument plus y avoir consensus ? Au-delà de la perception historique, c'est tout qu'il faut remettre en question en faisant taire les experts, et jusque dans les notions banales comme l'erreur de grammaire ou la faute d'orthographe.
Le propre d'un texte de Science-Fiction réussi, comme "la Fin du big bang", c'est de faire voir le monde autrement. La prochaine fois que quelqu'un se trompera lourdement en notre présence, nous nous dirons toujours « D'où il sort, celui-là ? » mais en connaissant intimement la réponse à cette question…
Commentaires
Je m'inquiète soudain de la composition de la galette de sarrasin si grandement prisée dans ma Bretagne d'adoption.
Quant à la prévalence du Grec dans la Rome classique de notre continuum, n'exagérons rien. Comme les esprits cultivés de son temps, César était bilingue grec et latin mais c'est tout de même en latin qu'il écrit le De Bello Gallico (que j'ai relu récemment, mais en français, et qui dans le genre féroce Fantasy n'est pas mal) et ses autres livres, peut-être dans l'espoir de devenir un best-seller dans les classes françaises à partir du xviie siècle. Cicéron écrivait en latin, et Sénèque, puis Tacite et quelques autres. Ils apprenaient le grec comme nous l'anglais, par snobisme.
Mais ce qui m'amuse davantage, c'est qu'en substituant un khi au kapa, on passe de l'enfant (avec connotation affectueuse sans doute ironique dans la circonstance) à l'art vulgaire des artisans et à la science appliquée. Et donc à la Science-Fiction. Le pouvoir d'une lettre. Il permet de passer d'un univers à l'autre.
J'ajouterai que pour un romain de la classe dominante, le grec permettait de débattre entre soi sans risquer d'être compris par le vulgum pecus, comme nous quand nous échangeons en paonien.
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