Ishiguro Kazuo : Auprès de moi toujours
(Never let me go, 2005)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
L'instance qui préside actuellement pour la francophonie aux préfixes ISBN procède à une évaluation quantitative lorsqu'elle répond à une nouvelle demande. Aux éditeurs sans grandes intentions, elle donnera, avec joie, des numéros de la forme 2-9500000-0-0 ; à ceux qui se manifestent un peu plus, elle attribuera, du bout des lèvres, des 2-900000-00-0 ; pour ceux, enfin, qui ont un plan de carrière, elle concédera, la mort dans l'âme, des 2-84000-000-0. Ces précautions n'ont manifestement pas été suffisantes car la zone 84000-89999 s'est retrouvée voici quelque temps fort embouteillée, et qu'il a donc fallu, pour retrouver un peu d'air, tronçonner la plage supérieure 200-699, prévue pour les éditeurs à cent mille livres potentiels dont on ne parle même pas ici, pour en extraire 350-399 qui aboutit à des numéros jamais vus précédemment, de la forme 2-35000-000-0. Mais comme il s'agissait là d'une simple prévoyance, et qu'il reste encore apparemment des entrées en 84000-89999, on constate que l'instance mentionnée ci-dessus effectue maintenant — et c'est nouveau — un choix qualitatif implicite : à qui aura grâce à ses yeux, elle remettra du 84000-89999 ; à qui n'aura su lui plaire, elle balancera du 35000-39999.
En librairie, dans le rayon littérature générale, sans jeter un œil aux quatrièmes de couverture ou écouter la critique, on peut donc maintenant élaborer une stratégie objective d'évaluation avant achat : choisir un auteur qui n'est plus un débutant, a une certaine notoriété mais n'est pas encore au stade du radot ; repérer de lui un livre qui est fabriqué dans la tradition, ce qui n'est plus évident de nos jours (page de garde, page de faux-titre, page de titre, titre courant, folio, achevé d'imprimer, début de partie en belle page, typographie et orthographe, cahiers cousus, indications d'origine, argumentaire sachant se tenir, etc.) ; vérifier que l'éditeur est relativement nouveau et qu'il prend quelques risques à cette publication ; enfin, et c'est de loin le plus important, s'assurer que l'ISBN est bien dans la tranche 84000-89999…
C'est le cas pour Auprès de moi toujours d'Ishiguro Kazuo : l'auteur, déjà désigné comme bon citoyen littéraire par une médaille des gouvernements britanniques et français, n'est cependant pas très âgé ; le dos du livre, d'occasion et qui en est manifestement à sa deuxième lecture, n'est pas encore cassé ; les marges sont suffisantes, les lettrines se font discrètes et le corps de texte n'est pas abusif dans un sens ou dans un autre ; la couverture aux tons sépia tranche élégamment sur le vulgaire des tables d'exposition ; les éditions des Deux Terres n'ont qu'une vingtaine de titres à leur actif et se veulent internationales et de qualité ; et puis, et puis, l'ISBN arbore avantageusement son 2-84893-019-5.
Arthur Schopenhauer, eh oui, nous rappelle que : « L'art de ne pas lire est très important. Il consiste à ne pas s'intéresser à tout ce qui attire l'attention du grand public à un moment donné. Quand tout le monde parle d'un certain ouvrage, rappelez-vous que quiconque écrit pour les imbéciles ne manquera jamais de lecteurs. Pour lire de bons livres, la condition préalable est de ne pas perdre son temps à en lire de mauvais, car la vie est courte. »
. Nous apprenons donc, après achat et avec un déplaisir certain, qu'Auprès de moi toujours, pourtant, comme on l'a vu, sélectionné de manière absolument scientifique, dans l'ignorance et donc l'objectivité la plus totale, était en mars numéro 2 sur la liste des meilleures ventes de l'Express. Faut-il immédiatement renoncer à la lecture ? Quelque chose nous dit que non, qui n'est pas bien difficile à imaginer. Il a effectivement transpiré ici ou là qu'il s'agissait en fait de Science-Fiction, ou plutôt que non non, il ne s'agissait surtout pas de Science-Fiction, ce qui a bien sûr contribué à nous attirer davantage. Bon, allons-y, ouvrons.
Et débarrassons-nous d'abord de l'aspect mainstream, qui fait cependant l'un des intérêts certains du livre et le rend très attachant : dans le sillage du Messager de Joseph Losey et Harold Pinter, de High hopes des Pink Floyd, ou d'un nombre sans doute incommensurable de romans, il s'agit d'une histoire d'enfance perdue à tout jamais dans la campagne anglaise, du récit infiniment nostalgique d'un passage tentant et redouté à l'âge adulte, où chaque phrase que dit l'un est disséquée par l'autre avec obsession pour en trouver les multiples significations et implications, où toutes les situations se répondent par un détail à des années d'intervalle, s'éclairent et s'obscurcissent mais sans rien laisser jamais au hasard. Petits bruits, petites fureurs, petites vies, on est très loin de Shakespeare mais on ressent bien là que le destin des soi-disant grands de ce monde n'a guère d'intérêt face aux délices du tous les jours, que cent mille soldats en marche n'existent pas devant une main qui effleure une joue pour y secourir une larme.
Putain, c'est beau. On s'tire ? Pas tout de suite, non. On ira jusqu'à la fin car les éléments science-fictifs ne sont pas immédiatement transparents pour l'amateur éclairé. Alors que tout est suggéré par petites touches, et bien qu'on le devine quand même un peu à l'avance, on découvre officiellement et brutalement p. 217 que les protagonistes sont des clones. Mais bien des scénarios restent cependant possibles, relativement incompatibles entre eux : on apprend en effet qu'il y aura don (réserve d'organes prêts au réemploi ?), mais aussi accompagnement (confirmé par le titre : celui-là m'a plu ; j'en veux toujours un pareil auprès de moi) ; on voit que l'enseignement prodigué dans l'institut insiste lourdement sur les arts et les lettres (clones de peintres renommés ? de poètes célébrés ?) mais bizarrement pas sur les sciences. Alors ? Alors ?
Alors, tout se saura bien sûr, dans un décor et une ambiance qui correspondent parfaitement au nom de l'éditeur français : les Deux Terres. Le décor, c'est une Angleterre uchronique de la fin des années quatre-vingt-dix, un peu beaucoup fasciste sans doute, celle que nous a montrée Kim Newman, ou Ken McLeod, où le pareil est toléré s'il est utile mais le supérieur inacceptable et condamné. L'ambiance, c'est celle du Tombeau des lucioles, l'auteur étant d'origine japonaise (石黒 一雄), avec cette incroyable indifférence de la société pour le destin de certains de ses membres, et l'absolue soumission de ceux-ci au futur banal et atroce qui leur est proposé.
Clones animés, avez-vous donc une âme, qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? Finalement, tout se résoudra à la démonstration que oui, oui bien sûr, oui absolument. Mais y a-t-il encore nécessité d'un tel message ? La Science-Fiction explorant ces territoires depuis des dizaines d'années pour arriver globalement et voici bien longtemps à la même conclusion, est-il bien nécessaire de répéter sous déguisement en faisant croire que c'est nouveau ? C'est en tombant dans la rue sur une affiche qui explique en termes simples et manipulateurs que non, ça n'est pas bien de battre sa femme, non — en plein xxie siècle ! —, que la réponse nous est donnée. Mais bien sûr qu'il faut répéter, mais bien sûr qu'il faut réexpliquer, mais bien sûr qu'il faut taire qu'il s'agit de SF pour ne pas traîner les repoussantes casseroles traditionnellement attachées au genre. Et c'est tant mieux si le livre est bien placé au hit parade de l'Express. Car il y a urgence, le second avènement que l'on nous promet depuis deux millénaires étant enfin là sous un jour méconnaissable. Il s'agit maintenant de former au plus vite les masses, celles qui se lavent, qui n'ont ni le temps d'écrire ou de lire de la SF puisqu'elles dirigent le monde et vont organiser les prochaines campagnes éducatives. On comprend donc enfin l'universalité et la banalité des situations exposées, qui ont plus de chance d'être reconnues et faites siennes par le lecteur. Lecteur auquel le personnage principal s'adresse d'ailleurs directement, le prenant à témoin, lui demandant si pour lui les choses se sont passées ainsi, si c'était bien comme ça, renforçant alors l'identification jusqu'à ce qu'il comprenne que lui aussi fait partie du livre, qu'il aurait pu écrire et dire la même chose, qu'il en est un autre, ou plutôt qu'il n'est pas autre mais pareil, qu'il est pareil et qu'il est même.
Commentaires
Heu ? Peut-être t'emportes-tu… Tout ça c'est des clonneries, moi je dis !
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